16. Entre cheffe et chef

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Clémentine

Je m’étire dans mon lit en soupirant. Je suis tombée comme une masse, hier soir. Faut dire que gérer la cuisine seule n’a pas été une mince affaire. Je ne tiendrai jamais le rythme plus de quelques jours. Encore, si le restaurant faisait moins de couverts, ce serait envisageable, mais là… Je sais que mon père avait pour projet d’embaucher deux autres serveurs, avant son décès, et il en avait les moyens. Aujourd’hui, je suis entre les deux. Je ne peux pas me permettre deux serveurs de plus, mais je ne suis pas non plus dans la panade totale. Là, on tourne juste ce qu’il faut pour nous quatre.

Sonia et Alexei ont été géniaux hier. Sans eux, je ne m’en serais jamais sortie. Sonia a pris en charge plus de tables, et Alex m’a aidé au dressage. Il est doué de ses mains, vraiment. Et observateur, parce qu’il a pu dresser comme je le faisais, et comme le faisait mon père à l’époque.

Ce matin, pas le temps pour du Yoga ou une baignade, j’ai trop traîné au lit, mais j’avais besoin de reposer mon corps. Tenir un restaurant, de sa compta à sa cuisine, c’est tout simplement épuisant. Je me demande comment faisait mon père, d’autant plus que les galères s’enchaînent, encore et encore. Paul va bien, mais ça ne change rien au fait que je ne pourrai pas compter sur lui avant plusieurs mois. Reprendre la pâtisserie me fait plaisir, mais j’ai un mauvais pressentiment quant au nouveau chef. Hervé doit déjà regretter de m’avoir trouvé Alexei, alors je l’imagine bien me fourrer dans les pattes un vieux cuistot têtu, ou un petit jeune encore en formation ou à peine sorti de l’école.

Quand je me décide enfin à me lever, je gagne la cuisine et me fais couler un café avant d’allumer la radio, pas trop fort, et de filer à la salle de bain pour une bonne douche. Je sursaute en y découvrant Alexei, en boxer, en train de se brosser les dents.

— Oh pardon, je ne t’avais pas entendu, m’excusé-je en tirant maladroitement sur mon débardeur.

— Bonjour ! Tu as de la chance, je viens de repasser mon boxer après ma douche. Tu vas bien ?

De la chance ? Tu parles… Je n’aurais pas dit non à un étalage de la marchandise. Merde, il faut définitivement que je calme ces foutues hormones, j’ai bien d’autres chats à fouetter. Fouetter… Non, pas mon truc, mais ce petit cul affriolant me donne bien des idées.

— Oui oui, j’ai récupéré de ma journée d’hier, dis-je en me secouant mentalement. Je n’ai pas eu le temps de dire ouf que je devais ronfler. Et toi ?

— Tu n’as pas ronflé quand tu as passé la nuit avec moi, me répond-il en me matant sans retenue alors que mes tétons se dressent sous mon débardeur. Moi, je vais bien. Prêt à rencontrer le nouveau chef.

— Je le sens pas, soupiré-je en le rejoignant près du lavabo pour récupérer ma brosse à dents. Hervé va me coller un connard ou un incompétent, j’en suis certaine. Il ne veut pas m’aider, il veut récupérer le restau… Enfin, j’en sais rien… C’est lui qui t’a conduit ici et tu m’es d’une grande aide, je ne sais plus quoi penser.

— Je fais ce pour quoi je suis payé, c’est tout, me répond-il doucement en détournant son regard, peut-être gêné de notre proximité.

— Tu fais plus que ce pour quoi tu es payé, arrête. Outre le garde du corps particulier, j’entends, dis-je en lui souriant avant d’enfourner ma brosse à dents dans ma bouche.

Je vais m’asseoir sur le rebord de la baignoire et grimace en sentant la fraîcheur de l’émail sur mon postérieur. C’est vrai quoi, il assure en tant que serveur et, hier, m’a même aidée en cuisine. Une question me turlupine depuis que je l’ai vu dresser, mais je n’ai pas osé la poser dans le moment.

— Dis-moi, dis-je la bouche pleine de dentifrice, t’as déjà bossé en cuisine, non ?

— Oui. Mais jamais avec une aussi jolie cuisinière que toi, me répond-il sans vraiment se dévoiler.

— En France ? Ou dans ton pays ? Tu étais quoi, commis ? Chef ?

— En Russie, oui. J'étais surtout amoureux… Ma femme avait un restaurant.

— Oh… Je vois.

Je ne sais pas trop quoi lui répondre, honnêtement. Alors, il y a une femme dans le paysage ? Où est-elle ? Pourquoi est-ce qu’il me drague de la sorte s’il est marié ? Ils n’ont pas d’alliances, en Russie ? Pas touche aux hommes mariés, Clem ! Ça n’apporte que des problèmes ! Enfin, quasiment que des problèmes, la plupart du temps. Y a quelques fins heureuses, mais c’est plutôt rare.

