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Paul-Henri SAUVAGE

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Paul-Henri SAUVAGE

Oh, mon Dieu… Qui fallait-il remercier en cet instant précis, je vous le demande ? Car, en vérité, du haut de ses dix-sept ans, jamais, au grand jamais, Julien Parmentier n’avait rien vu d’aussi… surprenant. Jamais non plus, - il faut être juste -, il n’avait rêvé d’une telle perfection. Et, longtemps, le souvenir, irrémédiablement ténu, mille fois hélas, de ce paysage infiniment paisible symboliserait pour lui l’image inaltérable de la beauté. Oui, c’était exactement cela, l’image de la beauté. Pour ne pas dire du bonheur... Une espèce de sérénité immuable que, toute sa vie durant, sans doute, il chercherait en vain à retrouver !
A quelques dizaines de mètres en contrebas, le chemin de terre bifurquait brusquement vers la gauche pour se perdre gentiment dans l’ombre de la forêt, contournant, comme pour éviter d’en souiller la virginale splendeur, la tâche presque éblouissante d’une prairie, onctueuse comme du coton et parsemée d’une nuée de fleurs multicolores. Plus loin encore, ce même sentier, à peine visible depuis le promontoire improvisé où le jeune homme se tenait, s’enfonçait plus profond vers l’horizon et la brume légère de l’été. Sur l’autre versant, dispersés dans la mosaïque des pâturages, les bâtiments d’une ferme semblaient avoir été abandonnés depuis la nuit des temps.
Pourtant, à bien inspecter chaque indice, Julien, qui respirait maintenant de plus en plus vite et avec de plus en plus de difficulté, crut soudain pouvoir distinguer l’hésitation d’une silhouette qui se détachait, fugitivement, de la crête. Et l’aboiement, déchirant, d’un chien lui parvint alors en écho. Quelqu’un vivait ici dans cette solitude grandiose accessible, uniquement, par la courbe fantaisiste de la départementale en surplomb du vallon. Sauf que quelque part dans les sous bois, - à droite ? à gauche ? mais où ? - sous les pas d’un esprit malicieux, il lui semblait que des branches avaient craqué.
Il se retourna d’un seul mouvement, légèrement inquiet, brusquement, à l’idée que l’un de ceux qui l’avaient ignoblement importuné, la veille, puisse l’avoir suivi jusque là et se permette de l’observer tranquillement sans rien révéler de son projet. Mais il n’en était rien, heureusement ! Il devait pouvoir se rassurer, maintenant… Plus haut, rassemblés autour du bivouac, en un cercle compact, postillonneur et volontiers malodorant, les autres l’avaient, sans doute, déjà oublié. Et depuis longtemps, croyez moi… Voilà qui était aussi bien, n’est-ce pas ? Des éclats de voix, vaguement querelleurs, entrecoupés de ricanements proprement stupides, signaient à coup sûr leur présence.
Il se laissa glisser contre la barrière, puis entreprit d’inspirer doucement, le plus calmement du monde, avant de chasser l’air de ses poumons aussi lentement que possible, en s’efforçant de suivre à la lettre les conseils que lui avaient, si souvent, prodigués l’infirmière du lycée ; l’autre prescription, nullement contradictoire d’ailleurs mais émanant cette fois du docteur Barnabet, consistant à fixer son attention avec intensité sur un truc quelconque. N’importe quel objet pouvait faire l’affaire, y compris la première créature venue ! Y compris une libellule ? Y compris un brin d’herbe ? Y compris un moucheron ? Y compris ce vilain caillou qu’il venait, Dieu sait pourquoi, d’attraper et de serrer si fort dans sa main qu’il ne put se retenir de crier. Il était même à deux doigts, réellement, à ce moment précis, d’éclater en sanglots ou bien, ce qui revenait au même, à deux doigts, oui, de rire franchement de toutes ces sottises. Il fallait pourtant se rendre à l’évidence, une fois de plus… Les sottises en question pouvaient être drôles, mais elles n’étaient pas franchement sans efficacité. Peu à peu, Julien Parmentier se sentait renaître et n’eût bientôt plus, par conséquent, la moindre velléité de chercher à se moquer des deux seules personnes au monde, ou presque, qui acceptaient régulièrement de l’écouter. Réalisant soudain qu’il avait toujours le vilain caillou au creux de sa paume, il se redressa d’un bond et décida de s’en faire un projectile. De toutes ses forces, il parvint à expédier la catapulte improvisée en direction d’un bosquet presque en contrebas. La pierre rebondit plusieurs fois. Roula sur l’herbe et disparut derrière un buisson. Un jour ou l’autre, il faudrait bien se résoudre à rentrer… A contrecœur, mais il n’y avait pas d’autre choix, non ?
Il hésita un peu avant de traverser à nouveau le torrent, resta une demie seconde en équilibre au dessus des tourbillons, manquant de justesse de s’affaler de tout son long, puis sauta à pieds joints sur l’autre rive. Il entreprit alors de couper au plus court, en longeant les sapins. Il ne pensait plus à rien. Et se sentait remonter à la surface à toute allure. Accéléra le pas encore un peu plus. Le pire était passé, n’est ce pas ? En moins de deux, il serait à nouveau là haut… Capable de sourire. De faire comme si. De tout garder pour lui, vous n’imaginez pas.
Sauf qu’à force de danser d’un pied sur l’autre, puis de zizaguer, insouciant, dans la prairie vertigineuse, puis d’hésiter un peu, tout de même, sur la direction à prendre, puis de naviguer au plus près des fougères, à force, il avait dû finir par se perdre. Car, sauf à croire qu’il devenait complètement cinglé, c’était, soudain, comme si le monde avait basculé la tête la première et que les entrailles de la terre s’apprêtaient plus ou moins à l’engloutir tout entier. Le genre de truc qui vous donne la chair de poule sans que vous sachiez tout à fait pourquoi, vous voyez… C’était juste là, au détour du chemin, qu’il avait aperçu la fille. De toute évidence, il s’agissait de la petite brune qui aidait à la cuisine, une pouffiasse terriblement insipide, affreusement vulgaire, proprement incapable d’articuler trois mots de suite un peu sensés. Avec de grosses lèvres vraiment dégoutantes qui n’arrangeaient rien. Et des cheveux poisseux au possible qui lui tombaient méchamment sur les épaules pour aller s’évanouir à hauteur des omoplates. Et des lunettes rondes, d’un genre affligeant, pour compléter le tableau.
Sauf qu’à cet instant précis, Julien se moquait comme d’une guigne de ce visage ingrat, incapable qu’il était de détacher son regard de la partie de loin la plus charnue de l’anatomie de la fille. Un postérieur du tonnerre de Dieu ! Deux masses de chair rose, incroyablement rebondies. Sans parler de l’ombre secrète qui les départageait et d’où jaillissait maintenant comme une source puissante qui semblait intarissable. Claire Salomon qui avait surpris, derrière elle, ce qui s’apparentait à un vague bruissement de fougères se redressa d’un bond, oui, en moins de deux, aussi rapidement qu’il est permis de relever son pantalon en retrouvant, face à l’adversaire, un semblant de dignité. 
« Tu veux qu’j’t’aide ? » fit-elle alors, après s’être retournée, à l’adresse de Julien qu’elle découvrait, interloqué, et qui la fixait de ses yeux globuleux, désespérément stupides… Comme le seraient, d’ailleurs, définitivement, hélas, mille fois hélas, les yeux de tous les garçons qu’elle croiseraient dorénavant en des circonstances à peu près similaires, vous pouvez me croire. « Tu veux qu’j’t’aide ? C’est ça ? » Oui, c’était exactement ça, avait pensé Julien Parmentier. Le fait est qu’il voulait bien qu’on l’aide ! Il ne voulait même que cela, au fond... Un coup de pouce. Un encouragement. Il s’approcha de la fille en s’efforçant de lui sourire. Et de lui parler doucement pour ne pas l’effrayer. Il fallait lui dire quelque chose, n’est ce pas ? N’importe quoi, bon sang, mais des mots ! Des mots…
Dans son délire, la petite brune dût faire mine de se débattre et de vouloir s’enfuir. Cherchant vaguement à le repousser. Espérant, sans doute, s’extraire de son regard hypnotique. Elle se mit même à chialer, bordel. Des sanglots à moitié débiles, entrecoupés de rires, soit dit en passant, tandis que Julien se décidait enfin à l’attraper. Des sanglots, donc, des rires, donc, des chatouillis et des murmures, on connaît ça. Pour Julien, c’était un peu comme s’il était quelqu’un d’autre, non ? Quelle histoire… Il commençait même à comprendre que son sexe était presque douloureux. Et qu’il lui faudrait s’aventurer davantage qu’il ne l’avait fait jusqu’à présent. Retrouver la saveur des origines. Il plaqua vaguement sa bouche contre les lèvres vulgaires de la fille. Et entreprit de mêler sa langue à la sienne. Qui était-il vraiment pour en arriver là ? Plus haut, sur le plateau, les autres se rapprochaient du feu. Et chantaient à tue tête. Il fallait voir comme ils étaient heureux.
