Jane

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la chef des Hommes Libres

201223-005115

Il est rare de se retrouver en présence d'un témoignage aussi authentique et vérifiable que celui-ci : une discussion entre deux individus équipés de ces merveilles technologiques que sont les mémo-disques, impeccablement conservés qui plus est.

Cette bouffe est infâme. Cette cantine porte bien son nom. Normal. Comment les Anciens auraient-ils pu savoir ce qui me ferait plaisir aujourd'hui ? Je devrais pourtant me réjouir. On avance. Les Narween ont l'air de s'y connaître niveau technologie. Ils vont trouver la faille. Et on pourra en finir avec les Myrides.

Avec eux oui... mais ce ne sera pas fini.  

--- Mm mm. Je peux m'asseoir ?

C'est bien ma veine. L'émissaire de la Fédé qui vient me faire la morale. J'aurais dû m'en douter en venant ici. Mais j'avais besoin d'air. Même manger au milieu de mes hommes devient difficile. Les silences gênés dès que quelqu'un évoque un truc en lien avec Harry et les autres. Les blagues qu'ils n'osent plus faire. J'avais besoin de respirer. Mais je crois que j'ai gagné le gros lot.

--- Qu'est-ce que tu veux ?

Il peut être le plus gradé des généraux, je vais pas le vouvoyer pour autant.

--- Juste discuter un peu.

C'est ça.

--- La Fédé a pas trop l'habitude de discuter avec nous. En général, vous vous contentez de nous tirer dessus à vue.

--- Ouaip... possible. Mais bon, perso, je ne suis pas habilité à utiliser les canons ou lancer des torpilles.

--- Non. Tu préfères donner les ordres, c'est ça ?

Il fait la grimace.

--- Pas vraiment... Écoute, je veux pas t'embêter, mais j'ai bien vu que t'avais pas tout dit pendant la réunion avec les aliens.

--- Et tu crois que je vais tout déballer devant toi juste parce que t'es humain ?

--- Je te l'accorde, ça a pas l'air gagné comme stratégie. Pourtant, je suis sûr que tu caches quelque chose...

--- Va te faire foutre.

--- Et je comprends. Y'a plein de trucs qu'on n'a pas envie de raconter  au milieu d'un parc zoologique.  

--- C'est ça. Mais tu vois, de mon point de vue, t'es pas vraiment un homme non plus, alors...

--- OK, je note. Mais quand même. Tu caches quelque chose... Ou plutôt... t'as peur de quelque chose.

Ça se voit tant que ça ? C'est vrai qu'un humain doit le voir plus facilement que les autres espèces du zoo. Mais c'est pas en me traitant de trouillarde qu'il va m'amadouer celui-là.

--- J'voudrais juste comprendre, ajoute-t-il. T'as peur, OK, c'est normal. Avec tout le bazar environnant, faudrait être débile pour pas avoir un peu la pétoche. Mais t'as pas peur des Myrides... sinon je vois mal comment t'aurais pu aller leur choper leur module de projection en plein milieu de leur nid.

Tu parles, j'étais morte de trouille.

--- Un sacré coup que t'as réussi là ! renchérit-il. J'connais pas mal de tarés à la Fédé, mais y'en a pas beaucoup qui auraient tenté un truc pareil.

--- Merci, mais si tu veux me faire un compliment, essaie de pas trop me comparer à ce ramassis de moutons.

Je lui ai fait mal. Il l'a bien cherché. Mais ça ne suffit pas. Il ne me lâchera pas...

--- Ouaip... Toujours est-il que... t'es sacrément couillue et que ça doit pas être évident de te ficher les chocottes. Du coup, moi, j'voudrais bien savoir de quoi t'as peur, histoire de pas me retrouver comme un con nez à nez avec ce truc sans savoir à quoi m'attendre.

T'as déjà l'air d'un con avec ton uniforme de la Fédé. Je pourrais lui dire ça. Mais je vais l'épargner. Il doit pas être si con que ça pour avoir réussi à me percer à jour. Il me fixe avec son petit sourire. Il attend ma réponse. Il veut que je lui raconte tout. Harry, l'explosion, mes cauchemars... Pourquoi je lui dirais quoi que ce soit à lui ?

Il s'assoit, pose sa « bière » sur la table et recommence à me parler :

--- J'comprends. T'as pas envie de lâcher des infos à l'ennemi. Mais j'crois pourtant qu'on a dépassé ce stade. Que c'est plus moi ton ennemi. D'ailleurs, en parlant de moi... je vais être honnête avec toi, histoire de te montrer mes bonnes intentions. J'devrais sûrement pas, et le général risque de m'en vouloir, ou de me pendre par la couille gauche en haut du hangar... Il accepte assez mal qu'on divulgue des infos secrètes à n'importe qui.