Je vais me rincer la bouche sans rien ajouter, mal à l’aise de me promener en petite tenue devant un homme marié. Ouais, ça change la donne, en plus du côté patronne et employé, voisin et voisine, maintenant je ne vois plus que ça. Au moins, ça remet les pendules à l’heure.

— Bon… A plus tard, je ne vais pas tarder à descendre au restaurant, dis-je en quittant la salle de bain.

— Clem ! Attends ! crie-t-il presque en me retenant par le bras.

— Quoi ? dis-je plus brutalement que je ne l’aurais souhaité et en me retenant de l’envoyer bouler.

— Je ne sais pas ce que tu t'imagines, mais ma femme est morte. Tuée par des terroristes. J'ai dû fuir mon pays après ça. Mais je ne veux pas de ta pitié. Fais comme si tu ne savais pas.

Je reste comme deux ronds de flan devant ses révélations. Ce qu’il me raconte est terrible et, bien loin de la pitié qu’il pense que je pourrais ressentir, c’est un mélange de colère et de tristesse qui m’assaille.

— Je suis désolée, ça a dû être terrible… Enfin, ça doit encore l’être. Pardon, j’ai posé trop de questions, je ne voulais pas te rappeler de mauvais souvenirs, soupiré-je avant de lui sourire doucement et de venir caresser sa joue.

— Je t'ai dit, je ne veux pas de pitié, dit-il en retirant ma main.

— C’est ce qu’on appelle de l'empathie, gros bêta, pas de la pitié, marmonné-je. C’est bien mignon d’être un Thor canon, mais faut muscler le cerveau aussi, beau blond.

— Je suis serveur, pas chef. Mon corps est à ta disposition, c'est toi le cerveau, me rétorque-t-il en se refermant sur lui.

C’est fou comme le voir se renfermer est impressionnant. Ses yeux deviennent de la glace, son corps se tend et ses épaules se redressent légèrement. On sent l’armée derrière l’armure qu’il enfile, le mur qu’il dresse et le froid qu’il jette. Essaie encore, beau blond.

— J’en prends note, Monsieur Lioubov, dis-je en posant ma main sur son torse et en me mettant sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur sa joue. Parce que je compte bien profiter de ce corps une fois que je t’aurai viré.

— Moi, je ne sais pas si je vais pouvoir attendre si longtemps, murmure-t-il de sa voix si sexy que je suis à deux doigts de lui offrir mon cul pour qu'il me baise là, tout de suite.

— Patience, Thor, le moment n’en sera que meilleur, souris-je avant de venir caresser ses lèvres des miennes.

Je le laisse comme ça, sa brosse à dents toujours à la main et je n'en reviens pas du retournement de situation. Il est passé en quelques mots de l'homme marié inaccessible au veuf sexy et désirable. Et mes hormones ne s'y trompent pas, elles sont prêtes à se mettre en action dans des étreintes qui ne pourront être que torrides au vu du désir que je ressens pour lui.

Je suis à peine remise de mes émotions lorsque je franchis la porte arrière du restaurant. Je déverrouille mon bureau et me déshabille pour enfiler ma tenue de Chef, puis file en cuisine où se trouve déjà Hervé, accompagné d’un canon de beauté qui serait sans doute bien à l’aise sur un podium pour défiler. Nom de… Il les chope dans des agences de mannequins, ses employés ou quoi ?

— Ah, te voilà enfin ! Clémentine, je te présente Terrence. Enfin, tu peux l’appeler Chef Migliano. Terrence, je te présente ma nièce.

Bien sûr, moi, je n’ai pas droit au “Cheffe”, hein, faut pas pousser. Le canon de beauté me sourit et vient me faire la bise comme si nous avions élevé les cochons ensemble, avant de jeter un œil sur la cuisine.

— Belle cuisine. Tu préfères que je m’installe où ?

Ah ouais, apparemment, nous avons vraiment élevé les cochons ensemble. Il me semble que je reste sa patronne, non ? Quand je disais que je ne le sentais pas, le regard satisfait de mon oncle ne peut que me le confirmer.

— Tu te mets où tu veux, Chef, elle va s'adapter, intervient mon oncle, sans gêne. Elle doit déjà être heureuse que je vienne à son secours une nouvelle fois. Elle va pas faire la difficile en plus. Sans moi, le restau serait déjà fermé…

Je lance un regard assassin au connard qui partage mon sang et dépose brusquement le contrat du Chef sur le plan de travail.