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Paul-Henri SAUVAGE

Avouons le… La vérité n’est jamais tout à fait celle que l’on croit. Et encore moins, sans doute, celle à laquelle on aspire ! Il suffit souvent d’un grain de sable, comme on dit, pour que la mécanique la plus parfaite se dérègle et que l’avenir radieux auquel on adhérait l’instant d’avant, se métamorphose, brusquement, en un paysage désespérant de désolation, de ruine et de barbarie… En d’autres termes, rien n’est jamais acquis et mieux vaut, dans ces conditions, ne pas trop s’illusionner sur la marche du monde. C’est aussi ce que vous pensez, n’est-ce pas ?
Sauf qu’au moment, précis, où nous nous apprêtons à le rejoindre, - et nous ne sommes pas les seuls, autant vous prévenir tout de suite - Charles-Antoine Parmentier semble encore à des années lumières, oui, d’admettre une telle proposition. Sans doute parce que cette soirée d’anniversaire – Violaine… Mais tu es encore si jeune, si jolie, si fraiche, ma chérie ! - s’annonce, à cet instant-là, sous les meilleurs auspices. Il s’avère, en effet, que les services de la météorologie nationale se montrent, ce jour-là, particulièrement optimistes, ne prévoyant à brève échéance aucune espèce de catastrophe climatique au dessus de Montmorency. Il faut ajouter, toutefois, car cette information pourrait changer le cours de ce récit, que Charles-Antoine garde, alors, encore en mémoire tout ce que Delphine Michon a bien voulu leur confier, à tous les deux, sous le sceau du secret, quelques semaines plus tôt, à propos d’un certain Fabien quelque-chose qu’elle se faisait fort, affirmait-elle de manière un peu péremptoire, de traîner ici, par les pieds si nécessaire, dès lors qu’il s’agirait de fêter, dignement, les trente huit ans et des poussières de notre Violaine nationale. Fabien, tu ne peux pas me laisser tomber, hein… Fabien, s’t’te plait… Bref, tout va donc pour le mieux, n’est ce pas, dans le meilleur des mondes possibles.
Certes ! Mais il faut, tout de même, d’ici là, régler certains détails d’un genre assez technique. A savoir garder l’œil, et le bon, sur la cuisson du bazar tout en assaisonnant légèrement la salade et le riz. Avant de trancher les tomates à toute berzingue. C’qui signifie que j’ne veux absolument per-son-ne dans la cuisine… Rigoureusement personne, bon sang, comment faut-il que je t’le dise, Violaine ? Avec d’autres mots, peut-être… Une autre façon de s’emporter. De s’exciter le tempérament… Vu que, pour espérer s’inviter dans la sauce, s’immiscer gentiment dans l’entre deux, s’acclimater du tourbillon des molécules, il convient, surtout, d’attraper au plus vite un truc quelconque ; le moindre ustensile en bois, métal, plastoc, ou n’importe quoi d’autre ferait l’affaire. On y va ?
Rajoutant, au moment parfaitement opportun, la seule et unique pincée de sel, mes ami-e-s, condiment ou poivre, censée faire la différence, et s’inquiétant alors d’un subtil frémissement de la mixture, et se démenant comme un dingue. Et sautant du coq à l’âne. Et plongeant tête la première dans le fourneau. Et dégageant vite fait la poêle et le faitout, renvoyant tout ce beau monde au fond du premier tiroir venu. Et se rassurant d’une demi-seconde de tranquillité. D’une brève accalmie sur le front des intempéries. S’amusant presque d’une vendetta de poivrons dans le maelstrom du ragoût. Et se retournant d’un bloc pour s’essuyer les mains. S’essorer du même coup la sueur qui vous dégouline à grosses gouttes au milieu du museau. S’autorisant juste à prélever le quart du tiers d’un cinquième d’un centimètre cube de bouillon. Et soufflant comme un bœuf. Chaaaarles-Antoine, ça va ? Expirant longuement. S’emballant. Cherchant le poivre du regard. Exigeant une réponse immédiate de la part de son double qu’il interroge en biais dans le miroir du couloir. Et se disant tout de même… Et s’immobilisant… Et se figeant, soudain, de la tête aux pieds (pas un seul cillement de paupières intempestif, voyez-vous, pas un muscle qui s’autorise une petite folie à ce moment précis, tout le bonhomme au garde à vous !)… Car c’est bien le carillon de la porte d’entrée, noooonnnn ? C’était bien ça qui, brusquement, vient de déchirer le très (très) relatif silence qui, compte tenu du déluge de décibels vaguement jamaïquains en provenance directe de la chambre des garçons, à l’étage, règne en démocrate particulièrement débonnaire sur les quelques cent vingt mètres carrés, hors sol, dont Charles-Antoine et Violaine Parmentier ont été solennellement déclarés propriétaires trois ans plus tôt, en échange d’un bon paquet de pognon, il faut bien le dire. Ding dooooong...
On en pense bien ce que l’on veut mais nul doute qu’il faudrait, un jour, prendre vraiment le temps de saluer la prodigieuse prouesse biologique  accomplie, à cet instant-là, par les trois cent cinquante et quelques grammes de muscle cardiaque de celui qui se fait appeler Charlie par ses collègues de l’hôpital universitaire. Ainsi, d’ailleurs, que par la plupart de ses étudiantes. Et par un paquet d’infirmières qu’il croise ici ou là. Et par diverses autres personnes de sexe féminin aperçues au détour d’un couloir. Du moins celles qui… Il se trouve en effet qu’en moins d’un quart de seconde le myocarde du professeur Parmentier accélère la cadence de manière insensée au point de passer, quasiment sans transition, d’un rythme déjà soutenu à celui généré, à titre d’exemple, par l’ascension en quatrième vitesse de la face nord de l’Everest. Ou à peu près. Entraînant tout de même, dans son sillage, une augmentation très significative du taux de cortisol sanguin. Et une sévère remontée de la systolique. Avec en prime les pupilles discrètement dilatées. Et que je te traverse le salon en coup de vent ! Au risque, accessoirement, de presque tout renverser sur son passage. Y compris Violaine qui lambine à moins de trente à l’heure. Oaaahhhh…. Et se payant le luxe d’un dérapage contrôlé à vingt centimètres de la télé. Parvenant, radieux, à se précipiter les deux mains sur la clenche avant même que Delphine Michon, encore le doigt sur la sonnette, n’ait eu la présence d’esprit de s’adresser à l’infortuné Fabien, une vague pointe d’inquiétude dans la voix. J’t’avais bien dit vingt heures, non ?
Vingt heures ? Ou bien dix-neuf heures trente cinq... Ou encore vingt deux heures quarante quatre… Vingt et une heures trente pilepoil. Vingt trois heures chrono… Franchement, quelle importance les ami-e-s ! Vu que vous êtes toujours les bienvenu-e-s ! A quelque moment que ce soit de la journée, ou de la nuit, à l’aube empesée de sommeil ou bien, exténué-e-s de travail, au coucher du soleil, allez-y franco, tambourinez, carillonnez, sonnez trompettes et tambourins, je serais toujours à vous attendre, embusqué derrière la porte d’entrée, la larme à l’œil, le palpitant dans les chaussettes… Oaaahhhh. Et puis, sans plus attendre, vous faire, ni plus ni moins, les honneurs de la maison ! Vous inviter à ne surtout pas rester plantés, là, dans les courants d’airs, l’inconfort du couloir, la pénombre, l’étroitesse du corridor, avec, par devers vous, des fleurs comme s’il en pleuvait, lesquelles vous encombrent les minettes, à grand renfort de papier froissé, de rubans multicolores, d’embrassades sur les joues, ou dans le cou, de guiliguilis furtifs dans les cheveux, de poignées de main d’un genre assez viril, écrabouillant les doigts et tout ce qui dépasse, bagues ou chevalières, je ne sais comment dire.
