09. Hypocrisie courante

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Alexei

Je dépose tout ce que nous avons acheté au marché sur les plans de travail de la cuisine. C’était une expérience intéressante et je suis content d’avoir rencontré toutes ces personnes qui connaissent bien Clémentine. Cela me donne une meilleure image d’elle et je me dis qu’elle a vraiment du mérite à essayer de reprendre avec autant de courage le restaurant tenu par son père pendant toutes ces années.

Je repense aussi à notre échange avec son amie Marion. Enfin, amie, c’est vite dit. Quand j’ai entendu comment elle s’adressait à ma patronne, mon sang n’a fait qu’un tour et je ne me suis pas contrôlé dans mes réactions, allant même jusqu’à la menacer de lui couper la tête ! Si elle savait que j’ai déjà été dans des situations où j’ai failli en arriver à de telles extrémités… Je pense en tous cas que j’y suis allé un peu fort avec elle, mais au moins, si on se recroise, elle fera attention à la façon dont elle traite les autres ! Surtout qu’elle est totalement injuste sur la façon dont elle voit Clémentine ! Comment ne peut-on pas voir qu’elle est une femme magnifique ? Elle a des courbes à faire bander un mort ! Et ce sourire plus dévastateur que les tempêtes de neige en Sibérie ! En tous cas, elle me donne envie, c’est sûr. Envie de quoi ? Envie de baiser, mais peut-être un peu plus si je veux être honnête avec moi-même.

— Clémentine, tu as encore besoin de moi ou je peux aller me reposer un peu avant le service ?

— Si tu peux juste remplir le bac d’eau avant de partir, pour laver les fruits et légumes, s’il te plaît ? Il pèse une tonne une fois plein et tu es clairement plus musclé que moi.

— Pas de soucis, je m’en occupe.

Je fais couler l’eau et l’observe du coin de l'œil alors qu’elle range tous nos achats du matin dans les frigos. Sa robe orangée virevolte autour d’elle, accompagnant tous ses mouvements dans un ballet très agréable à regarder. J’aime beaucoup la vue sur ses jambes dénudées et bien bronzées, tout comme sur son décolleté ravissant. Je comprends, depuis que je l’ai vue se baigner nue, comment elle fait pour garder ce teint hâlé. Une fois le bac rempli, je le soulève sans difficulté et l’installe pour qu’elle n’ait plus qu’à laver les légumes.

— Ne le range pas, je le ferai à ma prise de service, lui dis-je avant de la laisser pour retrouver mon appartement.

Je regarde rapidement mes mails et je fronce les sourcils en voyant celui qui vient de Dimitri. Sans attendre, je l’appelle afin de savoir ce qu’il se passe.

— Allo, Dimitri ? Tu veux quoi ? lui demandé-je en russe.

— Tu n’as pas envoyé de fric la semaine dernière. Tu penses quoi ? Que je vais te laisser t’en tirer comme ça ? Tu sais ce que ça veut dire, si tu paies pas, non ?

— Dis-pas n’importe quoi, Dimitri, j’ai envoyé les deux cents euros que tu m’avais demandés. Je ne manque jamais un paiement, tu le sais bien ?

— T’as pas eu le topo ? Ta fille a été malade. Il y a eu des frais supplémentaires. Soit tu les paies, soit on la laisse se démerder. Je suis clair ?

— Tu as besoin de combien ? demandé-je, frémissant d’inquiétude.

— Cinq cents euros. En plus des cents euros hebdomadaires. Avant la fin du mois, sinon tu peux dire adieu à ta Lisa. Ladno ?

— Oui, je vais me débrouiller. Tu auras le fric avant la fin du mois.

Je suis obligé de répondre à toutes ses “demandes”, quelles qu’elles soient, comment faire autrement ? Si je n’envoie pas l’argent, qui sait ce qui adviendra à ma fille ? En venant en France, j’ai dû l'abandonner au pays, je n’ai pas eu le choix, et maintenant que sa mère est morte, c’est la “famille” qui s’en occupe. Et la “famille” est vorace et en veut toujours plus.

Je me lève, m’approche de la fenêtre pour regarder la vue apaisante que m’offre la mer. Pensif, je me demande comment je vais faire pour trouver autant d’argent avant la fin du mois. La paie que j’ai de serveur ne me permet pas d'économiser autant. La seule solution pour moi, si je ne veux pas qu’ils commencent à m’envoyer des parties du corps de ma fille en petits morceaux, c’est de réussir à dégouter Clémentine de son restaurant, comme ça, j’aurai la prime promise par Hervé. Je ne vois pas d’autre solution.