— Bien, on va mettre les choses au clair. Oui, j’ai besoin d’un chef, merci cher Tonton d’avoir trouvé si rapidement. Cependant, c’est encore ma cuisine, je suis encore la patronne, et tu n’as aucun pouvoir de décision dans cette pièce. Donc tu la boucles et tu me fous la paix. Le salé, c’est le piano du fond, avec le réfrigérateur qui ne contient que les produits pour vous, Monsieur Migliano. Mais comme mon oncle ne sait pas de quoi il parle, forcément, l’organisation d’une cuisine lui passe au-dessus. Je vous ai posé les recettes que nous proposons à la carte à côté de l’évier. Si vous avez des questions, n’hésitez pas. La particularité de ce restaurant tient dans l’adaptation des classiques normands par mon père, avec une petite touche personnelle que les habitués apprécient particulièrement. Je vous souhaite la bienvenue au Plaisir Normand, Chef.

— Je dois juste suivre des recettes ? C'est un commis qu'il vous fallait, pas mon talent. Je veux au moins pouvoir décider du plat du jour, sinon c'est mort. C'est pas une femme, même si elle a un beau cul, qui va me commander !

— Vous êtes là en remplacement, je vous rappelle. Hors de question que je vous laisse décider du plat du jour tant que je ne sais pas ce que vous valez. On fait comme je l’entends, au moins pour cette semaine, et on en reparle la semaine prochaine. Quant à mon cul, je vous conseille d’éviter ce genre de remarques sexistes, nous sommes dans une cuisine et il y a toute une ribambelle de couteaux capables de faire saigner un service trois pièces. J’aime cuisiner de nouvelles choses.

— Clémentine, un peu de respect pour le Chef Migliano. C'est le seul capable de redresser la barre et faire retrouver un peu de standing à cet établissement où on remplace la bonne nourriture par de la malbouffe de foodtruck. Alors, ok pour qu'il découvre dans un premier temps, mais laisse-le faire son job sinon moi, j'abandonne tout et je te réclame le paiement de mes parts ! Et si tu ne peux pas payer, tu sais que tu seras obligée de revendre le Plaisir Normand !

Je le hais, vraiment. Je suis déjà en train d’élaborer un millier de façons de le tuer dans d’atroces souffrances alors qu’il termine son laïus avec un aplomb qui me donne envie de gerber.

— Papa serait fier de son frère, vraiment. Bravo Tonton, dis-je en applaudissant. Si tu pouvais nous laisser, à présent, on a un menu de foodtruck à préparer pour le service du midi et ton cul dégueulasse m’empêche de me concentrer. Oups, pardon, mais comme le Chef Migliano peut se permettre des remarques sur le mien, j’ai pensé pouvoir faire de même.

Je n’attends pas sa réponse et file à la réserve pour récupérer, ou tenter du moins, un peu de sérénité. Ce foutu connard aura ma peau si ce n’est pas le Plaisir Normand qui m’achève. Quand j’en ressors, je suis un peu plus calme et vois que Terrence, parce qu’il rêve s’il pense que je vais perdre mon temps à l’appeler Chef Migliano, s’est installé au bon piano et feuillette les recettes. Je dépose avec un certain plaisir mes sachets de farine et de sucre, heureuse de retrouver ma passion première. Il n’y a que ça de positif à l’accident de Paul. Je vais pouvoir reprendre la pâtisserie et j’ai déjà quelques idées de desserts du jour à proposer. Paul est génial, un amour, un très bon pâtissier, mais il a ses habitudes et n’est jamais très chaud pour les changer ne serait-ce qu’un peu. L’âge sans doute.

Je m’attelle à la préparation en observant le mannequin qui enfile sa tenue sans gêne, se déshabillant devant moi. Bien gaulé, je pourrais dire qu’il a un beau cul, lui aussi, mais cet espace est professionnel et je ne le lui avouerai jamais, de toute façon, parce qu’il m’a prise dans le mauvais sens, à rebrousse poil, manque de chance pour lui.

Quand je constate que j’ai oublié mon téléphone dans la poche de mon jean, je me lave les mains et sors de la cuisine pour gagner mon bureau. En passant devant la porte vitrée qui donne sur ma cour privée, je me fige et recule d’un pas pour me mettre à l’abri des regards. Pourquoi Hervé est-il en train de discuter avec Alexei ? Ok, ils se connaissent, mais qu’est-ce qu’ils peuvent bien avoir à se raconter ? Mon cerveau repart de plus belle, et j’imagine divers scénarios. Hervé a l’air déterminé, et Alex acquiesce à tout ce qu’il dit. Bon sang, le mauvais pressentiment que j’avais déjà au sujet du nouveau chef me revient en pleine face. Mais c’est impossible, mon serveur est bon dans tout ce qu’il fait, il assure et me donne même un coup de main quand je suis en galère ! Si ça se trouve, mon oncle l’engueule parce qu’il est trop bon ? Ou alors, Hervé veut vraiment sauver le Plaisir Normand et m’en laisser les commandes ? Non, ça c’est impossible. Et si Alex cherchait à me mettre dans sa poche pour mieux me la foutre à l’envers par la suite ? Je deviens totalement parano, c’est fou ! Il me faut des vacances, bordel !

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