35. Catastrophe inexorable

9 minutes de lecture

Alexei

Je m’étire dans le canapé, près de Lisa qui est en train de lire. Ma fille est encore plus volontaire que moi pour s’intégrer. Elle ne fait que ça : lire, étudier, travailler. On dirait que c’est la seule chose qu’elle veut faire. Je sens que ça a à voir avec son déracinement brutal. Au moins, dans les études, elle retrouve un peu de normalité à son existence.

Mon portable bipe. Je le regarde distraitement et manque de m’étouffer en lisant le message d’Hervé.

“C’est pour ce soir. Le feu d’artifice est prêt. Aide Linguini et tu seras récompensé. Je compte sur toi.”

Merde, ce soir ? Mais il a prévu quoi ? Il faut que je prévienne Clem ! Enfin, la prévenir, je fais comment, moi ? Je ne peux quand même pas aller lui dire que son oncle m’a prévenu parce qu’il me croit toujours de son côté ? Et puis, prévenu de quoi ? Un feu d’artifice ? Ça veut dire quoi, son truc ? Je fais quoi, moi, maintenant, avec cette information ? C’est la merde et j’y suis enfoncé jusqu’au cou. Coincé de tous les côtés.

— Papa, tu as des soucis ? me demande Lisa, m’interrompant dans mes pensées.

— Euh, pourquoi tu dis ça ?

— Parce que tu te grattes la barbe et quand tu fais ça, c’est que tu réfléchis.

Je m’interromps tout de suite, comme pris en faute. Ma fille me connaît trop bien et me lance un regard qui me rappelle celui de sa mère.

— T’inquiète pas, ma chérie, je gère.

— C’est grave ? Est-ce que… Est-ce qu’on va rester ensemble ?

Oh que cette question fait mal. Elle évoque tant de souffrances, tant d’inquiétudes, tant de choses que j’ai ratées, de traumatismes que j’ai provoqués.

— On va toujours rester ensemble maintenant, oui.

— Et on va rester ici ? Je veux pas partir, moi. J’aime bien être ici.

— Moi aussi, j’aime bien ici. Mais on est chez Clem, pas chez nous. Si elle ne veut plus de nous, un jour, il faudra partir, oui.

Je suis décidé à lui dire la vérité et je ne peux donc lui dire autre chose, même si je préfèrerais la rassurer et lui dire que tout se passera bien. Malheureusement un feu d’artifice se prépare. Et je ne crois pas qu’il sera agréable à regarder.

— Mais Clem elle m’aime bien, et toi elle t’aime, jamais elle nous dira de partir, si ?

— Tu sais, des fois, les grands, ils sont plus bêtes que les enfants. Mais je ferai tout pour rester, parce que tu sais, Clem, je l’aime beaucoup. Je ne me vois pas vivre sans elle.

— Alors tu l’aimes plus que Maman ? Parce que… Elle est plus là et toi, c’est ta nouvelle copine.

— Maman, malheureusement, elle n’est plus là. C’est compliqué de comparer, tu sais. Tu ne l’aimes pas, Clem, toi ? Elle est quand même formidable, non ?

— Si, si, je l’aime bien. Mais… J’ai peur que maman m’en veuille si je l’aime de trop, murmure Lisa en gesticulant sur le canapé.

— Tu sais ce que veut ta mère ? C’est que tu sois heureuse, non ? Et donc, jamais elle ne t’en voudra de vivre ta vie. Tu sais, l’amour, c’est magique. Tu peux aimer une deuxième personne sans pour autant aimer moins la première.

— J’ai peur d’oublier Maman, des fois, et je me dis que si j’aime trop Clem, ce sera pire encore.

— Mais non, ma Lisa. Clem, elle est tellement cool qu’on ne peut pas trop l’aimer !

— Peut-être, soupire-t-elle. Donc, c’est vraiment rien de grave, Papa ?

— Je vais tout faire pour que ça ne le soit pas.

— D’accord Papa, je te fais confiance, sourit-elle en rouvrant son livre.

Je soupire et me demande comment faire pour éviter la catastrophe qui s’annonce avec Linguini. J’enfile ma tenue du restaurant, fais un bisou à Lisa avant de descendre. Et bien entendu, le premier que je vois, c’est le traître de chef qui me fait un grand sourire et me fait signe de me rapprocher de lui.

— Tu veux quoi, Linguini ?

— M’appelle pas comme ça, Ruskof. Tu es prêt à m’aider ?

— Jamais de la vie. Tu fais une connerie ce soir, je viens te casser la gueule.

— Une connerie ? Je fais ce pour quoi je suis payé, contrairement à toi !

