Après l'annonce faite par Lucas, les réactions de l'équipe ne se font pas prier, surtout celle de Marina.

— Et on se demande qui est le responsable, s'indigne-t-elle sauvagement ? Il n'y a pas à chercher bien loin. Une nouvelle débarque et, comme par hasard, trois semaines plus tard c'est le bordel dans les résultats sanguins. Pas besoin d'enquête pour savoir qui est la fautive.

Son regard appuyé dans ma direction me fait le même effet que si elle m'avait directement pointée du doigt. Même quand je finis par me dire que plus rien ne peut m'étonner venant d'elle, elle réussit toujours par créer la surprise. Enfin, elle est tout de même en train de m'accuser ouvertement, devant une équipe complète.

Je reste bouche bée face à l'absence totale de réaction de notre cadre, de notre interne et du reste de l'équipe. Je ne sais pas ce qui me choque le plus : qu'on la laisse proférer de telles accusations ou que personne ne me fasse assez confiance pour oser me soutenir un minimum. Au diable la cohésion d'équipe, je décide de devenir mon propre avocat.

"Boxe-la ! " hurle ma conscience en colère.

— Tu te dérobes bien vite, répliqué-je aussi calmement que possible, tout en faisant semblant de relire le dossier de Dimitri. Moi non plus je n'ai pas besoin d'une enquête pour savoir que quand on se dédouane aussi aisément, c'est plutôt louche. Il n'y a pas meilleur coupable que celui qui crie haut et fort qu'il est innocent.

Je lève le regard et lui lance un joli sourire colgate bien hypocrite, ce qui la fait sortir de ses gonds. Elle se précipite sur moi, le visage déformé par la rage qui l'anime, et, s'il n'y avait pas eu Robin sur son passage pour l'intercepter, elle serait déjà en train de m'arracher les cheveux.

— Espèce de petite garce, hurle-t-elle, si rouge, que l'on oublierait presque ses cheveux roux qui partent dans tout les sens tant elle s'agite pour se libérer de l'interne ! Comment peux-tu envisager que ce soit moi ? C'est depuis ton arrivée que tout part en vrille dans ce service.

Elle se débat de tout son poids, mais il semblerait que notre interne soit plus fort qu'elle. Je suis certaine que, d'un point de vue extérieur, la scène doit être risible. Moi, toujours tranquillement installée sur ma chaise à potasser, et elle, folle de rage, essayant de trouver un subterfuge pour réussir à m'atteindre. Sans oublier tous les autres qui assistent à la scène sans broncher. Vive la solidarité !

— Ça suffit, finit par intervenir Lucas d'un ton autoritaire ! Robin merci d'escorter Marina jusqu'à mon bureau. Roxane dans le couloir, sur le champ !

J'obtempère sans broncher. Au son de sa voix, je sens que je vais passer un sale quart d'heure.

Mon cadre a beau parler, je n'écoute absolument rien. En l'observant, je remarque qu'il est beaucoup plus classieux qu'à son habitude. Il semble avoir troqué le style "jeun's cool" contre celui du "cadre d'aujourd'hui". Sa chemise à petits carreaux noir et blanc est rentrée dans son chino marron. Pour compléter la tenue, il a sorti ses derby en velours noir. Habillé ainsi, il prend presque dix ans dans la vue.

Après un long laïus sur les relations entre collègues et l'importance de se respecter mutuellement, je suis totalement blasée.

— Roxane, m'interpelle-t-il, plus calmement. Il serait bon pour toute l'équipe que ce bras de fer avec Marina cesse rapidement.

Il est sérieux ? Bientôt ça va être ma faute. Je ne compte pas en rester là, moi. C'est une victoire par KO que je veux.

— Avec tout le respect que je te dois en tant que cadre, et donc supérieur hiérarchique, si tu étais intervenu quand elle a commencé à m'accuser d'empoisonner un patient, je n'aurais pas eu besoin de répliquer.

