Chapitre 3.
Une forêt dense, verte, baignée par la lumière tamisée du soleil filtrant à travers les feuilles. Une légère bruine nous accueille et l’air nous paraît immédiatement différent. Et un silence absolu.
Armand prend immédiatement en charge l’opération :
- On commence par surveiller les alentours. Si vous voyez une tête dépasser, vous sifflez et vous n’enlevez surtout pas votre capuche.Vous connaissez les gestes d’usages en cas de contact avec les “locaux”.
Il se tourne vers chacun des membres de l’équipe, ses yeux perçants scrutant nos visages pour s’assurer que nous comprenions l’importance de la discrétion.
- Ethan, tu peux baliser l’entrée pendant que j’effectue un premier tour de reconnaissance avec Maya des alentours. Philippe, tu commences les premiers relevés. Sali, tu restes à côté de Philippe et tu regardes. Quand à vous, dit-il en s’adressant aux voyageurs, vous restez groupés et vous attendez que l’on vous donne le signal.
Maya et Armand s’enfoncèrent dans la forêt, leurs pas silencieux sur le tapis de feuilles mortes tout en scrutant les alentours et en ajustant leurs capuches noires. Je me mis à installer des balises discrètes autour de l’entrée de la faille, tandis que Philippe commençait à taper frénétiquement sur son bracelet afin de prendre les premières mesures. Sali, un peu nerveux, restait en arrière, observant attentivement chaque mouvement de notre duo.
- Combien de temps sommes-nous censés rester ? demande Sali, brisant le silence.
Philippe, sans lever les yeux de son bracelet, répond en soupirant :
- 59 minutes et des brouettes, avant que nos cerveaux commencent à ressentir les premiers effets du décalage.
Sali, toujours curieux, demanda par-dessus son épaule :
- Décalage horaire ?
- Voilà, tout à fait. À l’évidence, un saut dans le continuum espace-temps à travers un portail de concentration de gravitons et de photo-éclats vers la France du 15ème siècle présente un risque important de décalage du sommeil. Je travaille, merci. Philippe avait évidemment répondu assez sèchement.
Rouge de honte, Sali recula de quelques pas pour laisser Philippe travailler en paix. Ayant terminé de baliser l’entrée, je rejoins Philippe et Sali, un sourire amusé aux lèvres.
- Ne t’inquiète pas, Sali, on a tous été nouveaux un jour, dit Ethan en tapotant l’épaule du stagiaire. Même Philippe !
Sali hocha la tête, reconnaissant, et continua d’observer en silence.
- Non pas même Philippe, si vous saviez seulement à quel point j’ai… marmonna Philippe dans un murmure de plus en plus inaudible.
-...bref, alors Sali tu t’intéresse à une branche en particulier de ChronoClean ou tu sais déjà ce que tu veux faire ?
- Je pensais me diriger vers le métier de nettoyeur justement, mais j’ai encore un peu de mal avec les concepts quantiques relatifs au fonctionnement des failles. Mes notes ne sont pour l’instant pas suffisantes pour espérer intégrer le programme de nettoyage.
- Et bien nous avons un peu de temps avant que maya et Armand reviennent, je serai ravi de t’éclairer en attendant.
Pendant ce temps, Maya et Armand continuaient d’avancer prudemment, leurs yeux inspectant chaque recoin de la forêt. La première phase d’une opération de nettoyage était de vérifier les alentours afin de s’assurer qu’aucun “local” ne viendrait les déranger, pendant que l’autre moitié de l’équipe était chargée de sécuriser le site de la faille. En s’avançant dans la forêt, ils longeaient parfois des chemins de terre empruntés par des caravanes de marchands. Soudain, Maya siffla comme un oiseau à l’attention de Armand : un groupe de voyageurs semblait avancer sur le chemin le plus proche. Maya et Armand s’accroupirent dans l’ombre d’un arbre, immobiles, le regard fixe. Quand les “locaux” furent assez éloignés, ils continuèrent de faire le tour du périmètre et quand le bracelet d’Armand se mit à biper, c’est qu’ils avaient fini de couvrir le périmètre. Il était temps de revenir à la faille.
