Tu t’appelles comme moi ?
Parfois, comme tout un chacun, il m’arrive de me retourner un peu sur mon passé.
Et si je m’adressais directement à l’enfant que j’ai été ? Je vais lui écrire une petite bafouille... Déranger le cours du temps, est-ce une bonne idée ? Eh bien, oui, je crois. Ça n’engage à rien. Je vais lui écrire une lettre pour ses cinq ans, il ne sait pas encore bien lire, tant mieux après tout, il la lira plus tard.
Voilà, je m’adresse à moi-même cette missive, évidemment, je ne pourrais jamais la lire, puisque les facteurs ne remontent pas le temps. Déjà, quand ils montent les escaliers, on peut s’estimer heureux... Comme j’adore les absurdités, de bon cœur, je relève le défi de m’adresser à quelqu’un que je connais bien, mais qui lui, ne me connaît pas.
« Tu sais, petit, je connais toute ta vie. Désormais, il n’y a plus une seule zone d’ombre, plus un secret qui m’échappe. Il ne faut pas que tu t’inquiètes, tes nouveaux parents ne sont pas si méchants que ça. Ils ont leurs soucis, ils ont fait trois enfants, ce sont tes demi-sœurs et ton demi-frère, en 1963, leur vie n’est pas aisée. Je sais que tu souffres de ne plus être avec tes parents nourriciers... Et tes sœurs de lait... Elles te manquent aussi. Tu vas les revoir, ne t’en fais pas. Ils pensent beaucoup à toi.
Tu fais rire tout le monde quand tu promènes la poussette et la poupée de Sylvie dans la cour. À cause de ça, ton beau-père se moque de toi, il te prend pour une fille-manquée. Ne t’occupe pas de lui, il est nul ! Il ne sait pas encore que cette poussette, pour toi, c’est un gros camion et la poupée, c’est toi, qui le conduis. Déjà, tu te vois sur les routes et les grands espaces. Dans ta tête, tu quittes cette maison où on te fait bien sentir que tu n’as qu’une demi-place.
Tu vas attendre encore quinze années, et tu pourras démarrer ton premier camion-remorque. Tu seras si heureux d’avoir réalisé ton rêve que tu ne compteras plus tes heures de travail, tu avaleras des millions de kilomètres sans jamais broncher. Ce sera souvent difficile, mais comme un bon marin, tu ne lâcheras jamais la barre.
Et puis un jour, sonnera l’heure de la retraite, tu feras le bilan de ta vie et alors, on se retrouvera tous les deux, sur cette page blanche qui se noircit. À juste titre, tu seras fier de ta descendance.
Tiens, une idée... Si on écrivait ensemble, une gentille lettre à nos petits enfants ? »
Bruno Jouanne.
— « Tu t’appelles comme moi ? Pourquoi ? »
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