36. Warrior à terre

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Clémentine

Je me laisse tomber sur la vieille chaise de mon père, toujours installée au même endroit dans cette cuisine qui m’étouffe tout à coup. Il avait l’habitude de s’asseoir ici lorsqu’il m’apprenait à cuisiner, pour m’observer de loin et me faire ses remarques désagréables. Finalement, Hervé et lui se ressemblent plus que je ne le pensais. Alors, mon oncle est un putain d’enfoiré qui cherche vraiment à me faire abandonner ? C’est une chose d’y penser, une autre d’en avoir la preuve. Je suis sonnée, j’ai l’impression de m’être pris une droite bien puissante. Et c’est un peu le cas, au final.

Alexei… Alexei a été embauché par Hervé pour me couler. Au-delà de Linguini où, honnêtement, je m’en bats les ovaires, savoir que le Russe est un traître me brise le cœur. Littéralement. J’ai l’impression de l’entendre se fracasser au sol, et j’imagine Alex le piétiner avec un sourire carnassier sur le visage, pas de ceux qu’il me réserve quand il s’apprête à me faire l’amour, non, le genre de sourires qui fait flipper dans les films de psychopathes. L’affiche de Shinning me vient en tête, d’ailleurs, et un frisson me parcourt l’échine.

J’ai accordé ma confiance à cette gueule d’ange, ce corps de super héros et cette fausse gentillesse à la con. Le mec m’a baisée, dans tous les sens du terme. Bordel, je lui ai ouvert ma couche, je l’ai laissé disposer de mon corps et lui s’en est servi sans problème de conscience, apparemment. Est-ce qu’il était sincère ? Ou c’était un moyen de m’approcher davantage pour mieux me la mettre à l’envers ? Est-ce que je l’attire vraiment ? Ou il joue un excellent jeu d’acteur depuis son arrivée ? En même temps, un mec de sa catégorie, à savoir que Thor et Chris Hemsworth pourraient être jaloux, et une nana comme moi, avec des kilos en trop, des formes de partout, des complexes à peine masqués ? Comment j’ai pu être aussi conne pour me laisser embobiner là-dedans ? Evidemment que je ne l’intéresse pas vraiment, quelle conne, mais quelle conne !

Il faut que je me bouge. Le service est presque fini, mais je sens une odeur de brûlé qui émane d’un plat sur le piano de Linguini. Fait chier ! Ça a au moins le mérite de me sortir de ma torpeur et je me bouge pour assurer les dernières commandes. C’est chaud, seule et sans avoir prévu à l’avance certaines choses afin de ne pas trop faire attendre les clients.

Alexei entre à plusieurs reprises dans la cuisine et j’évite son regard. Honnêtement, les larmes me montent aux yeux chaque fois que je sens son parfum boisé emplir mes narines. Je ne lui parle que pour tout ce qui touche au travail et il a au moins le mérite de ne pas embrayer sur le personnel. “Offre leur un verre pour les faire patienter”, “table six”, “dis-leur que le cuistot a dû partir en urgence et que je fais au mieux” ou “bouge de là, tu me gênes”, doivent être les seules paroles que je lui adresse durant la fin du service.

Lorsqu’il m’annonce qu’il sert les derniers clients, desserts en main, la tension se relâche brusquement et je me contiens juste le temps de l’entendre sortir avant d’envoyer valser la première chose qui me passe sous la main. Une pile d’assiettes sales se brise au sol comme mon cœur il y a peu. C’est salvateur et cela me donnerait presque envie d’envoyer valdinguer les piles de gamelles, juste histoire de ne plus entendre ma propre tristesse, les remontrances que mon cerveau m’adresse, la colère qui gronde jusque dans mon estomac.

— Tout va bien ?

— Tout va très bien, dis-je d’une voix que j’ai l’impression d’entendre sortie d’outre-tombe. Tu peux retourner en salle, je n’ai pas besoin de toi ici.

— Je vais t’aider à ranger, je peux au moins faire ça, Clem…

— Je peux me débrouiller, c’est bon. Va faire ce pour quoi tu es payé. Enfin, ce pour quoi, moi, je te paie, si tu peux éviter de foutre le feu à la seule chose qu’il me reste, ce serait sympa, marmonné-je en récupérant le balai et toujours sans le regarder.

— Clem, j’ai pas eu le choix… Et j’ai tout arrêté il y a un moment…

— J’ai pas envie d’en parler, on est au boulot, là. Donc tu te bouges et tu fais ton taf, sinon je mets un terme à ton CDD et tu te retrouves à la rue.

Une partie de moi veut le voir partir, et est clairement prête à le faire, mais là-haut se trouve aussi Lisa, et je suis incapable de lui faire subir ça. Je suis sûre qu’il le sait, mais j’espère qu’il doute maintenant qu’il me connaît et sait que je peux être sanguine et impulsive.