Lorsque je vis revenir Armand, je fis signe à Philippe et Sali de se rapprocher pour nous préparer à partir. Le groupe de voyageurs et notre équipe se rassemblèrent, il était temps d’aller visiter le plus proche village.
L’air est lourd, chargé d’une odeur rance de suie, de bêtes, de sueur humaine incrustée dans les étoffes trop vieilles. L’humidité de la forêt accrochée à nos vêtements ajoute une note âcre, un relent de terre et de bois en décomposition.
Les pas s’enfoncent légèrement dans le sol meuble. Une brise siffle entre les branches et agite les frondaisons, projetant des ombres mouvantes sur le chemin de terre. La forêt, dense et vibrante de vie, s’ouvre soudainement sur une clairière où se dessine la lisière d’un petit village. Avant de rentrer et de continuer notre marche, Armand me fit un signe de tête, il était temps pour moi de commencer ma tâche. A l’aide du listing du groupe de voyageurs, j’entrepris de suivre le groupe en restant en arrière, le regard fixé sur le sol, sur chaque dos devant moi, afin de vérifier qu’aucun objet n’a été perdu ou qu’aucun comportement étrange ne survienne. Il n’est pas rare qu’un voyageur souhaite rapporter un souvenir, un objet, une pièce. Lorsqu'ils ont assez de voyages à leurs actifs et possèdent leurs permis T (un document validant leur capacité à explorer plus de terrain), ils intègrent des groupes plus restreints et possédant plus de marge de manœuvre, avec la possibilité de pratiquer la langue de ces anciens temps, l’opportunité de converser avec un fantôme et une vision de la vie vétuste.
Quelques maisons aux toits de chaume se tassent contre le vent, leurs murs de torchis fendus par le temps. Des silhouettes apparaissent, lentes, absorbées par leurs tâches. Le groupe avance lentement parmi les silhouettes du passé, silencieux, absorbé par ce spectacle qu’ils n’auraient jamais pu imaginer aussi brut.
Un homme vêtu d’un simple vêtement de lin râpé, les mains noircies de terre, s’affaire à démêler un filet de pêche posé sur un établi bancal. À quelques pas, une femme aux cheveux dissimulés sous un châle porte un panier d’herbes sur l’avant-bras, son regard vigilant suivant les mouvements de l’enfant qui trotte à ses côtés, pieds nus dans la boue séchée. Chaque geste est précis, chaque pas mesuré, comme si rien ici ne pouvait être gaspillé.
L’odeur d’une viande grésillante sur une flamme attisée par le vent se mélange aux effluves acides des ruelles adjacentes, où l’eau croupie stagne entre les pavés irréguliers. Un ruisseau traverse le village, son cours trouble maculé de résidus alimentaires et de linges trempés. Plus loin, un marché improvisé s’étale sur des planches branlantes : des fèves séchées, du pain durci, quelques volailles en cage aux plumes collées par la crasse. Les marchands négocient d’une voix râpeuse, scandent les prix, évaluent la qualité d’un fruit d’un regard méfiant.
Le groupe observe en silence. Loin du fantasme d’un passé idéalisé, ils sentent la rudesse de l’époque s’imprimer sur leur peau, l’odeur des corps marqués par des mois sans bain, le souffle du vent chargé de cendres et de suif. Un voyage dans le temps ne se vit pas uniquement avec les yeux. Il s’infiltre dans la peau, il brûle les narines, il accroche la gorge comme une fumée épaisse.
Un cri retentit. Une femme houspille un garçon qui s’est aventuré trop près d’une barrique pleine de poisson salé. Un homme crache par terre avant d’empoigner une pièce de cuivre et de la glisser dans la paume d’un vendeur. Une chèvre bêle, une porte claque, des pas résonnent sur les planches d’un perron.
Un forgeron, torse nu, le dos courbé sur son enclume, martèle une pièce de métal incandescente. Les étincelles jaillissent et illuminent brièvement la pénombre de son échoppe. Derrière lui, un apprenti aux mains couvertes de suie souffle sur les braises d’un grand soufflet de cuir. L’odeur du fer brûlé se mêle à celle du charbon consumé.