Ainsi donc, Fabien ! Dans toute sa splendeur… Chevelure éternellement au vent - voilà bien le premier mystère concernant le personnage -, tendance poivre et sel virant, insensiblement, vers une version passablement clairsemée, barbe de circonstance et haleine pas mal défraichie, dispersant, à la moindre éructation, tout un florilège d’effluves ahurissantes, exotiques et disparates, témoignant à cette occasion de la persistance, inattendue en ce début de vingt et unième siècle, d’un monde de démesures, de nuits sans lunes, de transports crasseux et si vite oubliés, de discours pompeux, et alcoolisés, embrouillés, volontiers hallucinés, même. Et, parfois, heureusement, tout à fait inspirés… Car l’homme a bon goût. Il apprécie. Il jauge. Il s’extasie. Arpente, soudain, le salon à grandes enjambées comme s’il s’agissait d’en prendre définitivement possession. Puis tombe en arrêt devant le piano dont il flatte, sans guère de façon, les premières cervicales, puis l’épine dorsale, puis les dernières lombaires, les plus graves, en se bidonnant comme un fou, s’amusant visiblement d’arpèges inédits. Se tordant littéralement, et pouffant. Bordel, ça vient. Puis se retourne, sans transition. Et s’invite, sans prévenir, dans une conversation qui peine à sortir des ornières habituelles que l’on creuse allègrement les soirs de réception. Tente, alors, un mot d’esprit qui ne vient pas. Réprime, au tout dernier moment, hélas pour nous tous, d’une brève contorsion de l’épaule, un épouvantable renvoi dont les nuisances olfactives suscitent, aussitôt, un début d’étonnement. De désapprobation. Ou d’indignation, c’est selon. Fabiiieeen… Répond, sans s’étendre plus que ça, à la moindre question qu’on ne lui pose pas. Ouais, affirmatif, concède-t-il vaguement à Charles-Antoine quand celui-ci s’aventure à qualifier Mick Jagger de simplement génial. Ouais affirmatif, se borne-t-il ensuite, à répéter, douze minutes plus tard, quand Violaine semble enfin comprendre, non sans un léger décrochement tonal dans la voix, que les Pantalons Rouges pourraient, effectivement, à tout moment maintenant, se voir proposer d’assurer la première partie d’un truc de dingue, absolument mythique, si vous voyez ce que je veux dire. Pas les Stones, quand même, bien sûr… Mais… Bon… Accepte, alors, avec un enthousiasme suspect, - s’agit-il de couper court à certaines insinuations venant de Delphine ? -, de s’extraire en moins de deux du fauteuil sur lequel, cinq minutes plus tôt, il a fini par jeter son dévolu, non sans, toutefois, en avoir examiné le velours sous toutes les coutures. Pour, ainsi, délaisser sans beaucoup de remord le parquet qui craque de plaisir, ou le délicat moelleux du tapis aux motifs surannés, et débouler brusquement sur la terrasse princière comme si, quasi recroquevillé sur sa guitare, en une succession de hurlements proprement démoniaques, aouahhh, le mec, il investissait, en majesté, la scène du Zénith… Ou quelque chose d’approchant.
On en est loin, pourtant, croyez moi. Car, précisément, de retour sur la planète Terre après divers et éphémères compliments que Delphine, presque trop familière, s’est, une nouvelle fois, Dieu sait pourquoi, aimablement autorisée à lui adresser, Charles-Antoine se plait, maintenant, à louer le charme paisible, et printanier, et champêtre, de l’extraordinaire paysage dont il entend bien commenter les moindres reliefs à son nouvel ami ! Vu qu’à droite c’est rien moins que la vallée de Montmorency, mon pote. Et je passe gentiment sur les immeubles en contrebas, lamentables de laideur, et même hideux au possible, délabrés à mort, et qui devraient être, ce serait un soulagement prodigieux pour nous tous, com-plè-te-ment-ra-sés, pas plus tard qu’à la rentrée. Là-bas, le stade Henri Patron d’où montent jusqu’ici, quand le vent est au nord, hélas, les soirs de matchs, d’invraisemblables rumeurs de sauvages. Des cinglés comme tu n’imagines pas… Et puis, sur la gauche, j’t’le donne en mille, c’est la butte Montmartre qu’l’on devine à peine, mais tout de même, dans la brume… Se gardant bien, cependant, d’évoquer, vous pensez, les vastes entrepôts des anciennes filatures, agencements secrets et confus de cours jonchées d’improbables détritus, de décombres et de ruines, bordées de hangars aujourd’hui désaffectés et peuplés de toute une faune dont mieux vaut ne jamais entendre parler ailleurs que sur M6. Glissant allégrement, d’ailleurs, sur les cheminées d’usines définitivement inutiles car sevrées de toutes leurs addictions et n’expectorant plus, désormais, que des oiseaux solitaires, égarés, on ne sait pourquoi, dans le labyrinthe des couloirs aériens. S’abstenant, aussi, mine de rien, de chanter les heures glorieuses d’invisibles jardins ouvriers depuis longtemps réduits au silence et circonscrits dans quelques ilots, négligés des promoteurs, dans l’entrecroisement bruyant des autoroutes et des résidences, sur papier glacé, opportunément défiscalisées. Omettant également, judicieusement, de rapporter mot pour mot ce qui se murmure péniblement un peu partout, en ville, à propos des bassins d’épuration dont les généreuses flatulences, souvent, parviennent à vous passer complètement l’envie, hélas, de paresser d’ennui sur vos chaises longues, un verre de soda sur la table, à l’ombre des bouleaux. Refusant enfin, et non sans malice, de s’appesantir, plus que de raison, sur la présence, incongrue dans le quartier, de bâtiments administratifs particulièrement désolants et dont la silhouette approximative, abondamment taguée, barre de ses chicots hallucinés presque la moitié du panorama. Puisque, plus bas… Plus bas… Ou plutôt juste à côté. Oui, derrière la haie, comblée d’une piscine quasi olympique, et même d’un tennis que personne, ou si peu, ne fréquente plus, la luxueuse et insolente retraite d’un couple ab-so-lu-ment-char-mant. Charmants ? Du moins, sous réserve de les prendre explicitement, non pas pour ceux dont ils espèrent, sincèrement, pouvoir, un jour, donner l’image, - celle de deux êtres tout à fait complémentaires, encore jeunes malgré tout, et si cools au fond, vraiment ouverts sur le monde, tellement épris de libéralisme, tellement drôles et cultivés, tellement en prise avec l’esprit du temps, tellement… -, non pas pour ceux-là, donc, mais pour ceux qu’ils sont effectivement… A savoir, s’agissant de Jean-Christophe, un gros bonnet de l’édition et, s’agissant d’Estelle, une avocate hors pairs, vaguement spécialisée en droit des affaires. Charles-Antoine, je sens, comment le dire, je sens… qu’il faudrait impérativement que je prenne en mains votre portefeuille d’actions…

Peut-être. Et même sûrement, en vérité. Nous y reviendrons… Mais, pour l’heure, soudain, Charles-Antoine n’est plus très loin de croire avoir, enfin, atteint ce qui s’apparente au nirvana… Du moins dans sa version humaine et, on peut le dire, raisonnablement accessible. Au moment même où Violaine et son amie s’apprêtent à rejoindre le coin des garçons, s’aventurant, à leur tour, sur le marbre lissé et légèrement glissant, sans cesser d’alterner confidences chuchotées et sourcils subtilement froncés, au moment, précisément, où Fabien se précipite, littéralement, vers l’incorrigible Delphine et lui cajole ostensiblement le creux des reins, et même plus bas, et que la blonde sirène, radieuse, se tortille gentiment de droite à gauche, ou plutôt d’avant en arrière, d’ailleurs, en le suppliant mollement de l’épargner, tout en jetant à la ronde de petits regards amusés, au moment même où Violaine, presque surprise, s’immobilise puis semble, alors, lui sourire tout à fait franchement, à lui et rien qu’à lui, Charles-Antoine, retrouvant miraculeusement, durant quelques interminables secondes, très exactement la même expression du visage, des yeux en amande qui