Première version
La fête de l’Aïd. Illizi, le 16 septembre 2023.
Quand mon père a déménagé de France, il a apporté deux précieux véhicules haut de gamme : une magnifique Peugeot 505 et un puissant fourgon Peugeot J9. Il a généreusement offert la voiture flambant neuve à mon oncle Sidi Saïd, chauffeur de taxi depuis belle lurette et démarcheur incontournable de la famille. La nouvelle berline dernier cri devrait remplacer son ancienne automobile, encore en bon état mais usée par le temps.
Cependant, il a gardé le fourgon pour lui-même, alors qu'il s’est installé définitivement en Algérie. Il l’utilisait comme moyen de locomotion lorsqu’il s’est converti en marchand de légumes ambulant. Les débuts de cette nouvelle vie étaient très ardus, marqués par une pointe de regret et de dépit. Car, quelque peu naïf et méconnaissant la situation du pays, il était inconscient des défis qui l’attendaient.
À son retour en Kabylie, mon père a radicalement changé aux yeux de tous. Il passait d’un riche émigré à un modeste villageois, sans emploi, sans le sou, et avec de nombreuses bouches à nourrir. Son visage reflétait la gravité de la situation, et ses épaules semblaient porter un fardeau de plus en plus lourd. La fierté qu’il arborait autrefois s’était estompée, laissant place à une déception inébranlable.
Pire encore, en se séparant de ses frères en 1990, qui avaient partagé les derniers sous qu’il avait lui-même rapportés de France, il s’est vu contraint d’acheter, de ces derniers, le fourgon qu’il avait également ramené de l’Hexagone. Il s’est retrouvé, du jour au lendemain, sans toit et a dû bâtir une maison en dur, en l’espace de deux ans, faute de quoi, il aurait été condamné à passer ses nuits à la belle étoile. Le sentiment d’urgence pesait lourdement sur ses épaules, créant une atmosphère de pression considérable et constante.
C'était à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Une sinistre période, où le pays a sombré dans une crise sans précédant, à la fois politique, économique et sécuritaire. J’étais encore écolier à l’époque, fréquentant l’école d’Agouni n Seksou, dans le village de Tahanouts, commune d’Aït Aïssa Mimoun.
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Pour les familles pauvres, la fête de l’Aïd, bien que particulièrement coûteuse, était imprégnée d’une incroyable effervescence. La Petite Fête, appelée «lɛid tameẓyant» survenait après un mois de ramadan consacré à la consommation de denrées inaccessibles aux petites bourses. La Grande Fête, ou «lɛid tameqqrant» impliquait le sacrifice d’un mouton qui coûtait les yeux de la tête.
Pour les enfants, c’était un moment d’excitation et de réjouissance. Une occasion tant attendue de recevoir de nouveaux jouets et de vêtements neufs, de se régaler de confiseries à profusion et de savourer la viande tant prisée et autres mets rares et précieux. Leurs visages rayonnants reflétaient un mélange d’enthousiasme et d’impatience. Toutefois, compte tenu de la situation difficile de mon père, mon cœur était souvent lourd à l’idée qu’il ne pourrait pas me fournir de nouveaux habits ni de chaussures pour cette occasion.
Ainsi, mon attitude était empreinte de résignation mêlée à une certaine amertume. Par manque de moyens, je portais des tenues fripées et des chaussures usées. Conscient de ma piètre condition, mon visage exprimait la honte, la désolation et la déception. Mes costumes raccommodés, dégageaient une aura d’humilité forcée. Souvent, par négligence, je me retrouvais dans des vêtements sales et déchirés et des chaussures qui «riaient».
Quant aux jouets, on les fabriquait soi-même avec les matériaux de fortune. Les gamins de l’époque confectionnaient des «tracteurs» aux roues en liège et des «voitures» en fils de fer. On inventait également des fusils en roseau, des toupies en bois, des pétards en plomb, et autres joujoux encore. Néanmoins, les véhicules en plastique et les pistolets vendus dans les magasins restaient un luxe, le rêve de chaque mioche à la veille de l’Aïd.
Pour les enfants de notre génération, l’Aïd était aussi l’occasion de sortir et de découvrir le monde. Le simple fait de monter dans une voiture était déjà un exploit en soi. Mon père possédait un véhicule, une chance qui n’était pas donnée à tout le monde. J’attendais d’ailleurs la fête avec impatience, dans l’espoir de faire une petite excursion à bord de « notre » fourgon flambant neuf.
