L'Histoire de Lionel

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Lionel regardait le plafond. Une, deux, trois taches s’étaient ajoutées en une heure. Il y avait un dégât d’eau à l’étage, et papa montait déjà lourdement l’escalier pour aller réparer ça. Ennuyé, l’œil de Lionel loucha légèrement vers la seule image qui décorait les murs jaunâtres de sa chambre : celle d’un enfant bossu dont le sourire se fendait presque jusqu’aux oreilles. L’image du garçon qu’auraient aimés avoir ses parents. C’était sa mère, Lisette, qui la lui avait offerte pour son anniversaire en tant que rappel de ce qu’il n’était pas, mais aurait dut être. Contrairement au gamin de l’image, lui, il avait un visage lisse de toute bosse, les dents bien droites, puis ni poils ni verrues. En lui remettant la photo, maman avait même versé quelques larmes, et Lionel avait eu le cœur brisé d’être tant indésirable, de la rendre si malheureuse. C’est pourquoi, ce jour-là, il avait brisé sa seule possession, un miroir servant à constamment lui rappeler ce qu’il était : un monstrueux petit diable, la laideur même, une honte, une humiliation pathétique. Il l’avait cassé et, à l’aide d’un morceau bien coupant, s’était entaillé la bouche pour essayer de reproduire le sourire abstrait du petit garçon de la photo. En le voyant ainsi, tailladé et couvert de sang, le visage crispé de douleur et d’espoir, sa mère l’avait giflé si fort qu’il en avait été renversé et s’était cogné la tête, faisant pulser son cœur dans son crâne. Lisette avait alors hurlé :

- La beauté, la vraie, ne s’improvise pas ainsi, pauvre sot ! Lave-moi tout ça ou je te le jure, ce sera ton repas du soir !

Alors Lionel avait ramassé les morceaux du miroir en sanglotant, incapable de prononcer le moindre mot ni de bouger ses lèvres sans déchirer aussitôt ses plaies qui le faisaient atrocement souffrir. Il continuait d’espérer, malgré les coups durs et les échecs, qu’un jour, maman et papa l’aimeraient comme un garçon normal, mais il avait si peu d’imagination, si peu de talent dans quoi que ce soit, il était si pathétique ! Ce jour-là, il avait tâté la bosse qui se formait là où il s’était cogné, et avait prié fort, très fort, sans même savoir ce qu’il faisait, il avait prié que quelqu’un entende sa supplique et que cette fois, juste cette fois, la bosse reste plus de quelques jours, toute la vie, même. Et en se regardant dans les morceaux épars du miroir, Lionel s’était pour la première fois trouvé beau, car ses traits étaient hachés et distordus. De cette journée marquante ne restait plus aujourd’hui que son sourire débile.

Quelques jours passèrent, sa blessure cicatrisa, la douleur s’estompa, mais une émotion bizarre et tortueuse monta subitement en Lionel, qui avait l’impression de bouillir en dedans, comme si son ventre voulait vomir. Peut-être que c’était ce que ressentaient ses parents lorsqu’ils le voyaient ? Ce qu’elle appelait la haine, le dégoût. Il ressentait cette émotion plus particulièrement lorsqu’il observait sa nouvelle allure dans le miroir et la comparait à celle du garçon sur la photo. Il voyait bien qu’il ne serait jamais à la hauteur : la preuve, ses parents ne lui accordaient pas plus d’attention maintenant qu’avant.

Des bruits de pas le tirèrent de sa rêverie, et la porte s’ouvrit bientôt en grinçant. Sa mère et son père, Paul, se tenaient tous deux dans l’encadrement de la porte, l’air sévère et nerveux. Lisette avait une chose majestueuse dans le haut du dos qui lui faisait parfois très mal, mais elle disait qu’il fallait souffrir pour être belle, et belle, ça elle l’était, avec ses formes abstraites et sa bouche béante. Papa, lui, avec son œil fou, sa rondeur débordante et sa pilosité d'ours, était un homme, un vrai. Le genre qui voit tout et peut tout endurer.

