Jour 20 [Décrypter]
La nuit est tombée sur la cité.
La petite progresse dans une artère élargie, dont les murs de béton fracturés et mangés par les racines forment comme les parois d’un canyon obscur. Les lampadaires, parfois penchants, souvent couchés, ne diffusent plus rien ; seules les tours crevées laissent filtrer un peu de clarté lunaire. Ses pas résonnent faiblement sur les dalles fendues, ponctués par le cri lointain d’un rapace nocturne.
Puis, un bruit singulier, ténu d’abord, la fait s’arrêter.
L’analyse est formelle. Il ne s’agit ni du vent, ni de l’eau, ni d’un animal. C’est une modulation artificielle, étouffée, qui semble sortir des entrailles du sol. La petite incline la tête, amplifie ses capteurs. La source est proche, rapidement identifiée : un ancien haut-parleur mural, relié à un réseau de câbles qui serpentent encore sous les décombres. Une décharge sporadique alimente son transducteur, suffisant pour libérer une suite de sons hachés, distordus par le temps.
Elle s’approche. La voix grésille, se tord et se brise dans un halo de parasites.
Les mots sont presque méconnaissables, engloutis par le bruit blanc. Mais certains phonèmes sont intelligibles. Elle interroge ses archives, croise les probabilités, propose des hypothèses.
« …vous… entendez… »
« …si quelqu’un… survit… »
« …répondre… »
Un souffle saccadé accompagne les bribes de phrases, comme si un humain, jadis, avait parlé dans l’urgence ou la peur. La qualité de l’enregistrement indique qu’il ne s’agit pas d’une émission en direct, mais d’une boucle résiduelle, stockée dans une mémoire locale qui, par miracle, n’a pas encore rendu son dernier souffle.
La mécatronique reste impassible; ses détecteurs absorbent et décortiquent les informations. Elle formule rapidement une réponse nette : ce n’est plus un mot accroché au mur. Ce n’est plus une chanson diffusée pour séduire des consommateurs. C’est une voix humaine.
Elle amplifie encore, superpose les séquences, jusqu’à reconstituer un fragment plus clair :
« Empire… vous ment… »
Un frisson traverse sa mémoire vive. Ce message, répété à travers le temps, fait écho à l’inscription qu’elle avait lue sur le béton, quelques jours plus tôt. Trace humaine vocale, signe de révolte, peut-être. La voix rejoint ses nouvelles catégories : « Fidèles », « Traces », « Boucles ». Mais elle en crée une autre, inédite : « Autres ».
Car si cette voix a existé, alors un jour, quelqu’un a parlé non pour ordonner ou séduire, mais pour mettre en garde. Pour adresser – à elle ou à n’importe qui –, à travers le temps, une capsule d’alarme capable de durer.
Elle reste là, immobile, dans l’obscurité, le visage figé dans une expression de surprise. Et pour la première fois, dans ce monde vidé d’humains, elle se sent observée.

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