Je fais de mon mieux pour m'exprimer le plus posément possible, mais intérieurement je bouillonne. Depuis trois semaines on laisse Marina me piétiner sans jamais répliquer et c'est à moi de devoir tempérer ? Ma patience arrive au bout de ses limites.

— Rentrer dans son jeu ne t'aidera pas à t'intégrer dans l'équipe, argumente-t-il d'un ton plus autoritaire.

— À m'intégrer ? répété-je outrée. Il ne me semble pas avoir de problème avec qui que ce soit d'autre. Depuis mon premier pas dans ce service, elle a décidé de faire de ma vie un enfer. Tout le monde est témoin et personne ne bouge. Il n'y a qu'avec elle que ça ne passe pas...

— ...Et avec Robin, me coupe-t-il.

Son intervention met fin à tout mon argumentaire.

— J'ai bien remarqué la froideur de vos échanges et laisse-moi te dire que ce n'est pas vraiment adapté. Quel que soit le service dans lequel tu travailleras, tu seras amenée à côtoyer des personnes que tu n'apprécieras pas. Robin est un interne et vous êtes en binôme sur une situation qui est plus que critique en ce moment. C'est à toi, infirmière, de faire en sorte que tout se passe pour le mieux, pour ton patient. Alors tu vas très vite régler tes différents avec lui, ou je vous enferme de force dans un bureau pour que vous mettiez les choses à plat.

Le pauvre, s'il savait notre vécu, il ne dirait pas ça. En tout cas, il est vachement plus perspicace que je ne l'aurai cru. Ou alors on a cruellement manqué de discrétion. Quoi qu'il en soit, je ne douterais plus jamais de la capacité d'omniscience de mon cadre.

— Je ferais le maximum, ajouté-je avant de prendre congé.

Tout en me changeant, je réfléchis aux paroles de Lucas. Il a raison sur un point : ça ne peut plus durer cette guéguerre avec Robin. Ni une, ni deux, j'enfile mon pull à toute hâte et me dirige vers le bureau médical. À cette heure-ci François est en réunion de pôle donc notre interne est le seul pilote du navire. Je ne prends pas la peine de frapper et entre en trombe dans la pièce.

— Il faut qu'on parle de...

La scène qui me fait face est irréelle. Marina, tout lovée sur les genoux de Robin, pleure à chaudes larmes dans ses bras. Je suis figée sur place, complètement décontenancée par ce qui se déroule sous mes yeux.

— On ne t'a jamais appris à frapper à une porte, s'emporte-t-elle rapidement comme si le lieu était à elle.

Elle reste blottie dans les bras de l'interne, ce qui a le don de m'énerver, d'autant qu'il ne fait même pas semblant de la repousser. Je mettrais ma main à couper qu'il le fait exprès, mais ce n'est pas le sujet. Au diable le sermon de Lucas, je compte bien répliquer sans me faire prier.

— Non, on ne m'a jamais appris les bonnes manières, et tu sais pourquoi ?

Je marque une courte pause. Mon cerveau, branché en mode automatique, poursuit bien plus vite qu'il ne réfléchit.

— Simplement parce que mon père est Shrek et ma mère est Fiona. Les bonnes manières ce n'est pas chez nous car on préfère péter dans la boue.

Ma conscience éclate de rire à s'en rouler au sol. De mon côté, je fais de mon mieux pour garder mon sérieux après avoir pris conscience de mes mots.

Robin, lui, explose de rire sans retenue, ce qui le fait lâcher son étreinte et crée l'indignation de la rousse qui se relève précipitamment après avoir failli se retrouver au sol.

— Rentre chez toi, l'ogresse, s'insurge-t-elle en défroissant ses habits. Tu en as assez fait pour aujourd'hui.

Les avertissements de Lucas me reviennent en mémoire, me coupant l'envie de répondre. Elle n'a pas dû avoir la même soufflante que moi, visiblement, ou alors elle a décidé de ne pas en tenir compte.

En fait, en la voyant ainsi avec son maquillage qui coule et son air aussi pathétique, je me dis que sa vie doit être bien triste pour n'avoir aucun autre recours que cette colère constante qu'elle dégage.