dévissent, que celle avec laquelle elle l’avait mystérieusement séduite, quinze ans plus tôt, au cours d’une mémorable soirée de célibataires, particulièrement arrosée, à ce moment là précisément, Charles-Antoine Parmentier parvient, sans même s’en rendre compte, à gravir les dernières marches conduisant directement au plus doux des bonheurs. Car rien, sans doute, ne pourra plus, désormais, le combler davantage, n’est ce pas ? Mettez vous un peu à sa place… Vous réalisez, soudain, qu’au fond la vie vous a apporté, à bientôt cinquante ans, hélas, mais c’est déjà ça, infiniment plus que ce que vous n’en aviez jamais espéré, autrefois. Car vous réalisez aussi, et tout aussi soudainement, que Violaine, votre Violaine, s’avère être tout simplement splendide. Et diablement attirante. Radieuse. Emoustillante au possible. Intelligente et sensible… On continue ? Oui, car, à l’hôpital, votre réputation professionnelle n’est plus à faire. Vous êtes, maintenant, presque mondialement connu comme celui qui a, on peut le dire ainsi, quasi révolutionné, avec audace et génie, la chirurgie de l’uretère ! Rien que ça... Quant à vos deux monstres qui se payent le luxe de se jeter, au même moment, sur les cacahuètes, les chips, le saucisson et le reste, ils sont adorables, au fond. Et seront demain, vous n’en doutez pas, ce que vous n’avez jamais rêvé pour vous même. Sans parler du ciel, qui, à cet instant-là, ne peut se montrer plus clément, vous ne croyez pas ? Vu que le soleil disparaît, alors, derrière les collines emportant, dans son sillage, de longues somptuosités de nuages empourprés. Et que vous sentez, sur le visage, l’empreinte, légère, d’une brise presque sensuelle qui vient, à point nommé, pour tempérer la chaleur de l’été. Oui, soudain, vous n’entendez, ou plutôt, n’écoutez plus rien. Ni le bourdonnement lointain de l’autoroute qui charrie sur l’asphalte, à l’heure des chassés croisés de juillet, ou des retours de week-end, ou même, d’ailleurs, à n’importe quel moment de la journée, ou à peu près, ses convois de fantômes épuisés, anonymes silhouettes qui conjuguent, définitivement, leur désir au passé et n’aspirent, généralement, qu’à se conformer aux injonctions de slogans explicitement publicitaires. Ni, non plus, les avions silencieux qui gagnent lentement la stratosphère, épris d’air pur et cristallin, défiant le sens commun de l’attraction terrestre, s’élevant en clignotant au dessus du cloaque poussiéreux de la grande métropole. Ni les hélicoptères qui traversent l’horizon en pointillé, mais en vous surveillant toujours du coin de l’œil. Ni les sirènes des pompiers ou les klaxons des gendarmes qui s’entrainent péniblement à singer maladroitement leurs doubles télévisuels. Ni les appels au meurtre, bordel, qui ne viennent de nulle part mais finissent par fleurir un peu partout. Rien. Vous vous demandez juste, alors, mais en évitant, soigneusement, de formuler à voix haute la moindre hypothèse, pourquoi Violaine, soudain, se penche si dangereusement vers Delphine, en gloussant comme une malade, quitte à faire un peu plus qu’effleurer le buste puissant de Fabien. La vie, votre vie, est ainsi.
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Paul-Henri SAUVAGE
Bon sang de bonsoir... La soirée avait pourtant bien commencé, vous ne trouvez pas ?!
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Paul-Henri SAUVAGE
Ce texte est le premier d'une série consacrée à la vie (rêvée ?) de Frédéric Flament, à ses oeuvres, ses projets, ses regrets et ses petites misères... Ce texte est donc une manière de faire connaissance avec le personnage ! En voiture tout le monde... et accrochez vos ceintures...
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Paul-Henri SAUVAGE

Jamais Violaine ne parviendrait à oublier les cris qu’ils poussaient en descendant l’escalier. Toujours, les deux garçons se chamaillaient pour un rien, riant à la volée à la moindre occasion, se bousculant comme des fous à l’infini pour ravir, à l’autre, la vedette d’une nouvelle pitrerie. Longtemps, Violaine détesterait l’idée d’avoir été à ce point naïve et insouciante. Car tout repose éternellement sur du sable, non ? Mais, pour l’heure, mieux valait surtout ne pas trop s’attarder, non ? Charles-Antoine s’était déjà éclipsé, lui, dès patron minet, laissant juste derrière lui de vagues indices de son passage sur terre, particulièrement à proximité de la machine à café, aux alentours du frigo aussi, à peine plus, ayant définitivement prétexté, au milieu de la semaine, un week-end nécessairement studieux, au journal, en cette période d’intense actualité diplomatique (tu comprends, chérie, im-po-ssi-ble de les laisser tomber ; Matthieu ne s’en relèverait pas !), pour échapper au piège quasi-mortel que constituerait à ses yeux, inévitablement, ces quarante huit heures, montre en main, en pleine brousse, à cent cinquante kilomètres, au moins, de la première habitation, dans cette région bénie des dieux sans doute mais où rien ne passait, ni le TGV Paris-Toulouse, ni l’autoroute du Soleil, ni les ondes des téléphones portables, ni celles des GPS et autres gadgets in-dispen-sa-bles, vois-tu.
« Tu exagères toujours, Charles Antoine, vraiment je le dis comme je le pense ! La Creuse, tout de même, ce n’est pas le désert de Gobie… » Ce, à quoi, Charles Antoine, quand il s’était agi de prendre une décision définitive quant à sa participation à ce qui serait, prétendait-il, la cérémonie la plus em-mer-dan-te que l’homme ait délibérément choisi d’organiser (le mariage de Jérôme Poulard et de Virginie Martin, rien que ça), ce, à quoi, Charles-Antoine, donc, avait dû grimacer quelque chose de suffisamment pathétique pour que Violaine finisse par abandonner la partie. « OK, OK, mon chéri, j’ai comp-ris… J’irai seule avec les enfants, voilà tout ! »
En attendant, une fois au pied du mur, il s’agissait maintenant (Violaine commençait à considérer l’horloge du salon d’un œil mauvais) d’éviter les lentes processions motorisées des citadins d’adoption, lesquels n’aspirent, hebdomadairement parlant, on le sait, qu’à la chlorophylle endimanchée de jardins domestiqués ou à la lourde hospitalité de beaux parents aux visages fatigués. « Par pitié, les garçons. Voulez vous bien, une minute, vous tenir tranquilles ? ».
Se tenir tranquilles ? Sans doute les mots n’auront-ils jamais le même sens selon que l’on se place du point de vue de deux jumeaux de sexe masculin qui s’apprêtent allègrement à fêter leur dixième anniversaire, ou de celui d’une avocate de trente-huit ans, plutôt séduisante d’ailleurs, et pleinement rompue, de par son expérience professionnelle à d’interminables interprétations sémantiques aux conséquences incalculables. Car, se tenir tranquilles, pour Aymeric et Benjamin, avait précisément consisté à se jeter précipitamment dans les bras de leur mère, l’un en singeant l’ivresse soudaine et bruyante d’un âne débâté (s’il te plait mon trésor, cal-me-toi !), l’autre l’agonie douloureuse, et approximative, d’un sanglier fuyant sous les feux nourris d’une troupe de chasseurs (oh, nooon, pas çaaaa). Il avait bien fallu composer, pourtant, et s’extasier de leur immense talent de comédien, avant de se résoudre (on n’a rien sans rien !) à s’essayer sur le champ au dressage de toute cette ménagerie, l’âne débâté ayant, le premier, fini par entendre raison. « Bon sang, vous allez me tuer ! »
C’eût été trop beau, peut-être, à leurs yeux car ils s’employèrent alors à rassembler, quoiqu’en maugréant, sacs et valises, manteaux de sorciers, chaussons de sept lieues en poils d’entourloupe, pour se précipiter (moi devant, toi derrière) sur la banquette arrière du vaisseau amiral en route pour Galimède à trois années lumière à l’Est de Cyrus. On n’était pas prêts d’arriver, pour dire les choses autrement.
