1. Achat impulsif

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Il était long et sinueux, bien plus gros que tout ce qu’elle avait vu dans le genre. Mais surtout, il était d’une couleur extraordinaire, bigarrée comme la peau d’un animal fantastique. Avec ses rugosités, la matière évoquait, elle, la peau de quelque saurien préhistorique, mais au toucher, il était très doux.

Du moins, c’était ce que prétendait le site marchand.

Ils font des drôles de choses, tout de même, se dit Maelys en retournant sur la page précédente.

Mais l’image continuait de la hanter. Elle retrouva le chemin — hors de question d’entrer l’adresse de ce site dans la barre de recherche — et revint sur la page, faisant défiler timidement son écran pour retrouver la photo.

Il était là. Iridescent, luisant, mis en scène dans un bac plein de bulles. La forme ne ressemblait à rien de connu sur Terre : elle était peut-être inspirée de quelque mammifère marin. L’extrémité effilée semblait avoir été trempée dans la peinture dorée, qui s’écoulait en fines rigoles sur sa base épaisse, le long d’élégantes cannelures morcelées çà et là de protubérances mystérieuses. Il se dégageait de l’objet une impression de puissance, d’étrangeté, mais aussi, de subtil raffinement.

La solution s’imposa à Maelys comme une fulgurance.

Je dois l’acheter, comprit-elle.

Pas pour s’en servir, oh non. Il était trop gros, trop long et trop bizarre. De toute façon, Maelys ne se livrait à ce genre d’activités qu’en pleine nuit, dans la solitude de sa chambre et le noir complet. Au moment où le chat dormait loin d’elle. Elle n’allait pas allumer la lumière, repousser la couverture et sortir l’objet de sa boîte pour l’enduire de... Non. Elle allait juste le garder, comme une curiosité, et le regarder de temps en temps. Elle s’en débarrasserait vite, avant sa mort, en tout cas. Quel déshonneur si on découvrait cette monstruosité dans ses possessions au moment de vider sa maison, comme les photos coquines de la tante Eugénie ou les vidéos pornos du grand-père...

Cette seule idée l’empêcha de cliquer sur le bouton « acheter » — tout était fait pour pousser à l’acte coupable, sur ce site — et elle tourna et retourna l’idée dans sa tête pendant quelques heures encore, sans se résoudre à agir. Finalement, après une matinée de ménage agacé et de démarches administratives infructueuses, elle reprit sa tablette, la ralluma et retrouva l’interface du site marchand telle qu’elle l’avait laissée. L’objet était toujours là. C’était presque s’il clignotait.

Modèle : Alien bulge.

Couleur : Vampire’s kiss (ce qui était un mélange onctueux de noir et de rouge transparent comme de la gélatine Haribo, avec une coulée dorée par-dessus).

Tailles disponibles : XL.

La chose était photographiée à côté d’une canette dont elle faisait trois la taille. L’image évoquait ces comparaisons d’échelles qu’on trouvait sur internet, « la statue la plus grande du monde » ou quelque chose du genre.

C’est vraiment gros, songea-t-elle, une goutte de sueur sur la tempe.

Très vite, presque en apnée, elle cliqua sur acheter. Heureusement, le paiement transitionnait par Paypal. Elle ne serait donc pas débitée par un site répondant au nom éloquent de « Pleasure Forge » et son banquier ignorerait tout de ses activités illicites. Le site promettait un envoi discret des États-Unis, sous une quinzaine de jours.

Elle referma enfin la page — une libération — et oublia momentanément l’objet.


*


— Madame Colinot ? J’ai un colis pour vous.

Maelys ouvrit la porte. Le facteur se tenait derrière, un carton dans les mains.

— Ça vient des États-Unis. Si vous voulez bien signer là...

Le feu aux joues, Maelys prit le stylo et signa sur la tablette. Elle n’osait pas regarder le colis. Si le nom du marchand y apparaissait ...!

— C’est tout bon ! Passez une excellente journée.

Maelys suivit des yeux le trajet du facteur jusqu’à sa camionnette. Lorsqu’il eut disparu au bout du chemin, elle referma la grille et marcha vers sa maison. Une fois à l’intérieur, elle jeta un œil dehors. Personne en vue... mais elle n’allait pas prendre le moindre risque. Elle posa le colis et tira les rideaux.

Elle avait à peine mis en place le dernier qu’on frappait à la porte.

— Maelys ? Qu’est-ce que tu fais ?

La voix de sa sœur. Elle habitait en face, juste à côté des parents. La porte s’ouvrit et Agathe entra.

— C’était le facteur ? Y a rien pour moi ?