— Laisse-moi un peu de temps, s’il te plaît. Laisse-moi t’expliquer les choses.

— Tu veux que je te laisse m’expliquer quoi ? Comment t’as niqué mon compteur électrique ? Comment tu as tagué le restaurant de mes parents ? Non, j’ai pas envie d’avoir tous les détails ! Va faire ton putain de boulot et laisse-moi tranquille, je suis pas prête à te parler, là, j’ai juste envie de t’étriper ! Sors de là, je t’en prie…

Je déteste comme ma voix faiblit, comme il peut clairement en entendre le trémolo sur la fin, comme je me dévoile rien qu’à ces derniers mots. Je déteste tout ce qu’il me fait ressentir à cet instant, tout ce qu’il pourrait lire dans mes yeux si je n’étais pas occupée à ramasser la vaisselle cassée et si j’avais le courage de plonger mon regard dans celui de l’homme qui vient de me mettre à terre.

— OK, je sors. Mais les tags, c’est pas moi. Ton oncle, c’est lui, le vrai salaud. Moi, je te jure que j’ai fait des erreurs, mais j’ai changé. Dis-moi quand tu seras prête à parler. En attendant, je vais faire mon boulot.

Mon regard le suit alors qu’il sort, presque en courant vers la salle pour finir de la nettoyer. J’hésite à tout laisser en plan ici pour aller m’enfermer chez moi, mais il pourrait entrer comme il le veut avec cette foutue salle de bain commune. S’il est capable de vouloir foutre le feu à mon restaurant avec Linguini, qui sait ce qu’il pourrait faire pour mon oncle ? Bon sang, j’ai accordé ma confiance trop vite, trop fort et je le regrette amèrement.

J’abandonne finalement la cuisine en l’état pour aller prendre une bonne douche. Je ferai ça plus tard, de toute façon, je sais d’ores et déjà qu’il me sera impossible de fermer l'œil cette nuit. Je passe un temps fou sous le jet d’eau à ruminer. Peu importe qu’il ait ou non tagué mon restaurant, il n’a pas nié pour le compteur, a avoué pour ma sauce. Et s’il était la cause de toutes mes autres merdes ? L’accident de Paul ? Mon dieu, non, il en serait incapable, n’est-ce pas ? Pourtant, c’est ce qui a permis à Hervé de placer son autre pion de merde dans ma vie, dans ma cuisine. Le pire des deux au quotidien, le mec imbuvable qu’on a juste envie de frapper à mort. Le pire des deux au quotidien, oui, mais pas la trahison la plus douloureuse. Putain, Alexei m’a vraiment brisé le coeur, à moi, la petite grosse qui pensait que ça devenait sérieux, qui se sentait belle et désirée sous son regard, qui avait l’impression qu’il éprouvait des sentiments pour la bouboule que je suis. Foutu connard !

J’enfile mon jogging de la déprime et vais écouter à la porte de la salle de bain qui donne sur l’appartement du Russe. Pas un bruit, et j’espère qu’il n’est pas là. J’entrouvre la porte doucement et constate avec soulagement que Lisa dort alors que son père n’est pas encore remonté. Je vais m’asseoir sur le rebord du lit et l’embrasse sur le front en la bordant. Petit ange dépendant d’un traître, d’un salopard qui n’a aucune conscience. Peut-être qu’elle aurait été mieux à rester en Russie, finalement. Je ne peux définitivement pas les mettre dehors, j’ai un reste de cœur dans la poitrine et Lisa est innocente de tout. Il va falloir que je supporte ce con quotidiennement, jusqu’à ce qu’il trouve un autre boulot et un autre logement.

Je reste un petit moment près de Lisa, au calme, mes pensées dérivant vers de délicieuses tortures pour Thor. Délicieuses parce qu’elles me soulageraient sans doute, et aucun rapport avec du sexe. C’est nul de passer d’un extrême à l’autre en quelques heures. Brutal. Inhumain. D’autant plus que je vais devoir m’éloigner de Lisa au risque de trop voir son père. Bordel, j’ai encore plus envie de l’achever.

Après un dernier baiser à la jolie petite blonde qui rêve, bien loin de mes tracas et de la cruauté de son père, je file sur la plage. Alexei ne devrait pas me chercher ici, même si l’idée lui traversera peut-être l’esprit. Il ne laissera pas Lisa sans surveillance. Je ne rentre au restaurant qu’au milieu de la nuit, frigorifiée et pas plus apaisée, même si j’ai laissé ma peine s’exprimer. Je dois avoir les yeux bouffis, les cheveux emmêlés par le vent, le visage rougi par le froid. Une sale tête somme toute. Je m’enferme dans le restaurant, forte de ma première décision. Demain matin, j’appellerai chaque personne ayant réservé pour la journée afin de prévenir que nous avons un problème technique et que le restaurant ne pourra pas ouvrir. Je n’ai plus de cuisinier, et pas la force de tout gérer seule. Ni l’envie de croiser le mec qui m’a fait jouir il n’y a même pas vingt-quatre heures avant de me planter un couteau en plein cœur. Je prépare une affiche pour la porte de la salle et envoie un message aux employés leur signifiant qu’ils ont leur journée. Et puis je laisse la clé dans la serrure pour que personne ne puisse entrer, les employés ayant un pass pour entrer par l’arrière.