Pour l’heure, le ciel était d’humeur matinale sur Montmorency, avec des traînées ocres, déjà, sur l’horizon, quelques étourneaux, volages, dans le jardin du voisin et le scintillement d’un avion qui ne tarderait guère à s’immoler dans l’incandescence des premiers rayons du soleil.
Juste à ce moment-là, Violaine avait actionné le démarreur avant de s’engager, sans trop réfléchir, à gauche vers le boulevard, les feux tricolores, l’échangeur de Paris nord, les bretelles pour voies rapides, le périphérique ouest, l’autoroute A91, les radars automatiques, les aires de repos, Bison futé, les conseils que l’on vous serine sur Radio Fréquence, les péages et leurs couloirs embouteillés, les injonctions sécuritaires, les déviations et les ralentissements. Dieu, que le monde est compliqué, parfois, n’est ce pas ?
Passé Vierzon, par crainte d’un manque de carburant, Violaine s’était résolue à une pause frileuse à l’orée d’une station service aux allures de supermarché où elle avait finalement décidé de décréter l’amnistie générale en promettant un croissant à la confiture à quiconque accepterait de marcher nor-ma-le-ment plutôt que de courir à toutes berzingue dès l’ouverture automatique des portes du vaisseau spatial… Sauf qu’elle avait dû rapidement doubler la mise en y ajoutant la perspective d’une tasse de chocolat chaud. Et en rappelant que rien n’était jamais acquis, n’est ce pas ! Et qu’il ne fallait quand même pas exagérer ! Plus tard, pendant qu’Aymeric et Benjamin, patientaient au bar, perchés sur des tabourets inamovibles et ne perdant pas une miette des gestes blasés d’une certaine Muriel aux yeux de sirène, Violaine avait eu, brusquement, comme un effroyable pressentiment. Comme si la catastrophe était, maintenant, imminente. Et qu’il n’était plus temps de regretter quoique ce soit. Encore moins de chercher à se défiler. Oui, sans en deviner, naturellement, la teneur, Violaine avait su, à cet instant précis, en croisant le regard d’un jeune type qui fumait le cigare (mais oui, bien sûr, je le connais !) que le souffle puissant et terrifiant du malheur ne tarderait guère, désormais, à balayer sa fragile existence. La sienne et celle de beaucoup d’autres, peut-être !
Plus tard dans la matinée, une fois parvenue à destination, elle en avait touché deux mots, et même un peu plus en réalité, à Jérôme et à Virginie qui l’avaient accueilli avec de grands gestes un peu exubérants, des embrassades à n’en plus finir, des réminiscences d’autrefois, des complicités un peu forcées en mémoire de ce qu’ils avaient connus, tous les trois, à l’université, ou durant les soirées passées, en ce temps-là, à espérer d’autres soirées ou à conjuguer au conditionnel ces nuits qui s’achevaient toujours avant même d’avoir commencé, on connaît ça.
Tandis que les garçons, libérés de deux heures cinquante d’immobilité forcée s’apprêtaient à explorer le domaine en se dirigeant tout de suite vers les écuries, traversant le manège en courant, Virginie, soudain, s’était immobilisée en écoutant Violaine parler, sérieuse et presque inquiète.
Puis elle l’avait serré dans ses bras. Avec tellement de chaleur. « Rassures-toi, tu es là, Violaine ! L’équilibre de l’univers est enfin rétabli ! Nous sommes à nouveau le centre de notre monde. Tout va bien… Je t’assure ! Tout va bien… ».
Et ils avaient marché tous les trois dans l’allée, les graviers crissant sous leurs pas alors qu’Aymeric et Benjamin venaient de disparaître définitivement dans un autre espace-temps. Et Violaine avait senti, peu à peu, comme une force nouvelle l’envahir. Et Violaine s’était blottie contre Jérôme. En riant comme une folle. Et l’avait embrassée dans le cou. C’était si bon.
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Paul-Henri SAUVAGE


Un jour viendrait où tout serait oublié… Le ciel, amouraché de nuit ; l’horizon dépareillé de fauve ; les arcs en ciel, nimbés de transparence dans la rosée du printemps. Et d’autres mystères autrement dérangeants. Comme ce qui entourait les circonstances exactes de leur rencontre. Le pourquoi du comment. Tout, vous dis-je. Sans doute parce que part de lui même s’acharnerait à effacer la faiblesse dont il avait fait preuve. Car c’était être faible e que d’avoir ignoré la vérité ! Une vérité dont la moitié au moins du campus se gaussait. Stéphanie Labouré traînait en effet derrière elle, au moment où son destin allait croiser celui de Paul Flament une réputation pour le moins sulfureuse. Et légèrement infondée, d’ailleurs. Car la jeune fille qui s’était vue attribuée par l’appariteur, dans le tiers le plus sombre de la salle d’examen, la place immédiatement voisine de celle de Paul Flament avait un talent inimitable pour laisser colporter sur son compte les rumeurs les plus extravagantes. Tout était dans le sourire à peine esquissé dont elle vous gratifiait. L’œil satisfait  et la frimousse des meilleurs jours. Et peu importait, au fond, que ce dont vous l’accusiez se révèle, en réalité, une pure construction de l’esprit, l’essentiel était que quelqu’un l’ait un jour imaginé capable de cela… Oui, l’essentiel était que vous pensiez Stéphanie Labouré capable de tout ! Car elle l’était. Capable, par exemple, d’avoir embobiné Jean-François Lemercier lui-même. Et d’être parvenue à se faire inviter chez lui, un soir, avec tout le gratin de l’université. Et d’avoir dansé à demi nue jusqu’au milieu de la nuit sur la terrasse en marbre qui dominait la vallée de Montmorency. Et d’avoir collé ses lèvres encore adolescentes à celles un peu moins fraîches, du professeur de sociologie du langage dont toutes les étudiantes ou presque étaient secrètement amoureuses. Oui, tout à fait capable d’avoir repoussé du pied la porte de la cuisine des Lemercier juste avant que ne se profile, dans la perspective désolante du couloir, la silhouette empâtée de madame. Tout à fait capable d’avoir étouffé un rire délibérément assez niais mais riche de promesses tout en feignant de réaliser que le décolleté de son chemisier, à cet instant précis, offrait à celui dont les ouvrages théoriques commençaient à se vendre assez bien, une vue saisissante sur la partie de son corps dont, à la réflexion, elle était la plus fière.  Et il y avait de quoi ! Personne au monde n’avait des seins pareils, aussi parfaitement arrogants et, pour cette raison, dotés d’un prodigieux pouvoir hypnotique sur les regards masculins. Voilà ce que Stéphanie Labouré se disait quand elle s’essayait à jauger objectivement le galbe de sa poitrine devant la glace de la salle de bains. Nul doute que Paul Flament aurait volontiers partagé ce jugement si l’occasion lui avait été donnée de la faire. Car, quand elle s’était penchée vers lui, d’une manière d’ailleurs assez audacieuse, il faut bien le dire, dans les murmures consternés qu’accompagnait la lecture des premières épreuves de philo de l’année, Paul Flament avait immédiatement pensé que, pour une fois, le ciel lui était favorable. Qu’une fille comme elle, au physique pour le moins avantageux, s’intéresse à quelqu’un comme lui, voilà qui était proprement inespéré. Il suffit parfois de peu de choses pour qu’une brèche s’ouvre brusquement dans l’immensité de l’espace-temps. En l’occurrence Stéphanie Labouré s’était – à ses risques et périls – tournée dans toutes les directions possibles avant de croiser le regard bienveillant de Paul Flament.  La manière qu’elle avait eu de s’adresser à lui, dans un chuchotement à peine audible, avait fait le reste. Là, sans qu’ils sachent l’un et l’autre, ce qu se jouait, tandis que s’échangeraient bientôt des griffonnements et des sourires, le monde avait soudain basculé. Paul Flament ne serait jamais plus tout à fait le garçon timide qui ne cessait de martyriser son visage constellé de boursouflures disgracieuses qu’il tripotait régulièrement jusqu’à ce qu’en jaillisse un liquide répugnant. Paul Flament, ce soir-là, dans les miroirs des vitrines serait mystérieusement plus indulgent envers lui-même qu’il ne l’avait jamais été. Car si Stéphanie Labouré lui avait bien dit quelques mots dans la cohue du couloir, tandis qu’ils sortaient tous les deux de concert, surtout, oui surtout, elle lui avait, quelques secondes, touché le bras, ou l’épaule, avant de le remercier d’un baiser sur la joue et de rejoindre, sans se retourner, cette fois, un petit groupe qui l’interpellait à grand renforts de vivats. Non, Paul Flament ne serait plus le même… Quant à Stéphanie Labouré, elle gravirait ce jour-là – mais qui pouvait le croire – la première marche d’un escalier qui la mènerait à la gloire. Et, pourquoi le nier, à une certaine forme de bonheur…