Cependant, depuis mon arrivée, j’ai l’impression que les choses ont changé : Je n’ai plus envie de lui nuire à cette jolie femme si courageuse, j’ai plutôt envie de l’aider à s’en sortir, elle en a le potentiel. Mais si je fais ça, adieu la prime et adieu à ma Lisa, il faut donc que je me blinde. Ce ne sera pas la première fois que je dois faire une mission dont le résultat n'est pas à mon goût. Ce serait juste plus simple si j’avais un chef à qui obéir aveuglément car là, c’est moi qui prends les décisions, moi qui contrôle tout… Et donc moi qui dois tout assumer. Alors, plus vite fini, plus vite tranquille. Il faut que j’y arrive. Et vite. Très vite, même.

J’envoie un SMS à Hervé :

“Il faut lui coller un chef dans les pattes. Pour la dégoûter. Moi, je passe en phase 2.”

La réponse ne se fait pas attendre :

“Mettez Paul hors service. Je m’occupe du reste.”

Je soupire. Le vieux cuistot est sympa et ça me fait chier d’en arriver là, mais seul le résultat compte. Si je réfléchis trop, je vais hésiter. Et si j’hésite, je vais perdre ma seule chance de sauver ma fille et la revoir vivante. Je n’ai pas le choix. Il faut juste que je trouve les moyens d’arriver au résultat pour lequel je suis payé. Il faut juste que j’oublie que des destins vont être bouleversés par mes actes. Il faut juste que je me remette dans l’état d’esprit d’un soldat en guerre. Horrible à faire. Mais nécessaire.

Je descends et retrouve les deux chefs dans la cuisine en train de parler gaiement. Clémentine me salue à mon arrivée en souriant, mais je ne parviens pas à lui répondre hypocritement. Mon manque d’enthousiasme semble la contrarier, mais c’est bien là le cadet de mes soucis. J’observe et réfléchis. Je suis passé en mode guerrier et je ne dois pas écouter mon cœur. Juste faire le job.

Sonia arrive à l’heure pour une fois, et je me retrouve pris dans la frénésie du service. On voit qu’on approche du weekend car il y a foule ce midi. Le restaurant est vite plein et les commandes affluent. Comme il fait chaud dehors, les clients font le plein de boissons. Le chiffre d’affaires va être bon ce midi, et, au lieu de me réjouir, cela me met en colère car cela risque de rebooster le moral de Clémentine et rendre ma mission plus difficile encore. Il faut que j’agisse et que je le fasse vite. Un peu désespéré, je mets en action le seul plan qui m’est venu en tête. Je profite d’une petite pause dans l’agitation générale et je vais trafiquer au compteur électrique qui se situe à l’arrière du restaurant. J’ai assez de connaissances pour faire ce qu’il faut et, armé d’un petit tournevis, je provoque un court-circuit qui vient griller le compteur. Mon méfait perpétré, je file vers le restaurant où je viens buter contre Clémentine que je retiens pour qu’elle ne tombe pas.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? On dirait qu’il n’y a plus de courant ? demandé-je comme si je ne savais pas ce qui était en train d’arriver.

— Bien vu Sherlock, bougonne-t-elle en me contournant pour sortir.

— Tu vas où ? Il ne faudrait pas aller voir le compteur ? lui lancé-je avant qu’elle n’atteigne la porte.

Je m’en veux de jouer ce rôle mais il ne faut pas qu’elle comprenne que je sais où est le compteur électrique.

— Le compteur est à l’extérieur. Va rassurer les clients, je reviens !

Je la vois sortir comme une furie et je reviens vers la salle où j’indique à tout le monde que nous sommes en train de résoudre le problème. Pour l’instant, tout le monde prend ça plutôt à la rigolade et l’ambiance est bon enfant. Je prends l’initiative d’ouvrir une bouteille de vin et fais le tour des tables pour en offrir à tous les amateurs, jetant des coups d'œil réguliers vers la porte où Clémentine ne réapparaît toujours pas.

Je finis mon petit tour et me dirige vers la porte quand Clémentine surgit en courant et vient à nouveau buter contre moi. Une nouvelle fois, je la retiens avant qu’elle ne tombe.

— Alors, pourquoi tu n’as pas remis le courant ?

— Parce que cette merde ne redémarre pas, peu importe ce que je fais, c’est pas possible !

— On fait quoi alors ? On dit à tout le monde de partir ? Ils ont presque tous fini de toute façon… Ça devrait aller, non ?