Qu'est-ce qu'il me raconte maintenant ? Il continue :

--- Mais tu vois... t'es pas n'importe qui. Je pense que t'es quelqu'un de raisonnable et que tu sauras apprécier l'échange de bons procédés. Alors voilà, tu vois tous ces galons là ?

Il me montre tout un tas de barrettes colorées agrafées à sa veste et reprend :

--- Ils ne veulent sûrement rien dire pour toi, mais chez nous y'a pas beaucoup de mecs qui les ont, et en particulier... pas moi. Tout ça n'est que du vent, un déguisement.

--- Pour le bal costumé, tu t'es gouré d'adresse.

--- Ouaip, mais non. C'est ma mission : jouer le rôle du diplomate en attendant les vrais pros de la négo. Paraît que ça aurait été mal perçu par les locataires du zoo si je m'étais pointé avec mon costume habituel. J'étais pourtant prêt à laisser ma combinaison de combat au vestiaire et à enfiler mon uniforme de gala pour l'occasion. Mais non, soi-disant que ça n'aurait pas suffi.

Une combinaison de combat ? Qu'est-ce qu'il me raconte ? Il voit bien que je suis perdue :

--- Eh oui, perso, je ne suis qu'un soldat, un piéton qui a plutôt l'habitude de se faire tirer dessus par des énergumènes du type de ton pote à la chevelure d'ange qui n'a d'yeux que pour toi en réunion. D'ailleurs, j'dois te dire, j'ai plutôt bien aimé ton petit numéro quand t'as cassé en deux leur dernier gros jouet soi-disant indestructible. Ça m'a fait un bien fou.

Moi aussi. J'étais assez fière sur le coup-là.

--- Bref, je parle beaucoup, mais j'aimerais aussi entendre ce que tu as à dire...

Ben voyons. Juste comme ça. Il faudrait que je lui dise tout ? Tout ce qui m'empêche de dormir la nuit... ou juste de fermer les yeux deux secondes la journée. C'est trop dur, je ne peux pas en parler. Pas avec mes gars en tout cas. Il y a trop d'émotions, trop de souvenirs. Et c'est inutile. Je sais qu'ils ont la trouille aussi. Mais je n'en peux plus. Je n'arrête pas de retourner ça dans tous les sens. Faut que ça sorte.

Je finis par dire :

--- OK.

Il acquiesce lentement :

--- OK. Au fait, moi c'est Rick.

--- Jane.

--- Enchanté Jane. Je t'écoute.

Je prends une grande inspiration. J'aurais surtout besoin d'un remontant. Je prends sa bière. Il me doit bien ça. Je vide le verre d'un trait. Rien à voir avec de la bière. Ni au niveau du goût, ni au niveau de l'efficacité pour donner du courage. Allez. Je n'ai pas besoin de ça.

--- Je n'ai pas peur des Myrides.

--- OK.

--- Ce sont des monstres. Mais à la fin, ce sont juste des aliens comme les autres.

--- C'est-à-dire ?

--- Ils ont des objectifs clairs. Au moins de leur point de vue. Mais ils restent plus ou moins prévisibles. Et faillibles. Ils ont juste des plus gros vaisseaux. Mais on va finir par les avoir.

--- OK...

Je soupire. Je suis fatiguée. Je ne sais pas si je peux arriver à en parler. Il le sent :

--- Tu sais, j'étais sur Cibella, quand tout est arrivé. Niveau horreurs, j'en connais un rayon. Alors vas-y, tu peux tout me dire.

Comme si c'était facile... Je n'arrive déjà plus à le regarder dans les yeux. Mais je me rends compte que j'en ai besoin. Que ce serait plus facile de tout raconter que de continuer à garder ça pour moi. Je finis par murmurer :

--- Il y en a d'autres.

--- D'autres ?

--- Aliens.

--- OK. D'autres aliens du type des Myrides, mais juste pas les Myrides ? Et encore pire que ces scélérats méphistophéliques ? Et elles se font appeler comment ces gargouilles lucifériennes ?

--- Les Krakenis. Mais peu importe leur nom.

--- Connais pas.

--- C'est bien ça le problème. Personne ne les connaît. L'ordinateur de mon vaisseau a mis plus d'une minute avant de traduire leur charabia. Il ne reconnaissait pas leur putain de langue.

--- T'es sûr qu'il était à jour ton truc ?