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Paul-Henri SAUVAGE

A la petite équipe d’ambulanciers qui, déjà, ne l’écoutaient plus, Jean-Bernard Marigot racontait encore que, parfois, le ciel de Roissy flamboyait de bleu et qu’il suffisait de se pencher un peu, sur la gauche, pour presque apercevoir les tours de Clergy. Et que l’on devinait à peine la ligne grise, sinueuse de l’autoroute, effectivement à moitié dissimulée, sans doute déjà dans l’ombre des collines qu’enjambaient les zébrures électriques de la Centrale. Et aussi, voyez-vous, qu’une multitude d’oiseaux nichait dans le parc, un peu plus bas. Et qu’ils venaient se satisfaire des quelques miettes que l’on abandonnait, plus ou moins à leur intention, sur le balcon, picoraient gentiment de concert, se posaient de temps en temps, y compris sur le rebord de la fenêtre. Et que l'on pouvait, alors, s'amuser de leur vivacité, observer tout à loisir leurs becs insatiables… A condition, toutefois, de ne pas bouger d'un cil ! De garder parfaitement immobile le bol de café que l'on tenait à la main, sans même respirer tandis que l'aube gagnait l'horizon et que, d’un peu partout, montaient mille rumeurs de levers maussades, de disputes qui n'avaient plus cours, d’enfants pleurnichards que l’on tirait du lit en rouspétant, de pyjamas fatigués que l’on glissait au dernier moment dans le tambour de la machine à laver, de téléviseurs aux couleurs saturées que l'on n’écoutait plus, d'informations météorologiques ou musicales qui n’intéressaient personne, de cartables bien trop lourds que l’on soupesait en geignant, de clés que l'on avait égaré, oubliées dans les poches du pantalon, glissées ici ou là, Dieu sait pourquoi, et que l'on cherchait en maugréant l’œil immanquablement rivé sur l'horloge. Oh, bon sang, que tout cela passait vite… Car c'était tellement drôle, croyez moi, de pouvoir espionner ce manège. La femelle, presque apprivoisée, se régalait de la moindre aumône… Et quant au mâle, chamailleur au possible, c’était immanquablement au milieu du festin qu’il surgissait ! S'invitait au premier rang à grand renfort de piaillements pour disparaître brusquement dans l'envolée d'une bourrasque de vent ou le claquement d'un volet… Et Jean-Bernard Marigot, dans la tourmente et les aléas de l’escalier, les obstacles et les jurons, plaidant encore sa cause depuis son brancard, ajoutait à ses juges, d’un air entendu, qu’il connaissait absolument par cœur les ressorts secrets de toute cette pitoyable mascarade de plumes et de becs depuis qu’autrefois, savez-vous, sur le chemin de l’école, il épiait les solitaires égarés, histoire de jouer les chasseurs de rapaces, les redresseurs de torts, les coupeurs de têtes, les explorateurs de forêts impénétrables, armé d’un lance-pierre dérisoire, d'une brindille en guise d’arbalète, d'un soliloque pour effrayer les plus faibles. Et Jean-Bernard Marigot s’emportait. Rectifiait. Reprenait. S’essoufflait. Pestait. S’accrochait maladroitement à la rambarde. Ou à la branche. S’allongeait. S’épuisait. Puis se redressait. S’abritait sous une feuille. S’agitait comme un malheureux sur sa couche. Postillonnait. S’imaginait. S’envolait. Oui… S’envolait enfin rejoindre les autres... 
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Défi
Paul-Henri SAUVAGE
Frédéric Flament est un écrivain reconnu. Ses romans se vendent bien. On ne compte plus les articles finement élogieux quoique, parfois, vulgairement critiques, qui se multiplient à son sujet. Les interviews qu’il accorde avec parcimonie sont immédiatement tweetés, retweetés et partagés sur les cinq continents. Sauf qu’un jour la passion qui l’anime finit par l’envoyer définitivement valdinguer bien plus loin qu’il ne l’imagine… La suite s’avère pour lui nettement moins drôle que ce qui précède et la « vie rêvée » de Frédéric Flament s’apparente alors, désormais, à un véritable cauchemar.
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Paul-Henri SAUVAGE


Je vais vous dire ce que je crois ! Je crois bien que certains jours, vraiment, l’équilibre subtil du monde nous apparaît, soudain, com-plè-te-ment vrillé... Et qu’alors… Alors… Alors… Alors nous avons beau nous employer avec la dernière énergie à braver les intempéries, pour tenter, au moins, de récupérer notre mise, quoiqu’on fasse, les ami-e-s, nous n’avons, strictement, aucune chance de nous en tirer… Vingt cinq ans plus tard, et pas mal de péripéties dans les chaussettes, Vincent Lemercier n’est pas loin, croyez-moi, de faire ex-ac-te-ment le même constat. En deux mots comme en cent, l’inoxydable administrateur et fondateur de la célèbre clinique Ambroise Paré, ne s’en est, finalement, toujours pas remis ! Ce matin là, en effet, c’est à grandes enjambées, plastiquement irréprochables, qu’il traverse, explicitement préoccupé par dix milliards de trucs pas tous très très jolis, la cour principale de l’hôpital qui donne, direct, sur la place du marché... Un hôpital à l’ancienne (si l’on peut dire), à savoir qui fleure bon l’excès de détergeant abondamment parfumé à la pomme de pin, l’ammoniac discrètement distillé dans tous les coins et l’antiseptique bidon aspergé à la volée en bonbonnes industrielles de cinq litres, au moins. Un hosto comme on n’en fait plus et qui se résume, pour l’essentiel, à quelques pénibles bâtiments de brique rouge, passablement délabrés, et surtout lamentablement contigus à ceux d’un hospice décomplexé que toute personne un peu censée se garderait bien d’approcher à moins d’un kilomètre au bas mot et qui vaut, par parenthèse, l’insigne honneur à Vincent Lemercier (lui-même), de servir quotidiennement de spectacle hilarant, et par suite réconfortant, à toute une navrante armada de personnages tous plus hallucinés les uns que les autres et qui, dans le meilleur des cas, postillonnent entre eux, recroquevillés sur leurs bancs, en jargonnant d’imprévisibles délires. Sauf que Vincent Lemercier, tout à ses réflexions du moment que l’on devine du genre plutôt sophistiqué, ne voit rigoureusement rien à l’horizon. Ni bien sûr l’inévitable et regrettable Marcel qui, comme à son habitude, l’attrape aussitôt par l’ourlet de la blouse qui voltige au passage, tout en lui infligeant sa logorrhée de perversités scatologiques et qu’il repousse d’un geste machinal et fainéant, tout de même compatissant… Ni non plus les indécrottables vrais-faux jumeaux Jean-Baptiste et Jean-Paul, à demi ravagés d’alcool et de cataclysmiques dégénérescences qui parviennent, juste, à trottiner de plaisir en geignant tout de même comme des cabris. Ni non plus le quarteron de génisses désaccordées de dentiers et que rien, ni la cloche de la soupe ni même un improbable tocsin ne semble pouvoir sortir d’une torpeur de couches culottes et de bavoirs baveux, et de rhumatismes déformants que la seule évocation suffit à réveiller, et à vous torturer le ciboulot… Ce dont, par parenthèse, Vincent Lemercier, jeune et digne médecin à l’avenir prometteur, semble – si vous voulez tout savoir - se soucier comme d’une guigne, pour ne pas dire plus vulgaire encore... Car il est temps, maintenant, de révéler à qui veut l’entendre que le futur grand manitou de la clinique Ambroise Paré émerge à peine d’une nuit particulièrement éprouvante du point de vue de son