9. Le concerto fantôme

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Maelys se recroquevilla sous la capuche de son imper. La pluie tombait drue, comme à chaque fois qu’elle retournait à Paris. Elle avait beau y être née, elle ne s’était jamais faite à cette ville, chapeautée par un nuage permanent de pollution grise.

Vu d’extérieur, avec sa vitrine qui se dérobait aux regards, le GEAR semblait aussi impressionnant que ce qu’elle s’était imaginé pendant le trajet : un temple consacré aux dieux de l’érotisme masculin, rempli d’énergie mâle, de cuir musqué et de pratiques extrêmes sur fond de râles. Un endroit où une bonne femme comme elle n’avait rien à faire. Anouschka, avec son look androgyne et branché, ses doc martens et sa nuque rasée, pouvait encore faire illusion. Mais sûrement pas Maelys. Si elle y entrait, un Tom of Finland bodybuildé et porteur de képi marin pouvait très bien lui faire remarquer, tous tétons piercés dehors, qu’une mamie comme elle n’avait rien à faire ici.

— Allez, viens, la pressa pourtant son amie.

Maelys suivit Anouschka à l’intérieur. Le matos du GEAR restait peu visible à l’extérieur, mais ici, elle avait une vue plongeante sur les godes énormes, les pince-tétons et les matraques à choc électrique. Entre deux slings et autres humblers se dressaient des mannequins en uniforme : combi de latex intégral pour l’un, simple jockstrap pour l’autre. Tous, comme les hommes en photos qui regardaient lascivement l’objectif sur les pubs, arboraient la musculature parfaite de dieux grecs.

— Vous cherchez quelque chose ?

Maelys se retourna sur un homme entre deux âges, qui posait sur les deux femmes un regard calme mais néanmoins suspicieux. Il portait un t-shirt moulant au nom de sa marque — GEAR — et un ensemble bouc + collier taillé au millimètre, dont l’objectif était visiblement de faire paraitre sa mâchoire plus carrée.

Anouschka embraya immédiatement.

— Nous cherchons des articles de chez Pleasure Vault, fit-elle en passant devant une Maelys silencieuse.

— On n’en fait plus, répondit le gars.

— Ah oui ? Pourquoi ? Mon mec adore ces articles.

Le vendeur détailla Anouschka du bas de ses docs montantes à la mèche waxée qui retombait sur son front. Dans ses yeux se lisait une lueur de jugement réprobateur, qui cataloguait Anouschka dans le camp des rivales déloyales, celles qui jouaient sur les deux tableaux.

— Vault, ils sont compliqués, lâcha-t-il néanmoins. Faut passer par un intermédiaire, leur faire des factures spéciales... beaucoup d’emmerdements pour pas grand-chose. Mes clients s’éclatent tout autant avec une bouteille ou une matraque.

Les hommes, pensa Maelys malgré elle. Quand il s’agissait de sexe, le détail leur importait peu. Un trou est un trou, et un gourdin, un gourdin.

— Ici, on est plus dans le délire soumission et discipline que le jeu de rôles à la Donjons et Dragons, précisa le vendeur. Du coup, ça manque pas tant.

— Vous sauriez où je peux contacter cet intermédiaire ? tenta Anouschka.

— Si c’est pour acheter des godes, vous pouvez le faire directement sur le site du fabricant, répondit le vendeur en croisant les bras.

Tout dans son attitude démontrait qu’il ne voulait pas en dire plus, et qu’il ne lâcherait rien. Vaincue, Anouschka soupira.

— En fait, je voudrais leur rendre visite, avoua-t-elle alors. Je suis journaliste : j’écris des piges pour la rubrique érotique de Révolution(s).

Elle lui tendit sa carte. Le type la prit du bout des doigts, prudent. Mais en voyant son nom, il se détendit.

— Ah, je vois qui vous êtes. Mon mec lit souvent vos articles. Il a adoré votre dernier livre, celui sur la prostitution masculine au Japon...

Le sourire d’Anouschka s’élargit.

— Vous m’en voyez ravie. Je voudrais faire un papier sur l’érotisme inspiré des univers imaginaires, alors je tiens vraiment à rencontrer le patron de Pleasure Vault...

— Le problème, c’est qu’ils sont vraiment insaisissables, expliqua le vendeur en s’appuyant sur sa caisse. C’est ce que je vous disais tout à l’heure. Tout est compliqué avec eux. Ils ont pas d’adresse, je suis obligé de leur faire des factures au nom de quelqu’un d’autre, un genre de société-écran...

— Votre intermédiaire, compléta Anouschka de sa voix chaleureuse. Celui dont vous nous avez parlé.

— Ouais. C’est lui qu’encaisse pour eux.

— Cela m’aiderait beaucoup de pouvoir lui parler... vous savez, on a un code déontologique en journalisme d’investigation : toujours protéger l’anonymat des sources. Je ne le citerai pas. Ni vous non plus, d’ailleurs.

Le vendeur se gratta la barbe, ennuyé. Maelys attendait, suspendue à ses lèvres.

— Mhm, ok... je vais l’appeler. Mais s’il ne veut pas vous parler... je pourrais rien faire de plus.

— Bien sûr. Dites-lui bien que je ne le citerai pas : je veux juste qu’il me parle de Pleasure Vault et de leurs produits.

— Ouais, j’ai bien compris. Attendez ici, je l’appelle.

Le vendeur disparut dans l’arrière-boutique. Maelys et Anouschka attendirent, sans même échanger un regard ou une parole. Dans ce genre de cas, le moindre faux mouvement pouvait faire s’écrouler tout l’affût patiemment monté.

Finalement, le vendeur du GEAR revint.

