Jane

7 minutes de lecture

une capitaine des Hommes Libres

201222-221530

Suite du témoignage issu du mémo-disque de l'individu, qui ne semble toujours pas conscient de sa présence.

Ça me fait bizarre. Je sais que c'est nécessaire, mais quand même. J'ai déjà eu du mal de séparer mon équipe dans deux vaisseaux. Mais les savoir dans des secteurs différents, c'est autre chose. Ne rien pouvoir faire pour eux. Je prends un risque énorme. Mais nécessaire. Oui. Toutes les nations ont relancé leur production d'armement au maximum. Je ne peux plus attendre bien sagement. Sinon, nous finirons à la traîne. Je n'avais pas le choix. L'occasion était trop belle. Je capture un navire ici et Harry gère la prise d'un autre dans le secteur voisin. Ce n'est pas si compliqué.  

Je garde le regard fixé sur le grand écran qui occupe la moitié de la façade de proue du pont de navigation. Il montre la vue extérieure. Il est noir, forcément. Avec quelques points lumineux ici et là. Et quelque part, invisible à l'oeil nu, la frégate d'Harry. Là, juste sous la petite croix verte ajoutée par John.

Allez, pas de raison de s'inquiéter. Harry maîtrise la technique. Il a pu la peaufiner sur nos deux derniers raids. Et ça a bien marché. Me voilà à la tête de trois croiseurs et deux frégates. J'ai pu en laisser une à l'autre équipe. Avec ça, ils devraient s'en sortir.

--- Gros poisson en approche, annonce Harry via le canal de communication directe.

Oui, je le vois. Ou du moins, je vois une petite croix rouge. La magie du système de ciblage ami/ennemi. La croix rouge suit une trajectoire qui passera juste au-dessus de la croix verte. Parfait pour les prendre par derrière.

--- OK, tu fais comme la dernière fois. Pas de folie. Et on reste concentré.

--- No problemo, affirme Harry, manoeuvre engagée !

C'est parti. Mon Dieu, faites qu'ils s'en sortent... Il y a toujours une part de hasard là-dedans.

--- Harry, vous en êtes où ?

--- Ah, pas maintenant chef...

--- John, tu vois quelque chose d'ici ?

--- J'ai l'impression que ça tire dans tous les coins là-bas.

Merde. Allez Harry, montre-leur ce que tu sais faire.

--- John, on peut écouter les comms internes de la frégate d'Harry ?

--- Attends...  

La voix de Philippe se fait entendre :

--- ... Qu'est-ce qu'ils foutent ? Ils ne tirent plus ! Vous croyez qu'on l'a eu dans le mille par hasard ?

--- Sous cet angle ? Aucune chance mon pote...

--- Attends un peu, on va aller voir. On avance tout doucement et on fait le tour avant quoi que ce soit d'autre.

C'est insupportable. Il faut que j'en sache plus.

--- Harry, quel est votre statut ?

--- Statu quo chef. On a pris pas mal de coups, mais ils ont préféré arrêter les frais. Par contre, c'est négatif pour le tir chirurgical. Attendez, je crois qu'ils tentent de communiquer... C'est quoi ce charabia ? Philippe, t'as désactivé le traducteur ou quoi ?

--- Désolé mec, l'ordinateur de bord tourne à plein régime pour essayer d'identifier la langue, j'comprends pas... il en est à se connecter à toutes les bases de données connues... mais on est bien d'accord que toutes ces bases devraient déjà être chargées ?

--- Tu sais, il doit bien exister des milliers d'espèces et des dizaines de milliers de langues plus ou moins inconnues dans ce qu'on appelle l'univers connu.

--- Oui, mais les seules espèces capables de voler sur un engin de guerre de cette taille sont censées parler des langues connues justement.

--- Harry, envoyez-nous le message. On va voir ce qu'on peut en tirer d'ici.

--- Bien chef, et on fait quoi en attendant ?

J'en sais rien. On ne peut pas faire comme si on n'avait rien entendu. On doit écouter ce qu'ils ont à dire.

--- Message reçu, je te le mets sur les haut-parleurs, dit John.

Les haut-parleurs émettent un petit clic avant de cracher en boucle :

--- ...nardokk saar vlomar ! De krakeni sa vo nardokk saar vlomar ! De krakeni sa vo nardokk saar vlomar ! De krakeni sa vo nardokk saar vlomar ! De krakeni sa vo...

Cette langue est horrible. Le message nous écorche les oreilles. Je commence à voir flou. La voix semble entrer dans mon crâne. Je me sens tomber... Putain qu'est-ce qu'il m'arrive ? Micky se penche sur moi. Il a dû me rattraper avant que je ne m'écrase sur le sol. Je ne comprends pas ce qu'il crie, tout est flou, même les sons. Je n'entends pus rien qu'un bruit sourd. Et ce foutu sifflement aigu dans ma tête...