— Moi, j’ai dit à Hervé que j’étais clean, maintenant. Il faut qu’il arrête de venir m’embêter !

— Très bien, je vais aller dire à la patronne de quoi tu es capable alors, je suis sûr qu’elle appréciera de savoir que le mec qui la baise, la baise aussi d’une façon moins agréable.

J’enrage, mais je n’ose pas répondre car, au fond, il a raison. Je m’éloigne en me promettant de continuer à le surveiller et de tout faire pour l’empêcher de venir ruiner la vie de la femme que j’aime. Car oui, il ne faut pas que je me voile la face. Ce n’est pas simplement de la baise comme le dit Linguini, c’est beaucoup plus profond que ça. Pourquoi je ne lui ai jamais dit, d’ailleurs ? Je suis con.

Je salue rapidement Jérôme et constate que ce soir, Sonia n’est pas là. Je ne sais pas ce que Hervé manigance, mais il a bien choisi son timing. Tous ses alliés sont dans la place. Et Clem, au milieu de tout ça, me lance un sourire innocent. Un océan de pureté au milieu de requins qui ne pensent qu’à détruire son monde. Et moi, je retrouve cette sensation d’être un connard. Je devrais vraiment la prévenir, tant pis pour les conséquences. Je m’approche d’elle.

— Clem, tu as cinq minutes pour parler ?

— Heu… C’est un peu compliqué là, j’ai un livreur qui n’est pas arrivé et qui ne répond pas au téléphone, pourquoi ? Lisa va bien ? Un souci ?

— Lisa va bien. C’est juste que j’avais envie de…

— Envie de ? Bon dieu Alex, accouche, s’impatiente-t-elle en regardant sa montre. Et si c’est pour un coup vite fait, aussi agréable que ce soit à chaque fois, j’ai vraiment pas le temps non, désolée.

— D’accord, on en parlera ce soir alors, Clem.

— Tout va bien ? Tu as l’air soucieux, dit-elle en sortant son téléphone de sa poche. Pardon, c’est le livreur, enfin ! Au boulot, Papa-Thor-Adoré !

Et hop, la voilà partie vers la porte pour aller s’occuper du livreur. J’ai pas eu le temps de lui dire, de lui avouer les choses. Et j’ai l’impression que le destin se ligue contre moi pour faire son œuvre.

Le service se passe bien et je commence à me dire que Linguini a abandonné son plan parce que je n’ai pas voulu le suivre. Je me détends au fur et à mesure que le temps passe, mais le chef a l’air trop sûr de lui. Je me demande ce qu'il cache et essaie de rester sur mes gardes. La soirée est déjà bien avancée lorsque Clem s’éclipse un moment. Je pense qu’elle est sortie pour profiter un peu de l’air frais. Alors que je commence à me diriger vers la porte pour la rejoindre, je vois Linguini qui se met à trafiquer au four, de manière frénétique.

— Tu fais quoi, là, Linguini ?

— Mon boulot, le Russe, contrairement à toi. Fais le guet !

— Non, je vais pas faire le guet. Je ne vais pas te laisser tout détruire !

— Tu t’en fous peut-être de l’argent maintenant que tu as le cul de la pâtissière, mais moi, j’y tiens !

Pendant que nous parlons, je vois qu’il a allumé le gaz du four et qu’il essaie de bien tout fermer pour le garder dans le réceptacle. Si je ne fais rien, tout risque d’exploser.

— Arrête, tu es fou ? Tu vas tout faire sauter !

— C’est l’objectif, Ducon. Je te conseille d’aller prendre ta pause rapidement.

— Non, je ne peux pas te laisser faire ça, dis-je en essayant de m’imposer pour ouvrir à nouveau le coffre.

— Ne touche à rien, me somme-t-il en me bousculant. Assume, mon gars !

— Oui, j’assume, rétorqué-je en m’emparant du briquet qu’il a sorti de sa poche après une courte lutte dans laquelle il ne fait pas le poids vu mon entraînement.

Je m’écarte alors de lui après avoir ouvert le four à nouveau. C’est à ce moment-là que se ramène Clem.

— Vous faites quoi, là ? Vous êtes encore en train de vous battre ?

— Clem, oui, on se battait, mais je l’ai empêché de foutre le feu à ta cuisine !

— Hein ? Mais de quoi tu parles ? C’est quoi cette histoire ?

— Je l’ai surpris avec ce briquet à la main, le gaz poussé à fond dans le four. Si je n’étais pas intervenu, il faisait tout exploser, le con.