équilibre psychique et moral, puisque toute entière consacrée à s’abrutir salement de télévision, affalé connement en travers du plumard, histoire de s’infuser en accéléré toute une collection de films assez indécents, voire tout à fait impudiques et licencieux, voire franchement obscènes et d’essence pornographique que Julien Savouré, le bellâtre, son voisin de palier, lui a généreusement laissé comme qui dirait en héritage, avant de littéralement se volatiliser pour le week-end. Bref, pour faire simple, une nuit de garde particulièrement morose et placée sous le signe de la solitude intégrale, et de la neurasthénie masturbatoire, et d’un cafard de chiotte, et d’une envie dégueulatoire de casser la gueule à quiconque aurait eu l’idée saugrenue de venir le contrarier et lui chercher chicane… Bref, une nuit pour rien, ou du moins pas grand chose, à lorgner régulièrement le téléphone à l’encéphalogramme dramatiquement plat, exigeant même du bon Dieu, parfois, mais sans y croire vraiment, que quelque chose d’un peu spécial vienne le tirer de la morosité ambiante et se prenant même, entre deux spasmes, à espérer vainement qu’un autocar quelconque en partance vers le sud s’encastre affreusement sous le premier pont venu, juste à la sortie de la ville, ou qu’un hélicoptère Puma immatriculé on-ne-sait-où s’écrase malencontreusement sur l’un des immeubles de l’avenue Gambetta, ou même, soyons fous, qu’un séisme de magnitude neuf se prépare gentiment à rayer de la carte les trois quart du département et plus encore. Bref… Bref, on aura compris que Vincent Lemercier, finissant, à l’arraché, par sombrer corps et âme dans un sommeil particulièrement prometteur sur le coup de cinq heures du mat, n’était, par conséquent, pas spécialement frais et dispo à dix heures cinquante-huit, pétantes, et des poussières... L’était guère disponible pour l’écoute, ce garçon, si vous voulez tout savoir. L’était pas trop prêt à s’en aller, la fleur au fusil, pêcher le gardon. Ou à vous susciter de psychanalytiques confidences. Ou à vous caresser l’hypothalamus dans le sens du poil en vous festonnant le discours de compliments positivement chiadés. L’était plutôt à pester dans toutes les langues de la terre envers le soleil estival qui s’improvisait tortionnaire et martyriseur de première en se permettant de lui supplicier le museau d’ultraviolets affreusement sournois et cabotins. L’était plutôt à vouloir se protéger de toute cette pègre. A vouloir respirer un peu. A vouloir qu’on se calme. Et qu’on lui lâche dé-fi-ni-ti-ve-ment les basques. Et qu’on évite de trop chercher à tirer sur la corde. L’était plutôt à vouloir mentir effrontément sur toute la ligne. Si bien qu’enfin traversé en coup de vent le portillon des Urgences, presqu’indifférent au paysage mortifère, de morve et de misères, l’avait poussé la porte du bureau des infirmières d’une véridique torgnole administrée vaillamment du pied gauche, puis de l’épaule droite. Avant de saluer d’un ricanement pépère, et soudain ragaillardi, Julie Moliton, la petite brune au visage de fouine dont il lui arrivait, régulièrement, de lamentablement confondre les extrémités, à savoir l’envers et l’endroit, ou bien le dessus et le dessous, la croupe et le poitrail,  le sabre ou le goupillon, quand, tous deux, elle et lui, lessivés d’épuisements et d’écœurements de toutes sortes, ils avaient, hélas, à se geler le derrière plus de quarante huit heures chrono dans ce trou. Ce que la Fouine, par parenthèse, n’était guère du genre à sentimentaliser à l’excès. Ni non plus, soyons justes, auprès des copines, à négationner la performance pourtant, si vous voulez mon avis, terriblement ordinaire. Prestation qu’elle commémore, ce matin-là, d’un indécrottable sourire, tout à la fois hypocrite et pervers, et qu’elle ponctue d’un bâillement appuyé avant de balancer diverses paperasses sur la paillasse. Une admission au 415, mon pote ! concède-t-elle, enfin, en rappelant, gracieuse, qu’au bas mot, minimum minimorum, ouais, ça’devait faire au moins trois plombes qu’elle trépignait d’impatience dans la carlingue. Sans personne au téléphone pour lui tenir le crachoir. Et qu’au vu du règlement, et des instructions en vigueur, et du serment Pipeaucrate, je-blague-pas, elle n’était nullement censée se décarcasser plus que ça en lieu et place de connards de première du genre de celui qu’elle avait maintenant sous les yeux. Et qu’elle n’avait pas quatre bras, ni cinq mains, ni même le tiers du quart d’énergie nécessaire pour s’aventurer à poser une perf un dimanche matin. Le tout, glouglouté de café tiède, et de divers encombrants nicotinés qu’elle venait d’extraire péniblement de sa poche. Et regards fuyants et mauvais. Et sourire pourtant presque radieux quand Romain, le garçon d’étage aux biscotos d’enfer, s’était fort salacement, à ce moment-là, déjà pas mal introduit dans l’entrebâillement de la porte. Et poursuivant joyeusement la corrida en poussant l’avantage comme si l’uppercut précédent n’était pas suffisant, et donc fanfaronnant, urbi et orbi, que la folle dingue du 310 n’en faisait plus qu’à sa tête. Et vomissait tripes et boyaux. Et, sans malice, racontant aussi, tout en forçant peu à peu sur les décibels, que la kaliémie du 216 virait tranquillou au cauchemar. Et que le 318 braillait comme un veau depuis que j’ignore-quel-trouduc avait niaisement décidé de le sevrer de morphine. Ouais, ouais, ça va, j’ai compris, j’arrive… avait alors esquivé celui  qui, plus tard, peut-être, se souviendrait de ces années là comme, tout compte fait, quasiment les plus heureuses de son existence. Et qui consistaient, alors, à céder sur toute la ligne, et sans plus tarder, et sans plus discuter, en se décidant, péniblement, à partir patrouiller, solitaire, dans les méandres marécageux du couloir de gauche. D’abord. Puis à s’enfiler le lacis de chausses trappes du couloir de droite. Ensuite. Pour le dire autrement, Vincent Lemercier, plutôt beau gosse, il faut bien le dire, quoiqu’assez peu conscient de la chose, au fond, et pas très soigneux sur les apparences, 27 ans à tout casser, Vincent Lemercier, donc, s’apprêtait à découvrir ce qui pourrait s’apparenter à une nouvelle dimension, en pénétrant, mais sans la moindre  effraction, heureusement, la toute dernière chambre du corridor ombrageux et sans précisément savoir, bien sûr, qu’il en prenait pour longtemps, voire pour perpète... Sur le lit débraillé, la fille, en demi teintes, roupillait à poings fermés. On ne lui voyait guère, croyez moi, que ses cheveux fantasques à moitié filandreux. Une bouche vaguement en grimace. Un visage à la ramasse aux trois quarts défoncé par des larmes et protégé sur sa droite d’une extravagance botanique qu’on eut dit provenir de quelque étrange et lointaine contrée et dont il eut sans doute été plaisant d’énumérer les inquiétantes particularités. Sauf qu’une silhouette, involontairement libidineuse d’ailleurs, sans doute, et opportunément en embuscade dans le recoin de le plus reculé du continent, s’était immédiatement manifestée de la manière la plus nette, en détournant illico l’attention, pour le moins flottante à ce moment précis, du presque docteur Vincent Lemercier forcé, par conséquent, d’en revenir à des préoccupations davantage terre à terre. Immédiatement en effet, Mélanie Faucon se déclarerait profondément soulagée qu’un médecin quelconque daigne enfin se déplacer jusqu’à ce placard à balai poussiéreux dont, depuis la nuit des temps, personne, semble-t-il, ne s’était vraiment soucié. Puis la silhouette - qui se ferait chair, qui se ferait lèvres pulpeuses à souhait, qui se ferait dans le même temps regard supplicié, épaules dénudées, qui se ferait taches de rousseur et mèches bouclées, et parfum d’agrumes, et sucre candie - la silhouette, donc, ne tarderait guère à déblatérer tout son saoul, sans presque prendre le temps de respirer, ce couplet foncièrement désolant de rouspetailles, doléances et