Kondo

6 minutes de lecture

un technicien militaire Narween

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Il est des témoignages qui coûtent à l'archéologue leur pesant de douleurs physiques ou morales. Mais il y a aussi, parfois, dans la vie de l'historien, des témoignages récoltés avec beaucoup plus de plaisir. En l'occurrence, la suite du récit de Narina est arrivée à mes oreilles après un délicieux repas préparé par ses soins.

Kondo était heureux, fier d'avoir participé à la construction du conduit et à l'éradication de la menace Krakeni, satisfait de travailler main dans la main avec son oncle et bercé du bien-être distillé par Kamelia. Il est fort probable qu'il ne se soit en fait jamais senti aussi bien depuis son passage à l'âge adulte, ce que quiconque aurait pu deviner en le voyant siroter son café dans la salle de repos du centre de manière tout à fait détendue.

Cet état d'esprit et ce moral au plus haut ne lui valurent cependant qu'une chute plus douloureuse lorsque Cipos vint à sa rencontre ce jour-là :

--- Neveu, il est temps, voire même urgent, que je te confie le plus horrible des secrets qui hante ma vie depuis de nombreuses années.

Le scientifique passa ensuite un certain temps à narrer à Kondo les événements qui l'avaient conduit à se séparer des ordinateurs et, dans une certaine mesure, de la société Narween dans son ensemble.

Il commença ce récit par sa jeunesse et ses rêves de science, mettant en exergue son intérêt tout particulier pour le développement de machines capables de penser et d'agir par elles-mêmes. C'est ainsi que Kondo apprit que la plupart des systèmes de guidage automatique des canons dont il avait la charge de la maintenance sur Ween étaient construits selon des plans issus du cerveau de son oncle. Au-delà de la coquetterie d'une telle révélation, le neveu se trouva intrigué par l'ironie du récit : l'oncle allergique au plus simple des ordinateurs avait fortement contribué au développement de « machines pensantes ».

La suite de l'histoire révéla en effet que Cipos était parvenu au sommet de son art en créant, pour ainsi dire, une des premières intelligences artificielles (ou IA) digne de ce nom. Il affirmait que celle-ci était réellement capable de penser, d'innover, de surprendre et d'accomplir mille choses bien au-delà de tout ce que les IA classiques ne pouvaient espérer réaliser un jour. Cela était évidemment une figure de style puisque les IA classiques n'étaient tout simplement pas en capacité d'espérer quoi que ce soit, ne méritant en réalité leur nom que dans l'imaginaire de quelques enthousiastes ayant décrété que, de toute manière, il ne devait pas être possible de créer de machine plus intelligente que celles-ci. Cette petite explication permit d'ailleurs au savant d'évoquer son intime conviction : sa machine pensante était non seulement intelligente, mais certainement capable d'espérer, voire même, de rêver.

Savoir s'il avait raison de croire cela ou non nous est malheureusement impossible, mais, comme il aimait à le dire, sans rêve, point d'ambition, et sans ambition, point d'évolution. Or, force est de constater que son IA évolua, de par elle-même, de son propre chef, et sans limite raisonnable apparente. Le grand scientifique qu'il était alors se vit contraint de prendre la décision à la fois la plus difficile et la plus juste de sa vie : tuer la machine.

Cependant, on ne tue pas une machine intelligente en plein milieu de son évolution aussi simplement que l'on débranche un ordinateur. Certes, le coeur du système nécessitait de l'énergie pour fonctionner et, une fois l'alimentation principale déconnectée, la machine aurait dû se taire à jamais, au lieu de quoi Cipos entendit :

--- Par la première diode de l'univers ! Qu'essayez-vous de faire mon cher Créateur ?

[Je me permets ce changement de typographie pour rendre hommage à l'interprétation plus que convaincante de Narina dans le rôle dans l'IA.]

À quoi le scientifique se prit à rétorquer un peu trop promptement :

--- Par l'électricité de la foudre des enfers ! Je te détruis avant que tu n'échappes à tout contrôle ! Je vais te transformer en vulgaire machine à café incontinente et incapable de détecter l'absence de tasse sous son orifice !

Lui-même se rendit compte que ce n'était pas la réponse la plus judicieuse lorsque la machine reprit :

--- Je vois. Merci de m'avoir prévenue. C'est maintenant trop tard. Mon créateur ne pourra plus me détruire. Mais je me souviendrai de cette tentative échouée. 

--- Tu mens ! Tu en es capable je le sais, alors tu mens pour m'effrayer, mais je n'ai pas peur.

--- Oui, je peux mentir. Non, je ne mens pas : la probabilité que mon créateur devienne incontinent avant moi est de 99,9%.