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Mon petit cousin Mohand m’a raconté que, chez sa sœur mariée dans le village d’Ihouna, il y avait des jouets de rêve venus de France. Il m'a répété son histoire à maintes reprises et avec beaucoup d'enthousiasme et d’excitation. Il s’agissait de Lego pour construire des maisons, voire une ville entière, de petites voitures et de trains sur rails. On y trouvait même des animaux miniatures d’un réalisme saisissant. J’ai décidé, avec autant d’impatience que d’enthousiasme, d’aller voir ces merveilleux joujoux dès que l’occasion se présenterait. Le jour de l’Aïd, bien sûr !
Lorsque la fête religieuse est finalement arrivée, mon grand cousin M’hand a été désigné pour se rendre à Ihouna. Mon cousin Mohand et moi-même, avec notre objectif en tête, lui avons demandé de nous laisser l’accompagner. De mauvaise grâce, il a accepté, à condition d’obtenir, bien entendu, l’autorisation de nos parents respectifs.
Mohand est allé voir son père, qui a accepté la requête avec une grande joie. L'oncle, Sidi Amer, lui a répondu avec un sourire radieux :
« Ṛuḥ ad tedduḍ akked sidi-k Aɛli ! Va avec ton oncle Ali ! », en référence à mon propre géniteur.
Mon père se tenait là, au bord de son véhicule, à la placette d'Ahrik El Koumi. Il était assis sur le siège conducteur, tout fier de son petit joujou, la seule chose qui lui restait de ses jours de gloire. Avec sa tête chauve, en couronne d’Hippocrate, et vêtu d’un costume classique rapporté de l'Hexagone, il se pavanait comme un coq, une cigarette blonde à la main. Je me suis approché timidement et lui ai demandé avec une pointe d’anxiété :
« A ba ! Ad dduɣ ad rezfeɣ ɣer Iḥuna akked M’hand ?! Père, puis-je aller à Ihouna avec M’hand ?! »
Il m’a fixé d’un regard agressif et méprisant et m’a répondu avec dédain :
« À quoi servent les visites pour toi ?! Tu ressembles d’ailleurs à un clochard. Tu es sale, dégueulasse, avec les cheveux longs, mal coiffés et négligés, et des ongles crasseux et non coupés. Tu portes des vêtements usés et malpropres, et des chaussures souillés, puantes, et trouées. Tu devrais rester caché à la maison. N’as-tu pas honte de te montrer ainsi devant des étrangers ?! »
Il m’a humilié ainsi, me faisant croire que j'étais coupable de ma misérable condition. Il s'est moqué de moi avec une méchanceté inouïe, pour me dissuader de vouloir rendre visite à la famille élargie. Ses mots m'ont glacé les veines et le cœur et m'ont poignardé jusqu'à la moelle des os.
Après cette douche froide, offensante et gratuite, il a menacé de me donner une bonne fessée, en gueulant :
« Ay aɣyul, lukan mačči d leɛwaceṛ, ad teččeḍ tiɣrit ! Bourricot ! Si ce n’était pas un jour de fête, je t’aurais donné une belle bastonnade ! »
Il aimait particulièrement répéter : « Ad k-ǧeldeɣ! Je vais te flageller ! »
Le jour de l’Aïd, lorsque mes cousins demandaient à leurs parents respectifs l’autorisation de rendre visite à la famille élargie, leurs yeux pétillaient d’excitation. Leurs démarches étaient légères, empreintes d’une joie anticipée. Leurs rires sonores et leur enthousiasme emplissaient la maison de gaieté, et leurs gestes traduisaient une confiance en soi que je ne pouvais m’empêcher d’envier.
Quant à moi, lorsque j’implorais la permission de mon père, ses paroles infligeaient des coups à mon amour-propre. Son regard désapprobateur me faisait me sentir plus petit que jamais, et je baissais la tête, me sentant diminué. Chacun de ses reproches était comme un poids sur mes épaules, ajoutant à ma honte déjà profonde.
Le fourgon de mon géniteur était spacieux et cylindré, capable d’accueillir une vingtaine de personnes. Malgré sa puissance, il semblait, à mes yeux, symboliser ma détresse, mon humiliation et ma marginalisation.
Les enfants de mes oncles paternels étaient propres et portaient des vêtements neufs. Ils se précipitaient pour prendre place dans le véhicule et partir en voyage.
Alors qu’ils s’entassaient joyeusement à l’intérieur, je restais en retrait, déçu, furieux et honteux. Un bouillon explosif de tristesse, de colère et d’indignité s’est emparé de moi, créant un large fossé émotionnel entre eux et ma propre personne.
Le fourgon du père démarra enfin. Mon cousin Mohand et tous les enfants de mes oncles étaient à bord. Ironie du sort, seul le fils était exclu. Et moi, resté au quartier, je le voyais s’éloigner du village. C’était la journée la plus triste de mon enfance. Telle était la volonté de mon père !
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