Ça devient intenable. Je hurle en me bouchant les oreilles. Ça doit donner une belle image du capitaine qui sait gérer la situation vu de l'extérieur. Allez Jane, arrête les bêtises. Je me sens prête à vomir. Mais je tiens bon.  
Petit à petit je reprends le dessus. Je m'appuie sur Micky pour me redresser. Il me sourit. Gaffe à toi Micky, n'en profite pas ! Le sifflement diminue. Je recommence à apercevoir des visages. J'entends à nouveau tous ceux qui me parlent. Mais je ne les écoute pas. Je me concentre sur le message qui tourne toujours en boucle dans les haut-parleurs.  

--- ... De krakeni sa vo nardokk saar vlomar ! De krakeni sa vo nardokk saar vlomar ! ... nardokk saar vlomar...

J'ai un putain de mauvais pressentiment.

--- Harry ! Tirez-vous de là ! Tout de suite !

--- Quoi ?

--- Barrez-vous ! C'est un ordre ! Vitesse maximale. Exécution !

Bip. L'ordinateur a finalement réussi à traduire le message :

--- Les Krakenis vous souhaitent d'aller tous vous faire foutre !

Les haut-parleurs s'éteignent avec un clic. Jamais un si petit bruit n'a été accompagné par autant de lumière.
Le grand écran s'illumine d'un coup. Tout le monde se cache les yeux sur le pont. Puis tout redevient noir, et calme. Personne n'ose bouger. Ni dire quoi que ce soit. Personne ne comprend. Aucune explosion n'aurait pu être si visible de si loin. Je fixe l'écran à la recherche de...

--- John, réactive le ciblage ami/ennemi ! Et magne-toi !

--- J'suis désolé Jane... Il n'y a plus rien là-bas.

--- Quoi ? Non ! C'est pas possible ! Regarde les logs et dis-moi ce qu'il s'est vraiment passé.

Impossible. Ils n'ont pas pu tous mourir. Pas eux, pas maintenant. Pas à cause de moi...
Je sens les larmes monter. Non, je ne peux pas pleurer. Pas après mon show de capitaine en crise de panique. J'inspire une grande bouffée d'air. L'air est moite, lourd. Tout le monde est sur le point de craquer. Il faut que je dise quelque chose.

--- John...

--- Je... Je crois que... C'est comme si ces enfoirés avaient largué tout leur arsenal dans leurs moteurs... Le vaisseau a implosé d'un coup... Tout a été vaporisé dans un rayon de cent kilomètres.

Finalement, je crois qu'il n'y a plus rien à dire.

***

Je me réveille en sursaut. Haletante, et en sueur. Ce rêve... non, ce cauchemar, m'a troublée au plus profond de moi-même.

J'étais dans une jungle épaisse. L'odeur du sang était partout. Mes oreilles bourdonnaient au son de mille cliquetis précipités. Comme au milieu d'une usine de production avec des petites aiguilles au lieu des machines. Ça, et aussi des sons moins mécaniques. Plus gluants. De la chair déchirée. Comme des centaines d'animaux dévorant leurs proies. Mais en silence, sans le moindre grognement. Et au-dessus de ce fond sonore, une voix, sèche, gutturale, déchira l'air, comme prête à dévorer l'âme :

--- Krrol Vala Grou ! Dabirk, Kroll Vala Grou !

Les autres sons s'arrêtèrent net. Puis les cliquetis recommencèrent. Plus rapides. Plus forts. Sur un rythme effréné. Accompagnés de frottements secs. Et de bruits de végétation écrasée.

Alors je me sentis ouvrir les yeux et me relever. J'ai un peu le vertige en me le remémorant. Comme si je me dressais plus haute que d'habitude, ou perchée sur un rocher. Et alors je les vis. Une horde de bêtes engloutissant la jungle. Certains restaient encore dressés au-dessus de restes de corps humains, du sang perlant de leur gueule. Une gueule allongée, pleine de crocs, dans le prolongement d'une tête triangulaire d'une cinquantaine de centimètres. Le reste comptait quatre membres fins, comme des immenses pattes de sauterelle, aux contours en dents de scie. Le plus proche se tourna légèrement vers moi. Je sentis ses yeux rouges sans expression pénétrer à l'intérieur de mon âme. J'étais pétrifiée. Puis il se tourna vers la direction opposée. Et se mit à courir en rejoignant le flot de ses congénères. Ils couraient tous. Je ne savais plus quoi faire. J'étais toujours pétrifiée. Puis, d'un bond, je me mis à courir...

Ce rêve n'était pas long. Et je m'en souviens parfaitement. Argh ! Mon mal de crâne revient. Qu'est-ce que c'est que ce truc ? Ces salauds ont-ils découvert des ondes électromagnétiques qui bousillent le cerveau humain à distance ? Juste par message radio ? Comme une arme biochimique des temps modernes ? Non, c'est autre chose. Je suis la seule à être infectée...

Ça doit être la fatigue. J'ai mis plus de six heures à m'endormir. Le stress, la fatigue, et le contre-coup. J'en reviens encore pas. Harry, Philippe, et les autres... Je vous le promets les gars. Je les ferai payer, ces salauds ! Je soupire... Je ne pourrai même pas avoir le plaisir de les venger. Ces salopards de kamikazes se sont eux-mêmes fait sauter.    

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