— Je… Tu es sûr de toi ? Linguini, tu voulais vraiment faire ça ? demande-t-elle, clairement incrédule.

— Mais non, il dit n’importe quoi. J’essayais de régler le four qui déconne, tu le sais bien, Clémentine, dit Linguini, avec un culot et un aplomb qui m’interpellent.

— Ah oui, et le briquet, c’était pour quoi, alors ?

— Régler le four ? C’est nouveau ça, depuis quand tu bricoles mon matériel ? Alex, tu es sûr de toi ? Je veux bien que Terrence soit… Particulier, mais de là à vouloir mettre le feu à la cuisine…?

— Oui, je suis sûr de moi. Si je n’étais pas intervenu, il grillait tout.

— Salaud, c’est pas parce que tu la baises, la grosse pute, qu’elle va te croire.

— Nom de… Eh, je te rappelle que t’es pas chez ta mère, là, le rital ! Tu m’insultes pas gratuitement comme ça, sinon je te jure que je n’aurai aucun remords à te foutre à la porte, au mieux ! C’est quoi ton explication alors, pour le briquet ? Tu voulais t’en griller une peut-être ?

— Écoute, j’en ai marre de ta tronche de grosse cochonne qui pense que la bonne cuisine, c’est mettre du camembert dans un flan. Alors oui, je voulais m’en griller une, avec le briquet. Tu vas faire quoi ? Tu peux pas me virer, t’as besoin de moi !

— Oh putain, je vais me le faire, s’agace Clem en approchant de Linguini. Tu vas me virer ton gros cul de rital de mes deux de cette cuisine avant que ce ne soient tes couilles que je brûle avec ce briquet. Je préfère encore me débrouiller seule dans cette cuisine plutôt que de te supporter une journée de plus ! Dégage de là, ta période d’essai est terminée !

— Salope ! dit-il en armant son bras que je retiens avant qu’il ne puisse lui décocher un coup.

— Tu as pas compris ce qu’elle t’a dit, là ? Tu prends tes affaires et tu dégages.

— Putain, le ruskof ! Tu es mal placé pour parler, toi ! Qui est-ce qui te paie ? Qui c’est qui a fait péter l’électricité ici ? Qui c’est qui a ruiné les sauces ? J’étais pas là, c’est clairement pas moi ! Et en plus, tu te permets de baiser la nana que tu as essayé de couler ! Putain d’hypocrite.

— De quoi tu parles ? C’est quoi ces conneries ?

Clémentine se tourne vers moi, les yeux plein de questions, et semble me jauger du regard un moment durant lequel je comprends qu’elle assimile les dires du rital et commence à douter de moi.

— De quoi est-ce qu’il parle, Alex ? poursuit-elle d’une voix qui a perdu toute assurance.

— Demande-lui de te montrer son téléphone. Tu verras bien s’il n’a rien à te cacher. Moi, je me casse de toute façon. Démerdez-vous.

Je blanchis sous le regard inquisiteur de Clémentine. J’ai l’impression que mon monde s’effondre, que la muraille de Chine est en train de s’ériger entre elle et moi. Le regard qu’elle me lance est si froid, si brutal que j’en ai le cœur transpercé. Alors que le chef est en train de sortir, j’essaie de m’expliquer un peu :

— Clem, c’est pas ce que tu crois.

— Généralement, quand une conversation commence comme ça, c’est justement parce qu’on vise juste ! C’est toi qui as pourri ma sauce ?

— Clem, il faut qu’on parle de ça ensemble, mais pas ici, pas maintenant… S’il te plaît, fais-moi confiance.

— Réponds à ma question, putain ! Est-ce que c’est toi qui as saboté ma sauce, oui ou non ?!

— Oui, mais j’avais besoin du fric de ton oncle. Je pouvais pas faire autrement, Clem…

— Du fric de mon oncle ? T’es sérieux ? Toi qui me disais de faire gaffe avec lui ? C’est toi qui me disais ça alors que tu étais le loup dans la bergerie ? J’y crois pas ! Sors de là, va faire ton boulot ! Je veux plus te voir sauf pour venir chercher des plats, et plus t’entendre surtout ! débite-t-elle à toute allure en reculant comme si je la répugnais. Sors de ma cuisine !

Que faire face à cette furie si justifiée ? Que dire face à cette déception que je vois dans ses yeux et la souffrance qui l’accompagne ? Rien, j’ai tout foiré. J’ai tout foutu en l’air. Je suis un salaud, et il va falloir que je vive avec ce sentiment d’avoir eu une chance unique dans ma vie et de l’avoir laissée passer.

Annotations

Vous aimez lire XiscaLB ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0