Chapitre 17 - Dans le cockpit

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Deux heures plus tard

Je me suis lassé d’écrire, alors je me suis assis sur mon lit. L’ordinateur sur mes genoux, je scrute l’écran désespérément vide. Le vieux a coupé le contact, et je ne sais comment interpréter son comportement. Seul dans un avion, au beau milieu de l’océan, entre l’Angleterre et la France, sans avoir jamais piloté le moindre coucou de sa vie, il ne semble pas inquiet le moins du monde. À sa place, je serais mort de trouille. Et pour couronner le tout, il me coupe le sifflet, le black-out complet.

C’est incompréhensible.

J’en suis là de mes réflexions quand l’image apparaît à nouveau sur l’écran, l’image et le son. De voir le nez de l’avion toujours à l’horizontale et le bruit du moteur me réconforte.

Crowley ne s’est pas crashé, c’est déjà ça.

Je constate que le soleil est bien à la droite du cockpit, preuve que l’avion remonte vers le nord. Crowley a bien intégré les conseils d’Owen. Il semble de bonne humeur puisque je l’entends pousser la chansonnette.

Quel drôle d’olibrius ! Voilà qu’il se met à chanter, alors qu’il devrait faire dans son froc. Holà, c’est quoi ça ? Qu’est-ce qui se passe ? L’image se met à tanguer dans tous les sens, puis la ligne bleue du ciel disparaît laissant la place à des nuages. L’avion monte à la verticale, pivote sur lui-même et tombe à pic. Il traverse le nuage et fonce droit vers l’océan. Il va se crasher.

— Crowley, qu’est-ce qui vous arrive ?

— Non, non, monsieur Logan. Ne vous inquiétez pas. C’est super, j’ai compris le fonctionnement de toutes ces manettes et je m’amuse comme un petit fou.

— Vous êtes certain ?

— Oui, oui ! Ne vous inquiétez pas, je vous dis. Je garde le contact avec vous, comme ça, vous serez tranquille. Quand je rentrerai dans la baie de Bristol, je vous avertirai et vous n’aurez qu’appeler monsieur Lawson pour qu’il m’aide à atterrir.

— Si vous le dîtes. Mais, s’il vous plaît, arrêtez la voltige.

— D’accord, je me calme. À tout à l’heure, termine Crowley puis il se remet à chanter comme si piloter cet avion est aussi facile que conduire une voiture.

Incroyable, on dirait qu’il a fait ça toute sa vie. Et voilà qu’il chante, cette vieille baderne. Enfin, pour l’instant, mais quand viendra l’atterrissage, ce sera une autre paire de manche. En somme, c’est un sacré cadeau que je lui offre. Il a l’opportunité de vivre une aventure fantastique, peut-être la dernière de sa vie, mais quelle aventure !

Je me surprends soudain à envier ce vieux débris, moi, William Logan, écrivain connu (d’un seul livre), avec une vie désespérément monotone. À part mes deux voyages en Inde, mon cœur n’a jamais rebondi dans ma poitrine, la peur du danger ne m’a jamais submergé. Même en fouillant dans ma mémoire, rien ne me vient à l’esprit. Rien, pas même un événement aussi insignifiant que le vol d’une pomme à l’étalage de l’épicier du coin. Trop sage William. Trop respectueux de la loi, William.

Maintenant que j’y pense, c’est vrai, où est-ce que j’en suis de mon journal ? Voilà, j’ai trouvé, poursuivons :

« Mes parents ont toujours formé un couple uni, aimant et choyant l’enfant unique que j’étais. Quand je récapitule le cours de ma vie jusqu’à ce jour, je ne trouve rien dans leur comportement qui puisse éveiller une rancœur, causer une blessure, une de ces blessures qui ne cicatrisent jamais et qui font les grands artistes, les peintres géniaux et les écrivains immortels.

Ils auraient pu un tant soit peu me détester, me frapper, m’abandonner sur une aire de repos. Je ne sais pas, moi, un traumatisme profond qui aurait pu alimenter mon imagination. Non, rien de tout ça, pas même un regard de travers. Le bonheur parfait, lamentablement parfait.

Ce n’est qu’à l’âge adulte que j’ai connu ma première véritable déchirure, celle qui m’a inspiré à écrire ce roman à succès. Elle a eu lieu lors de mon second voyage au pays de mes ancêtres, une immersion complète, sans la moindre ressource. Mon seul bagage se réduisait à une sacoche contenant mon téléphone portable, mes papiers d’identité, un calepin, quelques crayons, une gomme et un couteau, au cas où (même si je n’aurais su quoi en faire).

Je garde un souvenir peignant de l’immense choc qui m’a saisi en arrivant à Bombay : cette foule compacte et oppressante, la saleté omniprésente, et ce cocktail étrange et déroutant d’odeurs entremêlées de parfums envoûtants et d’effluves nauséabonds. Si je n’avais pas été porté par mon projet de roman, auquel je tenais tant, j’aurais rebroussé chemin sur le champ.

Mais dans le bidonville de Dahravi, parmi les intouchables, j’ai rencontré des êtres extraordinaires, qui faisaient de leur vie un perpétuel émerveillement malgré toutes les raisons qu’ils avaient de désespérer. J’y ai vécu six mois. J’y ai travaillé pour subsister. Je suis passé par toutes les impressions, sensations, états d’âme. J’ai été désespéré, je n’ai plus voulu vivre, j’ai pensé même au suicide. Mais dans la crasse et la puanteur, j’ai trouvé en moi des ressources pour survivre et avoir le courage de transcrire mon chemin pour au final produire une merveille de vérité.