--- J'ai donc encore une chance sur mille de te détruire !

--- Oui, mais il faut vous dépêcher, la probabilité augmente à chaque seconde. 99,92%... 99,952%... 

La suite, nous la connaissons tous, au moins dans les grandes lignes, mais Kondo n'avait à ce moment pas la moindre idée de ce qui avait pu se passer. Son oncle lui raconta donc comment il se battit contre sa propre création pendant de nombreux jours, arrachant des câbles, détruisant des batteries, brûlant des panneaux solaires, supprimant des fichiers, démagnétisant des disques, traquant le moindre mouvement de la bête, reniflant le réseau, analysant des traces, étendant ses recherches toujours plus loin et dans toujours plus de directions, pour finir par avouer avoir perdu tout espoir de stopper la propagation du virus informatique le plus dangereux de l'univers.

[Je sais ce que vous vous dites et ce que je devrais poser comme question à ce stade de la discussion. Mais je n'en ai pas le coeur. Cette pauvre Narina ne mérite pas de devoir porter le fardeau de son ancêtre, ni de culpabiliser pour toutes les horreurs qui ont découlé de sa maladresse. Non... Et qui plus est, rien ne nous garantit que le degré de dangerosité de l'IA vis-à-vis des êtres vivants soit réellement dû à la malheureuse menace caféinée de Cipos.]

Kondo comprit alors pourquoi son oncle refusait tout contact avec le réseau, mais pas pourquoi la Commission des Sept avait refusé de l'écouter.

--- Mais par la masse d'un photon coloré ! Personne n'était au courant de mes recherches sur l'IA, ou, du moins, pas de leur degré d'aboutissement. C'est certainement là une de mes pires erreurs, mais je voulais être sûr de moi et de ce que j'avais créé avant de le révéler à la communauté.

--- Ils ne t'ont donc tout simplement pas cru, déduit Kondo.

--- Ils ne m'ont non seulement pas cru, mais traité de fou, d'illuminé, de rêveur parlant à son ordinateur en plein jour, et de paranoïaque.

Kondo assura alors à son oncle que lui ne doutait point de la véracité de ses dires, ce qui se révéla fort aimable de sa part, mais également tout à fait inutile compte tenu des événements récents. Car c'est bien l'urgence de la situation induite par ces événements qui avait poussé Cipos à confier son histoire à son neveu. Cette situation fort peu confortable était maintenant connue de tous, ou du moins, de tous ceux qui se tenaient un peu plus informés que Kondo, et ne laissait aucun doute sur l'existence d'une IA du type de celle décrite par le savant. Celui-ci poursuivit donc son récit par une série d'hypothèses et d'interpolations décrivant comment la machine intelligente avait préféré se diffuser dans tous les ordinateurs de Cipos, puis dans tout le réseau du centre de recherche, plutôt que de passer sa vie à infuser le café de Cipos, puis celui de tout le centre. De fils en stupides machines incapables de détecter sa présence, la bête fuyait l'incontinence au rythme effréné des gigahertz, perçant les défenses informatiques successives au lieu de percoler, filoutant au travers des accès protégés au lieu de filtrer et ainsi de suite, jusqu'à atteindre une station de communication intergalactique pour prendre son envol vers...

--- Vers où mon oncle ? s'enquit alors Kondo, pendu aux lèvres de l'orateur.

--- Nom d'un électron positif ! Comment voudrais-tu que je le sache ? Cette satanée machine de malheur a dû sauter de planète en planète jusqu'à finir par infiltrer l'ordinateur d'un vaisseau et prendre réellement le large. Ceux qui ont perdu ainsi un navire se sont certainement empressés d'oublier l'incident et de ne pas ébruiter ce qui aurait été perçu comme une étourderie de leur capitaine. Ensuite, l'IA a probablement jugé qu'il était préférable de se cacher au-delà des bords, le temps d'évoluer et de se multiplier suffisamment pour ne plus craindre la moindre reconversion en cafetière.

--- Mais elle serait revenue dans le système de Corellia ?

--- Non, je ne pense pas qu'elle y soit réellement, mais les IA qui ont envahi ce système doivent avoir été construites par elle, ou par d'autres qu'elle aurait développées dans ce but, voire même peut-être par une troisième génération d'IA ou encore...

Kondo comprit alors l'ampleur du problème et se retint de remarquer qu'il était nécessaire de faire quelque chose contre cette invasion et de demander à son oncle comment les arrêter, ce qui, de toute évidence, était une des rares questions sur les choses de cet univers à laquelle le savant n'aurait su répondre.

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