— Non. Rien, répondit Maelys en faisant le tour de la table pour se mettre devant le colis.

Mais c’était trop tard. Sa sœur l’avait vu.

— Tu as reçu quelque chose ? C’est quoi ? Bazar chic ?

Si seulement, pensa Maelys. Elle aurait eu moins honte. Bazar chic vendait des objets de ce genre, de temps en temps. Mais c’était de petites choses inoffensives, ressemblant à des stylos métallisés, des canards de bain ou des petits lapins. Rien d’aussi subversif que l’énorme organe alien qu’elle venait de recevoir.

— C’est rien, dit-elle rapidement. Un cadeau pour une amie.

— Ça vient des États-Unis... tu lui as commandé quoi ?

— Un truc. Rien du tout.

— Rho, t’es pas marrante quand même ! Tu pourrais me le dire.

— C’est un assortiment de bougies et d’huiles de bain. Rien de bien folichon.

Agathe avait l’air déçue.

— Bon. Si tu le dis...

— J’ai à faire. On se voit plus tard.

— Viens déjeuner, au moins ! Christophe a préparé un bourguignon.

— D’accord. À toute à l’heure, répondit Maelys en poussant Agathe vers la porte.

Elle regarda sa sœur traverser la cour et attendit encore quelques minutes, pour être sûre. Puis elle se dirigea vers la table où le colis l’attendait. L’impatience faisait battre son cœur à grands pas désordonnés. Elle s’empara d’une paire de ciseaux et s’attaqua prudemment au carton. Il s’agissait de ne pas abimer l’objet...

Le carton s’ouvrait sur un dépliant étonnamment sobre, qui lui promettait 10% pour sa prochaine commande. Cela ne risque pas, pensa-t-elle en le poussant sur le côté — elle le mettrait dans la cheminée tout à l’heure. Elle fouilla dans les papiers froissés qu’il y avait en dessous, un peu énervée, et trouva enfin une pochette noire et satinée, ne portant aucune inscription.

Elle la saisit prudemment. Sous ses doigts se dessinait la forme de l’objet. Il était épais, massif : bien plus imposant que ce qu’elle avait pensé sur le site.

Maelys le garda en main un moment, pour éprouver son poids. Le tissu était très doux. Elle le caressa du bout des doigts, puis dénoua les cordelettes qui refermaient la pochette. La chose en sortit presque timidement, l’extrémité en avant. Elle n’était pas ronde, mais néanmoins épaisse. La pointe était suffisamment incurvée pour... Non. Juste pour regarder.

C’était un bel objet. Ses couleurs extraordinaires et changeantes justifiaient à elles seules de le mettre en évidence sur un bureau ou une bibliothèque. Il ferait bien dans un intérieur moderne, citadin, habité par un couple queer et libéré, arborant piercings et cheveux roses, le genre à hanter les nuits toulousaines. Mais dans le salon campagnard et classique de Maelys, il ferait tache. Surtout, il serait au vu et au su de tout le monde. Il fallait donc le cacher.

Maelys le remit dans la pochette noire et l’emporta à l’étage, dans sa chambre. Là, elle chercha des yeux l’endroit adéquat pour l’accueillir. Son amie Cécile, à l’époque, possédait une boîte-tabouret en skaï noir dans lequel elle rangeait tous ses jouets coquins. Ma boîte magique, avait-elle dit avec un sourire mystérieux. Elle l’avait ouvert devant Maelys, une fois, dévoilant son contenu : un nombre impressionnant de grosses choses noires, mais aussi des harnais, des ceintures, des flacons, des menottes et autres cordelettes... cette découverte avait choqué Maelys, mais elle l’avait également rendue envieuse. Cécile était lesbienne, mais elle s’éclatait dans sa vie. Elle faisait ce qu’elle voulait, n’avait aucune honte, aucun tabou. Aucune petite voix intérieure pour la réveiller la nuit. Aujourd’hui, elle était mariée à une femme au look d’influenceuse, mère de deux enfants. Mais d’après ce qu’affichait son Facebook, elle s’amusait toujours autant. Elle venait de s’acheter une maison à Marseille, avait été promue directrice d’agence et était toujours aussi mince. Qui l’aurait cru, à l’époque où elle faisait tellement la fête ?

Maelys, avec ses kilos en trop, ses cheveux grisonnants, son chômage et sa « salle des fêtes » (pour reprendre l’expression de sa belle-sœur, si vulgaire, mais si imagée) qui n’avait pas connu une seule intrusion depuis dix ans, ne pouvait pas se permettre de posséder une boîte magique en skaï noir. Elle cacha donc la pochette dans un tiroir, avec ses sous-vêtements.

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