— Il est d’accord, lâcha-t-il. Il vous attend demain au Lelek Café, dans le 12°, vers 18h. Soyez pas en retard, et pas de photos !


*


Anouschka leur avait réservé un petit hôtel dans le quartier latin. Comme elle avait rendez-vous avec son éditeur, le soir, elle laissa Maelys manger toute seule, ce qui convenait parfaitement au tempérament solitaire de cette dernière. Elle aimait bien Anouschka, mais rester avec quelqu’un plus de vingt-quatre heures d’affilée était trop dur pour elle : cette petite pause fut bienvenue. Elle aurait pu appeler Hichem, mais ce soir, elle souhaitait être seule.

Maelys alla manger des nouilles très pimentées dans un restaurant sichuanais sur Saint Germain, puis vagabonda dans les ruelles du Paris automnal. La lumière mystérieuse d’une petite fenêtre au détour d’une ruelle, puis les ruines éclairées de Notre Dame, lui inspirèrent nombre de rêveries nostalgiques. Finalement, ses pas la menèrent devant une petite chapelle orthodoxe bizarrement dépareillée avec ce coin de Paris, entourée d’un jardin et d’arcades envahies par en lierre qui évoquaient plus la campagne mélancolique et brumeuse du Suffolk anglais que la capitale française. Des notes de piano s’échappaient de derrière les vitraux. Elle poussa la grosse porte calfeutrée et y entra.

Devant l’autel, un homme à la longue chevelure noire et lustrée, attachée dans un catogan serré, faisait voler ses doigts sur le clavier comme des ailes d’ange autour d’une tour. Maelys laissa un billet de dix euros au garçon dans l’ombre de l’entrée, prit le ticket artisanal qu’il lui tendait — Rachmaninov joué par les élèves de l’école machin de Paris— et s’assit sur l’une des étroites chaises capitonnées, cachée par une grosse colonne. Elle n’aimait pas spécialement le piano — elle avait même détesté cela, enfant, lorsqu’on l’avait un temps forcé à en faire — mais la soirée au vent sifflant et aux feuilles jaunies oubliées sur les pavés de Paris se prêtait merveilleusement à ce genre d’ambiance. Et qu’avait-elle de mieux à faire qu’assister à un concert de piano ? Personne n’avait réagi à ses derniers textes postés et elle n’avait plus la motivation pour écrire. Et elle avait peur que, si elle éteignait la lumière, Baphomet revienne lui rendre visite. Elle l’avait enfermé dans une boîte laissée chez sa grand-mère, mais on ne savait jamais. Ces créatures avaient pris un tel pouvoir...

Le pianiste se leva et salua, une main en manchon sur sa chemise blanche. Maelys observa avec détachement que c’était tout à fait son genre d’homme (ce qui était plus rare que le dahu) : grand, mince mais tonique, dégageant une atmosphère à la fois romantique et ténébreuse. Son visage et ses yeux noirs lui évoquaient un peu les mâles dessinés par la star catalane du gothique des années 2000, Victoria Francès. Ses dessins, à l’époque, avaient constitué l’un des nombreux pas vers la perdition pour une Maelys encore lycéenne : comment fantasmer sur les mecs en golf GTI qu’elle rencontrait en boîte de nuit alors que ses nuits étaient peuplés de vampires espagnols romantiques qui se plantaient un pieu dans le cœur par amour pour leur belle ?

Mais cet hidalgo-là était bien en chair et en os. Bon, ce n’était pas un vampire. Mais lorsqu’il passa à côté d’elle, faisant résonner de son pas leste les dalles sous l’arche aux oratoires, Maelys ne put s’empêcher de couler un regard discret dans sa direction. Il était douloureusement beau. Par chance, il disparut dans les ombres d’un rideau de velours poussiéreux, et fut remplacé par un autre pianiste, féminin cette fois. Maelys se cala dans son siège et, les yeux posés sur une icône au visage tragique éclairé par un lumignon rouge, laissa son esprit voler sur les ailes de la musique. Elle en oublia ses problèmes, ses échecs, sa recherche mystérieuse et sa grossesse nerveuse, qui, somme toutes — elle le savait —, se déroulait principalement dans sa tête.

Derrière elle, le vieux bois ciré d’une chaise craqua. Un retardataire, venu comme elle assister au concert trop tard. Ça allait et ça venait discrètement, comme dans une salle d’attente.

Mais lorsque des longs doigts se glissèrent sur son épaule, Maelys se figea.

— Qu’as-tu pensé du récital ? murmura une voix coulante comme du miel dans son oreille. J’ai vu comment tu le regardais.

Raide comme un bout de bois, Maelys tenta d’apercevoir l’auteur de ces mots sans bouger la tête. C’était encore son imagination... ou un coup des démons. Les deux, sûrement.

— Tu réfléchis trop, reprit la voix. Tu ferais mieux de te contenter de ce que la vie te donne... et vivre, oui, au lieu de rester enfermée dans tes rêves et ton imagination. D’arrêter ta petite enquête, aussi. Ça ne donnera rien de bon.

Cette fois, Maelys tenta de tourner la tête. Mais les longues mains blanches du pianiste — car c’était lui, Maelys en était sûre — l’en empêchèrent.

— N’essaie pas d’en savoir plus sur Pleasure Vault (il prononça les mots d’une drôle de façon). Concentre-toi sur ta grossesse, et sur le fait de mettre au monde un petit en bonne santé. C’est tout ce qui devrait t’importer présentement.

La pression sur ses épaules se relâcha. Mais lorsque Maelys se retourna, il n’y avait personne.

Elle était seule dans une église sombre et silencieuse, éclairée seulement par la lumière chiche du lumigon rouge. Seule l’icône, avec son visage tragique, lui souriait.

Maelys se leva précipitamment et quitta les lieux.

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