Le garçon tenta un sourire, mais ses parents froncèrent un peu plus les sourcils, le faisant baisser automatiquement la tête. Paul marmonna quelque chose à Lisette et se retira, les laissant seuls ensemble, entre mère et fils. Celle-ci amenait la soupe quotidienne dans ses mains, bouillante probablement, puisqu’elle portait des mitaines, et entra lentement dans la chambre en fronçant le nez, comme face à de mauvaises odeurs. Réaction normale puisque c’était dans cette petite pièce sans fenêtres que Lionel devait dormir, manger et faire ses besoins dans un seau vidé une fois par jour. Maman alla s’asseoir dans le seul fauteuil que comportait la pièce, et Lionel s’agenouilla à ses pieds sans dire un mot. Il valait mieux laisser maman parler, vider son cœur, et la soutenir du regard, que de lui répondre avec des mots.

- Mange ta soupe tant qu’elle est chaude.

Fut tout ce qu’elle eut à dire aujourd’hui. Normalement, elle parlait un long moment pendant que le garçon mangeait, et Lionel trouva bizarre que ça ne soit pas le cas à cet instant. Il n’était pas dupe, quelque chose se tramait, car jamais ses deux parents ne lui rendaient visite en même temps, jamais sa soupe n’était bouillante et jamais maman n’était si peu bavarde. Il commença à se sentir pris dans les tripes. Malgré tout, il tâcha d’avaler une première cuillerée de soupe et la recracha aussitôt en regardant sa mère avec désarroi. Loin d’être fade comme à la normale, le bouillon était acide et piquait sauvagement la langue. Lionel commençait à comprendre, à avoir peur, et ce dut se lire dans ses yeux, car Lisette appela Paul avec la précipitation de qui se sait démasquer. A partir du moment où la porte s’ouvrit à la volée, tout se passa très vite ; papa l’agrippa pour l’empêcher de bouger, Lisette lui ouvrit la bouche en enfonçant ses ongles dans la tendresse de sa peau d’enfant, et le força à ingurgiter bonne quantité de soupe - empoisonnée, il en était maintenant sûr - avant que Lionel ne parvienne à frapper le genou de son père, qui lâcha prise en blasphémant sa douleur. Dans un élan désespéré de survie, Lionel connut un pic d’adrénaline qui lui permit de prendre les jambes à son cou, loin jusqu’au salon, puis vers le hall d’entrée, et enfin vers l’extérieur. Ses parents tâchèrent bien de le poursuivre, mais le garçon courrait pour sa vie - et pour la première fois, aussi. Si sa tête était à la peur, son corps, lui, goûtait à tous les plaisirs auxquels il n’avait jamais eu droit ; l’odeur du gazon et du gaz d’échappement, le bruit des voitures et des oiseaux, la sensation du vent sur son visage et son effet sur ses larmes abondantes.

Emporté par toutes les sensations qui le prenaient, Lionel couru sans rien voir, jusqu’à ce qu’il fonçât sur des gens. Sonné, étourdi et défaillant, il chercha à se relever et, comble de l’étonnement, on lui tendit une main. Bien que sa vue soit embrouillée, Lionel n’apercevait, sur le visage ou le corps des passants, ni bosse, verrue, moustaches ou dents désaccordées, par exemple. Ces gens étaient donc aussi anormaux que lui. Étrangement, il se sentit soulagé de reconnaître chez d’autres les mêmes tares que chez lui. Il les entendait lui parler, mais était trop faible, trop malade pour répondre quoique ce soit. D’autres personnes arrivèrent, toutes aussi anormales que lui, et alors qu’il convulsait et se distordait dans tous les sens, il pensa qu’ils étaient plus nombreux qu’on ne lui avait dit, les êtres biscornus. A un moment, un long filet de vomis mélangé à du sang lui sortit de la bouche, et on le mit sur le côté pour qu’il ne s’étouffe pas, mais c’était sans importance pour Lionel, car alors qu’il s’éteignait de plus en plus vite, l’enfant pouvait enfin sourire de ne plus être seul au monde.

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