Rick

8 minutes de lecture

un soldat de la Fédération Humaine

201222-213216

Témoignage recueilli directement depuis le mémo-disque de l'individu. J'ai déjà évoqué les conditions dans lesquelles j'ai recouvré ce mémo-disque. Sachez simplement qu'un tel disque mérite un tel investissement de ma part : ces petits objets sont comme des mines d'or pour les archéologues. Ils sont fiables (quand ils sont bien conservés), permettent d'authentifier avec certitude leur porteur et nous donnent un accès direct à toute la mémoire, toutes les perceptions, sensations et pensées de l'humain en question.

Ce n'est pas si mal. Un peu chaud, mais avec juste la plus douce des brises qui rend tout ça pile comme il faut, à la bonne température. Et la vue n'est pas mal non plus. Ça fait deux mois que je suis là et je suis toujours aussi émerveillé par la beauté de cette planète. Cibella. Un monde de sérénité peuplé d'animaux qui n'ont de sauvage que le nom. Même ces moustiques gros comme ma main semblent plus gracieux qu'effrayants dans leur danse en arabesques au-dessus de la rivière en contrebas. Cette rivière de plusieurs milliers de kilomètres coule vers l'unique océan de la planète, à l'autre bout du monde pour ainsi dire, mais elle suffit à égailler le reste du paysage, avec ces douces collines d'où elle tire sa source.

Le boulot n'est pas difficile non plus. En tant que soldat, j'ai plutôt l'habitude des mondes hostiles avec leur lot de terrains dangereux, d'animaux aussi bizarroïdes que mortels, d'autochtones délirants (ou d'ennemis peu recommandables), et d'un planning serré qui vous pousse dans tout cela la tête baissée sans laisser beaucoup de temps pour éviter le pire. Mais ici, je n'ai qu'à monter la garde sur ces paysages splendides qui cachent en leurs profondeurs des trésors apparemment assez rares dans toute la galaxie pour qu'on m'y envoie les garder. Grosso modo rien d'autre à faire que d'attendre l'arrivée de la relève, bien que je ne désire pas la voir me voler mon petit paradis de sitôt.

Tout ça, plus la douceur du soleil et de la brise... Au moins, je l'avais cinq minutes avant. Maintenant, la brise s'est arrêtée et il fait de plus en plus chaud sur cette terrasse. Je ferais mieux de rentrer et aller voir si Dave est toujours partant pour me payer cette bière bien fraîche. Ça rassurera les gars. Ils ne comprennent pas pourquoi je préfère des fois venir sur cette terrasse et regarder l'horizon plutôt que d'aller au bar pour passer le temps en jouant les tournées suivantes aux cartes et en écoutant leur musique insupportable. C'est vrai que, niveau musique, j'ai tendance à refouler tout ce qui a été créé il y a moins d'un millier d'années, mais cette nouvelle mode a vraiment tendance à me taper sur le système. Mais ce n'est pas la vraie raison. Je viens ici pour mes yeux, pas pour mes oreilles. Et mon nez. Les odeurs ici sont aussi douces que le paysage, et j'ai juste besoin de petits moments d’apaisement de temps en temps. Après tout ce que j'ai fait et subi pour l'armée, j'ai bien gagné le droit à quelques minutes de calme par semaine, non ?


***


Encore un mois de passé sur cette horrible planète. Un des mois les plus difficiles de ma vie, pourtant jonchée de plus de batailles que je ne peux réellement me rappeler. Toujours rien à faire à part attendre ce foutu transporteur sensé amener la relève et me ramener à la maison, ou n'importe où ailleurs qu'ici. La brise qui s'est arrêtée ce jour-là, le dernier où j'ai osé rester sur cette terrasse plus d'une minute, n'est jamais revenue. Et le soleil semble ne s'être jamais caché depuis. La température n'a pas cessé de monter et le monde qui était autrefois une beauté rare est maintenant l'un des déserts de la plus rare aridité. Autrefois. Ce n'était qu'il y a un mois, mais cela semble réellement faire une éternité, sans eau, sans ombre, sans la moindre trace d'humidité sur le sol. Ces maudits moustiques géants s'attaquent au moindre centimètre carré de peau humaine qui se présente à leur portée pour en sucer le peu d'humidité qu'il y reste. Pourtant, on ne peut pas dire que ma peau ne ressemble à autre chose qu'à un vieux parchemin craquelé et prêt à tomber en poussière au moindre mouvement.

Tout cela est arrivé si vite, sans aucune explication raisonnable, et sans que personne ne puisse le voir venir. Bordel, je ne sais pas combien de millions de crédits dépensés dans ces satellites militaires et pas un seul n'est capable de prédire un changement aussi énorme de la météo.
Mais c'est comme ça, et les gars ont vite commencé à mourir de soif, de malnutrition, d'insolations, de brûlures, de combats à mains nues ou au couteau pour une goutte d'eau... Je me suis retrouvé dans un enfer des plus ironique. Des trois bataillons de soldats affectés à Cibella, il ne reste maintenant plus assez d'hommes pour en reformer deux et je sens bien que je ne ferai certainement pas partie des heureux élus qui pourront se vanter d'avoir fait partie du dernier bataillon qu'il restera dans deux semaines... Moi, un des meilleurs éléments des Troupes d'Assaut de la Fédération Humaine connues pour leur aptitude inégalée au combat à travers tout l'univers. Et je vais mourir comme un con, assis sur cette chaise, par manque de bière en attendant la relève parce qu'un planqué de pilote assis confortablement dans son cockpit de transporteur n'est pas capable de trouver son chemin vers une planète trois fois plus grosse que la Terre en moins de trois siècles... Et peut-être aussi parce que ce n'était pas très raisonnable de revenir s’asseoir sur cette terrasse en plein cagnard. Mais j'avoue que ça fait longtemps que j'ai dépassé le stade des décisions raisonnées.