— Oui, soupire-t-elle en déverrouillant la porte de son bureau. Fait chier ! Offrez-leur à boire, je vais voir avec Paul s’il a besoin d’un réchaud ou de je ne sais quoi. Il faut que j’appelle le réparateur rapidement, sinon tout le stock frais va être mort.

— J’ai déjà donné à boire, j’ai anticipé.

— Super, merci. Ça va vraiment être la merde pour le service du soir… N’hésite pas à me dire si des clients se plaignent, j’irai les voir.

— Je gère.

J’ai un peu honte de mon comportement et de mes mensonges, mais la pensée de l’enjeu vis-à-vis de ma fille m’aide à tenir. Quand je vois son regard reconnaissant, j’ai juste envie de la prendre dans mes bras, de la réconforter, d’avouer mon acte, de lui en expliquer la raison, mais je ne peux pas. Et je dois donc vivre avec ce sentiment qui me met mal à l’aise, je dois faire avec cette impression de trahison et assumer les conséquences.

J’informe les clients que nous avons un problème technique et demande à ceux qui ont terminé de payer par chèque ou en liquide. Quelques-uns n’ont que leur carte bleue, d’autres attendent le dessert qui va peut-être arriver. Je retourne voir Clémentine et la trouve en pleurs dans le bureau. J’entre et referme derrière moi, me traitant intérieurement de salaud, mais j’essaie de faire ce que je peux pour la réconforter.

— T’inquiète Clémentine, on va gérer. On est là pour toi.

— Ça me fait de belles jambes, tiens, bougonne-t-elle en essuyant rageusement ses joues. L’électricien ne peut pas venir avant deux jours !

— Il faut en appeler un autre ! Voir avec EDF peut-être ? Sinon, on va à Kiloutou et on prend un groupe électrogène. Tu vas voir, ça va aller.

Intérieurement, je continue à m’insulter tout en me disant que mon sabotage a encore mieux marché que le sel dans la sauce. Quel sentiment ambigu je ressens, car j’ai à la fois l’impression de trahir une femme bien et en même temps d’avancer pour sauver ma fille. Je suis déchiré par ces deux sentiments conflictuels en moi. Pourquoi l’un ne peut-il aller sans l’autre ?

— J’en ai contacté cinq, tu crois quoi ? Bon sang, et moi qui rêvais de quelques jours de congés, tu parles, si j’avais su, je n’y aurais même pas pensé. Faut que j’aille voir Paul, dit-elle en se levant de sa chaise pour sortir du bureau et rejoindre la cuisine alors que je la suis docilement. Tu t’en sors, Paul ? Tu as besoin de quelque chose ?

— Du courant ? Sinon, j’envoie les quelques tartes que j’ai. On ne peut pas démarrer le four, sans électricité, même s’il fonctionne au gaz. C’est fou.

— On a la poisse, c’est pas possible ! Ok, on respire, marmonne Clémentine en inspirant profondément. Qu’est-ce que tu peux proposer sans four ? On va encore perdre de l’argent, mais on va offrir le dessert…

— Les crèmes aux œufs finissent de cuire dans le four chaud. Et de la glace ! Au moins, ça ne sera pas perdu !

— Bien… Il reste des meringues de mon coup de sang de la nuit, proposez-leur en leur disant qu’on veut l’avis des clients pour les mettre à la carte, et n’oubliez pas de les avertir qu’elles sont amères, poursuit Clémentine en se tournant vers Sonia et moi. Et précisez-leur que le dessert est offert par la maison, évidemment. Je file un coup de main à Paul et je vous rejoins.

— D’accord Clémentine ! Et pour ceux qui veulent payer en carte bleue, on fait quoi ? La machine marche pas sans électricité…

— En voilà une bonne question…

— Je vais leur dire de revenir payer quand ça marchera. Je pense qu’ils viendront, non ? De toute façon, on ne peut pas faire grand-chose d’autre que leur faire confiance… dis-je, cherchant vraiment une solution aux problèmes que j’ai créés.

— Ouais, on va partir du principe que l’honnêteté existe, dit-elle en se mettant en action dans la cuisine.

Je n’ose pas répondre à ce commentaire de peur de me trahir. Parler d’honnêteté est au-dessus de mes forces. Je suis peut-être un gros salaud, mais j’ai quand même un minimum de conscience. Je mens déjà assez comme ça et je ne veux pas en rajouter. Je me dépêche de retourner en salle et gère avec Sonia les différentes tables jusqu’à ce que le dernier client parte. Avant d’aller retrouver les autres en cuisine, j’envoie un SMS à Hervé :

“Repas de ce midi = fiasco. Préparez la prime. C’est la merde ici.”

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