--- Tu crois que j'aurais peur d'une mise à jour en retard ?

--- Non, effectivement, ça sent la fiente moisie...

--- Écoute. Mes gars les ont attaqués par derrière. D'habitude, on plie ça en moins de deux. Mais là... Ces enfoirés se sont battus comme des chiens. Et tout à coup, ils se sont arrêtés. Net, comme ça. Ils ont tout stoppé.

--- Ils ont senti qu'ils ne l'emporteraient pas et ils ont pris le temps d'une petite prière ?

--- Non. La fin du combat n'était pas claire. Ils ont simplement tout stoppé, juste avant de vaporiser tout le putain de secteur. Mes gars et les leurs avec.

--- Diantre... Je comprends que ça te foute les jetons. Quand t'y penses, y'a quand même pléthore d'emmerdes dans cette foutue galaxie.  

--- Pléthore ? Putain, tu sais que je comprends pas la moitié de ce que tu dis ?

--- Désolé... Je voulais dire un paquet, un tas, plein de trucs merdiques prêts à nous péter à la gueule quoi...

--- Et tous ceux de la Fédé parlent comme ça ?

--- Non... en fait je tiens ça d'une ancienne copine qui a déteint sur moi. Elle était archéologue et elle aimait utiliser les vieilles expressions de l'ancien temps...

--- Était ?

--- Est. De ce que je sais, elle doit être encore en vie... mais disons qu'elle ne fait plus partie de la mienne.

--- Je sens que je vais chialer pour de bon ce coup-là...

--- OK. J't'embête pas avec mes histoires. Tiens, écoute plutôt ma musique.

Il me tend un écouteur. Je l'insère dans mon oreille et... Ah ! La vache, c'est pire que Silvio ce truc-là !

--- C'est... horrible... C'est un chant corse paléolithique ou quoi ?

Il rigole.

--- Désolé, c'est l'expression qui me fait rire. T'es pas loin de la vérité.

--- Et ça te fait rire ?

--- La fille qui m'a fait découvrir ça, en plus des langues anciennes, elle s'y connaissait en paléolithique. Et chaque fois qu'elle entendait cette expression, ça l'irritait. Elle disait que ça n'avait pas de sens. Que la corse n'existait pas au paléolithique, ou que les hommes ne chantaient pas encore à cette époque, bref je sais plus, mais pour elle, l'idée était insupportable.

--- Une vraie intellectuelle dis-donc. Et maquée avec un gros dur comme toi ?

--- Ouais, que veux-tu... à l'époque j'étais juste un gamin plein d'énergie... et fou amoureux...

--- Ça y est t'as gagné. Je chiale maintenant.

--- Y'a pas de quoi... c'est juste que... elle a eu l'opportunité d'aller faire des fouilles sur la Terre. Elle disait que personne n'avait cette chance. Tu sais que le nombre de visiteurs sur la terre est limité à quelques dizaines par an ? À tel point qu'il n'y avait pas de place pour moi... Bref, elle est partie, et je me suis engagé le lendemain, en gardant la musique... et quelques expressions.

--- OK, je vois le genre. Elle t'a bien pollué le crâne avant de se barrer pour son boulot sans penser à toi.

--- C'est un peu dur, mais en résumé, ça doit revenir à ça.

Il a vraiment l'air malheureux avec sa mine déconfite. Merde. Je vais finir par avoir pitié de lui.

--- Désolé, j'ai pas trop tendance à la douceur en ce moment.

--- J'imagine que t'as raison. Entre les Myrides et les autres bestioles, tu dois avoir ton disque dur bien rempli.

--- Ouais... Écoute. Je comprends pas tout ce que tu dis et je sais pas si les Krakenis étaient nés au paléolithique. Mais je suis sûre d'une chose. Ces enfoirés de kamikazes vont revenir. Et quand ils seront là, t'auras intérêt à être prêt. Et on aura plus qu'à espérer que ta musique leur fasse aussi peur qu'à moi.

Bip bip. Nos deux pads sonnent en même temps. Ce n'est pas bon signe. Je le laisse regarder le sien.

--- Bon, au moins on va pouvoir se mettre au boulot. Les grosses têtes horizontales ont pondu un topo sur la manière de trouer les engins de mort des Myrides. On va les transformer en ballons de baudruche !

--- J'espère que t'as raison...

--- Mais t'as pas l'air super convaincue.

--- C'est juste que... après le tour qu'on leur a joué, j'imagine qu'ils se tiendront prêts. On ne pourra plus les avoir aussi facilement.  

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