— Marina, la corrige Robin d'un ton désapprobateur. C'est exactement pour ce genre de comportement que tu viens de te prendre un blâme.

Cette information ne fait qu'un tour dans mon cerveau. J'espérais une réprimande, certes, mais je ne pensais pas que Lucas irait aussi loin. Elle foudroie littéralement l'interne du regard.

— Pas la peine de me le rappeler, c'est bon ! Tu m'as saoulée, là, je ferais mieux de rentrer chez moi.

Elle passe à côté de moi et me bouscule l'épaule avant de sortir de la pièce. Bien que ce geste m'agace, je reste de marbre. Pas besoin de mettre davantage de feu aux poudres, j'ai d'autres choses à régler. Il n'y a qu'à regarder Robin reprendre tranquillement place derrière son bureau, pour que je me remémore les raisons de ma venue ici. En trente secondes, nous ne sommes plus que tous les deux.

— Entre et ferme la porte derrière toi, somme-t-il froidement, les yeux rivés sur son ordinateur.

Ah son ordinateur ! L'objet parfait pour éviter de me regarder en face.

J'hésite un instant à faire demi-tour mais je ne voudrais pas un nouveau drame dans le service. Du coup, je m'exécute et m'approche de son bureau.

— À clé, précise-t-il en posant enfin les yeux sur moi.

Son regard est aussi sombre qu'à son habitude, mais il transmet plus de tendresse que ces derniers jours. Je dois admettre que je n'ai nullement l'intention de jouer à son petit jeu. Le chat et la souris ça commence à bien faire, je suis épuisée.

— Pas la peine ! Je voulais juste t'informer que Lucas m'a demandé de régler la tension désagréable qu'il y a entre nous, d'où ma présence ici. Maintenant que je t'en ai parlé, je peux enfin rentrer chez moi.

Je tourne rapidement les talons et me dirige vers la porte.

— Attends, m'interpelle-t-il alors que j'engageais ma sortie. Il a raison, il faut qu'on parle.

Je referme la porte et, le temps de me retourner, il est devant moi. Je suis toujours stupéfaite de la vitesse à laquelle il se déplace. L'aisance qu'il a de son corps me laisse rêveuse. Je suis bien plus petite que lui et je passe mon temps à me concentrer quand je marche, pour éviter de tomber. Une infirmière gauche c'est quand même un comble.

Il se tient à quelques centimètres de moi. Son humeur semble avoir changée, ses traits de visage se sont radoucis, sa mâchoire est moins crispée et ses iris sont claires. D'un bras, il frôle ma hanche pour atteindre le verrou de la serrure et l'actionne.

— Il faut vraiment tout faire soi-même, me taquine-t-il tendrement.

Je me perds dans la valse de ses humeurs. Comment peut-il passer du noir au blanc en si peu de temps. En tout cas, je ne compte pas me laisser déstabiliser.

— Bien, lancé-je déterminée, tout en allant prendre place sur une chaise à mille lieues de lui. Réglons ça vite que je rentre faire une sieste.

Il s'installe en face de moi et la discussion peut enfin commencer. Bien qu'il tente de jouer de ses charmes pour me faire flancher, je reste fidèle à ma ligne directrice. Il n'est pas envisageable que je rentre dans son jeu, une nouvelle fois. Le temps qu'il se concentre enfin, une bonne demi-heure est déjà écoulée. Je peux dire adieu à ma sieste.

Après un long moment de négociations, surtout de sa part, nous finissons par trouver un accord. J'opte pour le statut de « Collègue » qui me paraît être le plus professionnel qui soit. Fini les débordements, les visites chez moi, les sms... On se voit au sein du service et c'est tout. Évidemment, cela ne le ravit pas tout à fait. Il plaidait le statut « d'ami », mais il finit par céder face à mon déterminisme sans faille. Nous voilà repartis sur de nouvelles bases. Enfin pour combien de temps ?