Même ma musique, qui me suit partout où je vais d'habitude et adoucit toutes mes humeurs, ne me donne plus aucun réconfort. Je ne l'entends même plus, et quand je l'entends dans un sursaut de lucidité j'ai l'impression d'écouter la bande originale de la fin du monde, alors j'ai fini par l'éteindre. Et depuis, j'entends des voix. La soif doit commencer à me rendre malade... Ou peut-être est-ce la dernière caisse de bières que je viens de vider ? Je sais que je n'aurais pas dû, mais étant donné les circonstances, il m'a semblé qu'il n'y avait pas grand chose d'autre à faire de toute manière.

La brise... Je me souviens de cette brise comme si c'était hier, sa douceur sur ma peau... Une douce brise qui avait l'habitude de lever les rideaux de ma chambre derrière moi jusqu'à les faire caresser ma nuque. Je peux encore sentir cette caresse, même maintenant... et comme la brise rendait le soleil tout à fait supportable... C'est ça, comme ça... là, maintenant, un léger apaisement du thermomètre, juste comme quand on entre dans l'ombre un jour de grand soleil. De l'ombre... Ça fait deux semaines que personne ne peut accéder au confort de l'ombre, chaque morceau d'ombre a vite été pris d'assaut par tout un tas d'hommes et d'animaux sur le point de mourir. Mais ici, sur ma terrasse, je profite de l'ombre...

Attends. Est-ce que je suis en train de rêver ça ou c'est bien réel ? De l'ombre et du vent... pour de vrai ? Si seulement j'osais lever les yeux au ciel, je pourrais m'en assurer, me rassurer sur l'état de santé de mon cerveau... Mais je ne me fais plus beaucoup d'illusions, ni sur l'ombre, ni sur mon cerveau... Allez, sois un homme une dernière fois dans ta vie Rick et regarde le ciel.

De l'ombre. De l'ombre donnée par la masse d'un transport de troupes cachant réellement le soleil. Rien que pour moi, juste au-dessus de ma terrasse. Non, pas vraiment, plutôt juste au-dessus de la tour de contrôle de la base.
Un transport de troupes ! Celui que j'ai attendu si longtemps et auquel je ne croyais plus ! Dieu m'a finalement exaucé. Et merde, il faut que je sois bourré (et à moitié mentalement déséquilibré) le jour où Dieu me tend la main... et où je vais devoir tendre la main au Lieutenant venu pour prendre ma place. J'ai vraiment foiré ce coup-là.

Je dois prévenir les autres. Je cours, ou du moins je me déplace aussi rapidement que le peut un homme à moitié saoul et déshydraté qui tente de sauver sa vie. J'arrive dans la rue principale, d'autres l'ont vu aussi, je ne suis pas fou ! Tout le monde regarde le ciel, mais ils sont tous trop fatigués pour se rendre compte et crier leur joie de quitter cet enfer. Ou peut-être qu'il y a autre chose...

Attends. Ce transporteur, pourquoi n'a-t-il pas encore atterri ? Et là-bas, derrière les casernes de la seconde compagnie, n'est-ce pas une autre tache... d'ombre ? Ça voudrait dire plus d'un vaisseau dans le ciel. Merci mon Dieu, l'ombre est partout !

Attends. Est-ce que je rêve ? Je suis plus probablement éveillé mais à moitié fou... Arrgh ! Allez Rick, ressaisis-toi ! De l'ombre partout signifie des centaines de vaisseaux dans le ciel. Pourquoi la Fédération enverrait-elle des centaines de vaisseaux pour te récupérer toi et tes trois bataillons sur ce bout de caillou aux confins de l'univers ? Quelques transporteurs avec quelques milliers de litres d'eau auraient suffi à sauver tout le monde et nous emmener loin d'ici. Tu dois rêver !

À moins que... À moins que la Fédé n'ait pas envoyé ces vaisseaux. Sainte mère de Dieu. Merde. OK. Respire mec. Vas-y, lève les yeux encore une fois, regarde le ciel, pour de bon cette fois-ci. Qu'est-ce que tu vois avec le peu de cerveau raisonnable qu'il te reste ?

Je vois au moins deux-cent vaisseaux peints aux couleurs des Gromov. Ça ne peut pas être bon signe. Les Gromov sont un peuple de forts, fiers et féroces créatures, connues pour maîtriser l'art de la guerre presque aussi tôt que la lecture. Bien qu'effrayants, ils ont toujours aussi l'air un peu comique à mes yeux, avec leur visage d'elfe. Bien sûr, je n'ai jamais rencontré d'elfe réel, et les elfes sont le plus souvent dessinés avec un sourire dans les histoires pour enfants, alors que je n'ai jamais vu ni entendu parlé d'un Gromov souriant. Mais quand même... ils ressemblent à des elfes en colère de trois mètres de haut, larges d'épaules et musclés, avec un visage au-delà du pâle et des oreilles en pointes entourées de longs cheveux fins et blonds, du style de ceux souvent portés par les actrices des films qui tournent en boucle dans la caserne.

Bon, je suis mort. Ou je vais l'être très prochainement. Ils ne sont pas venus ici pour un spectacle comique, ni pour tourner un film. Ne pas paniquer. On connaît la chanson. Ce ne sera pas la première fois que je vais mourir. Ouais, OK, mais je parie que ce sera pas moins douloureux pour autant. Au moins, ce sera plus rapide que d'attendre que ce soleil brûle la dernière goutte d'eau de mon corps... Je devrais sûrement remercier les Dieux pour ça, me mettre à genoux, joindre mes mains et remercier le Dieu qui m'apporte cette mort rapide et la délivrance de cet enfer.

Amen.

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