Un peu plus loin, une file de femmes attendent devant un puits, leurs seaux en bois posés à leurs pieds. Elles échangent à voix basse, leurs visages marqués par la fatigue et le poids des journées sans fin. Un homme passe à cheval, sa monture soulevant un nuage de poussière sur la route caillouteuse. Les yeux baissés, personne ne le regarde. Le silence se fait un instant, comme une pause dans le tumulte du quotidien.
Une vieille femme, assise sur un banc de pierre, trie des herbes aromatiques qu’elle attache en petits fagots. Ses mains sont tordues par l’arthrite, ses ongles noircis par la terre. L’une des voyageuses s’arrête un instant pour la fixer, fascinée par cette image figée dans le temps. Mais la vieille dame l’ignore, trop absorbée par sa tâche. Le 15ème siècle respire et s’agite sous leurs yeux. Un fragment d’histoire figé dans sa routine quotidienne. Mais ici, rien n’est écrit, rien n’est mis en scène. Tout est vrai.
Aujourd’hui, c’est tout ce dont le groupe pourra voir. Il est temps de rentrer.
Toujours en restant quelques pas en arrière, notre groupe se dirige à nouveau dans la forêt pour rejoindre la faille. Malgré la faible lumière traversant les arbres, le sol était suffisamment éclairé pour que je remarque n’importe quel objet sortant de l’ordinaire. Je sentis soudain comme un rayon de lumière dans le coin de l'œil, c’est généralement le cas lorsque des lunettes en verre sont oubliées par terre, sauf si c’est simplement un reflet dans une flaque d’eau. Ce fut une montre. Style ancien avec mécanisme apparent mais évidemment trop moderne pour cette époque. Je prends en photo l’objet, je note l’emplacement sur mon bracelet et je la récupère dans un sachet. Je consulte le registre : personne n’avait une telle montre sur lui dans le groupe. Un objet d’un précédent groupe ? Ou peut-être est-ce un voyageur ayant décidé de quitter notre temps pour vivre dans celui-ci. Cette montre sera tout ce qu’il reste de lui. Quelques traces de pas mal effacées, mais aucun objet de notre groupe.
En reprenant le chemin de la faille, je fus une nouvelle fois aveuglé par un rayon de lumière. Tout en tournant la tête en direction de la source, je fis un signe à Armand tout en lui montrant l’endroit où je me dirigeais, un tas de buissons entre deux rochers. Lorsque je fus suffisamment près de la source de lumière, je ne pus m’empêcher d’être perplexe : je ne voyais rien par terre. Il semblerait même que le rayon provienne d’un peu plus haut, comme s'il flottait dans l’air. J’ai avancé la main pour essayer de capter le rayon afin de remonter à la source tout en continuant de regarder aux alentours, avant de le sentir : un courant électrique dans la main. Je tournais la tête brusquement : ma main avait disparu. Je ressentais la même sensation lorsque je traversais une faille, un fourmillement électrique qui parcourait mon bras. Une faille dans une faille ? J’aurais voulu siffler pour demander aux autres de venir mais ma curiosité m’en a empêché. Je décidais d’avancer le bras tout en avançant doucement, mais je fus brusquement…
Un bruit sourd retentit dans ma tête, des vibrations parcouraient mon corps, de l’électricité dans le cerveau, les mains, les jambes ou étaient-ce des vertiges ? J’avais envie de vomir mais je cherchais de l’air, comme une respiration bloquée, je cherchais des yeux à comprendre ce qui m’arrivait. Des lumières tout autour de moi, des rayons aveuglants et au centre il y avait une ombre. Devant moi, elle était là, immense, imposante, sombre et menaçante. Une horloge noire. Elle retentissait de façon régulière, comme un cœur qui palpite avec force. Un bruit sourd qui résonnait dans ma tête. Et sur ses murs, des chiffres, infinis, gravés les uns après les autres. Tellement de chiffres.
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