Je repense maintenant à mon enfance. Était-elle vraiment heureuse ? Pas si évident que ça, somme toute. Des blessures ? En réalité, elles auraient pu s’immiscer, insignifiantes, pernicieuses, dans les regards en coin des faces de craie de mon collège ou de ceux, tout aussi équivoque, de certains professeurs.

Je n’ai pas eu, en vérité, à subir ce genre de regard. Ma situation sociale m’en préservait. J’avais le privilège d’avoir des parents aisés, donc respectables et respectés, contrairement à ces milliers de pauvres hères qui emplissent les soutes des bateaux en provenance de Calais et qui se déversent sur les côtes anglaises.

J’ai eu droit à la meilleure des écoles de Bristol : une vieille et luxueuse bâtisse du XVIème siècle avec fauteuils en cuir, plafonds aux lambris sombres et lustrés. Un établissement au-dessus de tout soupçon, exemplaire. Aucun signe, aucun propos, aucun geste politiquement incorrect n’y était autorisé, à fortiori, le racisme. Je n’ai donc pas eu à m’en plaindre.

Les professeurs avaient pour moi une attention et un égard que je trouvais un tantinet exagérée. Ils pratiquaient ce que l’on nomme aujourd’hui « la discrimination positive ». Une sorte de racisme à l’envers qui, vis-à-vis de mes camarades de classe, me mettait mal à l’aise. Mais les regards de certains de ses professeurs ne mentaient pas. Ils me disaient clairement « Mon pauvre garçon, tu es ce que tu es et tu n’y peux rien. Mais, ne t’inquiètes pas, nous t’aimons tout de même ».

J’ai fini par éprouver une sainte horreur pour ces regards compatissants. Je les anticipais et peu à peu me forgeais des préjugés qui, j’en prends conscience aujourd’hui, n’étaient pas si éloignés de ceux racistes affichés par mon vieux professeur.

J’ai honte de le dire, mais je n’aime pas les gens de ce pays, enfin ceux qui ne m’aiment pas, qui me méprisent ou qui débordent de bienveillance malsaine. Alors, comment savoir ? Leur regard ? Leur comportement ? C’est un peu compliqué tout ça.

Je suis un sale raciste. Merde, c’est vrai. Comment je n’y ai pas pensé avant. C’est bon ça ! Va falloir que je creuse le sujet. Mon vieux Crowley, je dois avouer que ton retour dans ma vie va se révéler des plus fructueux. »

Au fait, quelle heure est-il ? Déjà huit heures du soir. Waouh ! Le temps passe vite. Il ne faudrait pas qu’il tarde trop, le papi. La nuit ne va pas tarder à tomber.

Je jette un coup d’œil sur l’écran d’ordinateur : l’image n’a pas bougé. Le coucou fend les airs à son rythme de croisière, tranquillement, sans dévier de sa trajectoire. Rien de particulier, sauf qu’un détail me chiffonne : le soleil est toujours à droite de l’appareil. Or, si je ne me trompe pas, c’est le soir, il ne va pas tarder à se coucher ... à l’ouest.

À l’ouest, ... Crowley a l’ouest à sa droite, ... ce qui veut dire qu’il pique droit vers le sud. »

Horreur !

La triple buse, il s’est complètement planté. Et moi, imbécile que je suis, attendais bêtement qu’il se pointe dans la baie de Bristol.

À l’allure à laquelle il trace, il doit être bien loin. Cela doit faire belle lurette qu’il est passé au large de la côte française. Qu’a-t-il pu faire ensuite ? S’il n’a pas changé de direction, il a survolé l’océan, passé les côtes d’Aquitaine et leur superbes dunes (je ne sais pas s’il a eu le temps de les apprécier). Il a dû laisser derrière lui la chaîne des Pyrénées et longer les côtes espagnoles.

Je remarque que Crowley a détourné sa tablette informatique du tableau de bord vers le côté du cockpit, me laissant ainsi tout le loisir de savourer pleinement le paysage …

Le jour se couche, le soleil tombe lentement derrière l’océan, et la voûte céleste apparait tel un voile noir saupoudré de minuscules lumières clignotantes rouges : des avions. Les premières étoiles s’allument les unes après les autres et parsèment le ciel de lumières scintillantes. Tout comme Crowley, j’imagine, j’admire, émerveillé, le spectacle grandiose des constellations.

Mais la réalité me rattrape : il se fait vraiment tard. Crowley, au lieu de se trouver à hauteur de la baie de Bristol, prêt à attendre les consignes d’Owen poursuit sa route plein sud, s’obstinant à garder le silence. Il se contente de me transmettre les images, c’est déjà ça.

J’appelle Owen.

— Owen, c’est la panique. Crowley a coupé la communication et ne répond pas à mes appels. Il devrait être déjà arrivé, alors que j’ai bien l’impression qu’il vole en sens inverse. Il n’a pas déconnecté sa tablette. Je te repasse la vidéo de la dernière heure avant qu’il ne fasse nuit et dis-moi.

Les images défilent sur l’écran, mais très vite Owen stoppe la vidéo.

— Arrête, William. C’est pas la peine d’aller plus loin. T’as raison, ton gars n’est pas revenu en arrière, il file toujours plein sud. Il a le soleil à droite du cockpit. À cette heure, le soleil est à l’ouest. Tu piges ?

— Comment on fait pour le ramener ?

— Le tout, c’est de savoir où il se trouve. Essaie de le joindre et demande-lui de te décrire le paysage.

— Il ne veut pas répondre. Je crois que c’est fichu. Avec la nuit, de toute façon, il ne verra pas grande chose.

— D’accord. Quoi qu’il en soit, n’hésite pas à m’appeler si tu as la moindre info. Même en pleine nuit.

— J’y manquerais pas. Bonne nuit.

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