La solitude. Elle m’est tombée dessus pendant que je regardais la mer tout à l’heure, à la lueur de la Lune. Moi qui avais le sentiment d’avoir retrouvé un semblant de famille, je me suis rendu compte à quel point je me fourvoyais. Alex m’a manipulée pour obtenir ce qu’il voulait. De l’argent. Pour qui ? Pour quoi ? Je m’en fous. Il n’a pas été honnête avec moi et a voulu ruiner mon restaurant, la seule chose qui me reste de mes parents, le seul lien avec la famille que je n’ai plus, la seule chose qui compte encore à mes yeux. Jamais je ne pourrai lui pardonner ce qu’il m’a fait, quand bien même il voudra s’expliquer, se défendre.

Après avoir briqué ma cuisine, je me laisse tomber sur le canapé dans mon bureau et tente, en vain, de trouver le sommeil. J’hésite à appeler Mathilde, mais je ne lui ai pas dit pour Alex et moi et j’ai peur d’essuyer ses foudres. Je finis pourtant par le faire, ayant besoin de décharger mes maux. Mathou ne répond pas tout de suite, et je dois insister pour enfin entendre sa voix endormie.

— Dis-moi que c’est hyper urgent, bougonne-t-elle, parce que je viens de quitter les bras d’un rugbyman canon qui a failli m’achever à force de me faire jouir, et j’ai besoin de sommeil pour survivre à la prochaine vague d’orgasmes.

— Mathou… Je te rappelle demain alors…

— Oulah, qu’est-ce qui se passe ?

— Rien, désolée de t’avoir dérangée. Profite, ma poule, on se rappelle.

— Clem ! C’est bon, je suis réveillée. Hervé te fait encore chier ? Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Hervé a payé Alex et Linguini pour couler le restau…

— Il a fait quoi ? Alex aussi ? C’est pas possible ! Comment tu as découvert ça ? Je vais leur couper les couilles à ces trois connards !

— Linguini a essayé de foutre le feu à la cuisine, puis a balancé Alexei… Mathou, j’en peux plus de toutes ces merdes, je vais pas tenir.

— Ma chérie, j’arrive. Je peux être là d’ici une semaine, pas avant, désolée. Il faut que je m’organise. Et, bien sûr que tu vas tenir ! Tu le fais depuis le début ! Et maintenant, tu sais qui sont tes ennemis ! On va faire le ménage ! Warrior un jour, Warrior toujours !

— La warrior s’est pris un mur dans la gueule, là. Tu vas vraiment venir ? T’es pas obligée, tu sais, soupiré-je. Je me suis juste fait baiser dans tous les sens du terme. Quelques jours de déprime et ça devrait le faire… J’espère.

— Tu as baisé Alex ? Non, déconne pas ! Putain, tu rigoles ou quoi ? J’arrive ! Il faut juste que je gère le contrat que j’ai pour ce weekend, et lundi prochain, je serai là. A ma place, tu ferais pareil, Clem.

— Oui, non, et oui. Et j’ai fait pire, Mathou, je suis tombée amoureuse de ce connard. Je fais que de la merde quand t’es pas avec moi, c’est pas folichon.

— Salaud de Russe ! Il va voir quand je vais débarquer. Je vais lui faire regretter de te faire souffrir comme ça. Ma chérie, tu vas pouvoir tenir une semaine ?

— J’espère, marmonné-je. Je ne sais pas si lui sera encore en vie en revanche.

— Tant pis, je ne fais pas le contrat, je vais prendre le train tout de suite. Je peux pas te laisser comme ça !

— Non, non Mathilde, c’est bon, ça va le faire. Fais ton contrat. On se voit lundi prochain. Merci. Allez, retourne au lit… Tu devrais réveiller ton Dieu de l’orgasme.

— Ça me fait chier de te laisser comme ça, Clem. Tu m’appelles dès que tu veux. Si t’as le moral qui flanche, je suis là. Et si tu as besoin, je viens. Courage, ma belle.

— Promis. Ça va aller, ça va toujours. Bonne nuit ma poule, merci d’avoir décroché, je te promets le dessert que tu veux pour lundi.

Je raccroche avec un léger sourire aux lèvres. Si Mathou vient, ça va aller. Il faut juste que je tienne le coup. Alex, lui, ne survivra sans doute pas à son courroux, en revanche. Il va souffrir, le pauvre, mais ce sera un juste retour des choses, parce que, moi, je morfle. Ça fait mal, la trahison, quand ton cœur est en jeu.

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