pleurnicheries les plus diverses d’où il ressortait vaguement que la situation de Violaine Parmentier, ici présente, était indéniablement catastrophique et proprement lamentable depuis que lui était (hélas) venue à l’esprit, trois ou quatre heures plus tôt, au sortir de l’espèce de bowling et dancing de merde de la zone commerciale, l’idée, pas spécialement géniale, on en conviendra, de traverser la nationale à toutes berzingues et sans tourner la tête ni à droite ni à gauche, et sans écouter personne que son cœur à elle, et sans rien voir d’autre, donc, que ce qu’elle avait cru voir, à savoir, dans l’entre deux des premières lueurs de l’aube, sur le parking d’en face, le profil ahuri, reconnaissable entre tous, d’un pervers de première qu’elle avait croisé, trois ans plus tôt, dans des circonstances qu’il faudrait mieux, d’ailleurs, ne pas trop relater par le détail… On m’a tout raconté, avait alors, d’une moue galvaudée et d’une voix mal assurée, brusquement coupé l’impitoyable Vincent Lemercier tout en lorgnant, presque aux trois quarts encore ensommeillé, sur le gribouillis qu’il avait judicieusement gardé crispé dans la main droite. Puis se disant, dans le même temps, sérieux, que le monde avait, enfin, réellement basculé sur l’horizon... Et que l’humanité toute entière entrait, cette fois, putain, de pleins pieds dans l’Ère du Verseau… Vu qu’il venait, ni plus ni moins, de rencontrer la femme de sa vie... Et que les cent prochaines années seraient, pour lui, comme un océan de bonheur... Et qu’il pourrait même crever tout de suite, là, comme un chien, la conscience tranquille... Sauf que l’océan de bonheur précisément commençait plutôt mal. Car, au même moment, sur le lit en carafe, la bouche en grimace, explorant d’un remue ménage ténu de lèvres pincées la présence d’un hypothétique visiteur, la bouche en grimace donc se réveillait lentement au point de geindre faiblement, puis un peu moins faiblement, puis un peu plus franchement à mesure qu’il lui semblait à nouveau possible d’échapper à ce cauchemar insensé. Sans compter que, dehors, dans le soleil estival, et malgré l’odeur de clope, et de pisse, et d’autres excréments dont il faudrait mieux n’avoir jamais entendu parler, les jumeaux péniblement parvenus à coloniser le banc, recta, le plus proche de la fenêtre avaient eu, subitement, l’envie de pousser la chansonnette. Sans parler des portières qui claquaient à tout va et des voix grincheuses qui s’apostrophaient à l’approche du déjeuner. On ne le dira jamais assez, un océan de bonheur, ça ne dure pas très longtemps, vous pouvez me croire !
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Paul-Henri SAUVAGE

A l’heure de Greenwich, il ne devait pas être beaucoup plus de 7 h 37 du matin quand une silhouette gesticulante, et hallucinée, s’était résolument engagée sur la passerelle de service, lourdement taguée et qui, fort opportunément du point de vue de la signalétique, culminait à un peu plus de cinq mètres, juste au-dessus des voies. Et c’est la raison pour laquelle la rame 7837 du RER B, censée, ce jour-là, desservir le nord de la région parisienne, s’était, en moins de dix sept secondes, preuve à l’appui, complètement et définitivement immobilisée, non, d’ailleurs, sans déchainements de cris, et hurlements appropriés, et freinage quasi désespéré, et bousculades, et chutes assez sévères dans le couloir des toilettes, et ecchymoses carabinées, et valises en pleine figure, et vacarme épouvantable, et florilège de jurons, et prières expéditives adressées à qui de droit, Mahomet ou Jésus, Vishnou ou le saint Esprit, et, au total, pour solde de tout compte, atterrissage forcé, brusquement, pour les quelques centaines d’heureux élus, jusque là profondément assoupis dans les banquettes, il faut bien le dire, atterrissage forcé, donc, dans un univers presque irréel de betteraves et de choux, d’ornières boueuses et de chemins à peine tracés qu’il serait vain de vouloir décrire. Eh béééee… Le dispositif sophistiqué d’arrêt d’urgence avait parfaitement fonctionné ! Certes, il s’en était fallu de très peu mais, enfin, au moins, cette fois, la catastrophe avait été évitée… La suite allait néanmoins relever, manifestement, de difficultés techniques un peu plus imprévisibles que celles qui règlent la mécanique humaine car, une bonne demi heure plus tard, rien n’était encore solutionné, si vous voyez ce que je veux dire, et tout cela alors que, pourtant, depuis longtemps, l’incident de voyageur n’en était plus un, même si les deux ou trois contrôleurs habilement réquisitionnés par le chef de train, entouraient toujours de leurs propos stupidement réconfortants l’ancien commercial de Vanité(s), reconverti, depuis son licenciement, en ivrogne invétéré, spécialiste hors pair, des mélanges médicamenteux les plus saugrenus. Très loin de se douter qu’il s’apprêtait à croiser son destin, Gérard Tancarville – appelons-le ainsi - , à 8h 12 et des poussières, avait, quant à lui, vaguement suivi le mouvement quand, en dépit de toutes les consignes de sécurité égrenées dans un grésillement assez agaçant toutes les cinq minutes ou à peu près, ils avaient, tous, peu ou prou, fini par rejoindre à pied, quoiqu’en rouspétant comme des malades, les avants postes de la station que l'on apercevait à quelques centaines de mètres, à peine, du convoi. Oui, toute une armada, tirée à quatre épingles, d'employés, de secrétaires, d’informaticiens, d’apprentis pâtissiers, d'ouvriers du bâtiment, de cadres administratifs et d’agents de maîtrise de toutes sortes s'étaient repliés en désordre, par petits groupes silencieux, frileux, grognant des insanités, accusant un peu trop vite, sans doute, les politiciens du conseil général, régional ou départemental, les ministres et leurs conjoints, les conseillers les plus divers, toute la clique lourdement corrompue et pourrie jusqu’à la moelle, ce qui n’interdisait nullement, rassurez-vous, de garder un œil grand ouvert, et attentif, sur là où l’on mettait les pattes, et de s’efforcer d’enjamber avec élégance, et ricanements, et pitreries, les flaques et les ornières du chemin. Et c’était donc tout à fait par hasard, croyez-moi, juste parce qu’il se trouvait là, précisément, à ses côtés, que Gérard – appelons le ainsi - avait effectivement aidé la jeune femme à grimper sur un monticule, histoire d’éviter de trébucher, puis de glisser pour de bon, la tête la première, toute une opération qui lui avait tout de même valu de tenir la main de celle qu’il avait quasi sauvée de la noyade, à peine quelques secondes bien sûr, et sans une once d’extravagance… Juste avant de lui savoir gré, infiniment, de ce bref sourire qui avait inondé son visage en guise de remerciement... Ce n’était pas si souvent, après tout, qu'une jeune personne totalement inconnue du bataillon se hasardait à lui sourire si franchement, et même à lui sourire tout court, et cette subite révélation que ce sourire lui avait été réellement adressé, à lui, aurait sans doute, presque, suffi à son bonheur. D’autant que la jeune fille en question s'était révélée tout à fait à son goût. Voilà ce qui l’avait littéralement comblé, au-delà de tout. Car il s'était toujours demandé, sans jamais pouvoir trancher, s'il préférait les filles aux cheveux bruns, amplement bouclés, ou bien celles d'inspiration plus nordique, aux cheveux courts, blonds et sucrés. Même avec Marco ou Sébastien, appelons-les ainsi, Gérard s'était régulièrement montré du genre plutôt très évasif sur la question, trouvant même des charmes à d'autres combinaisons, certes un peu plus inhabituelles. Car il lui fallait bien admettre que certaines brunes très affriolantes – et il y en avait - portaient des cheveux incroyablement courts et qu’il lui était également arrivé, a contrario, de croiser des blondes particulièrement appétissantes qui avaient pourtant opté pour des arrangements capillaires discutables. Or, toutes ces hésitations avaient été balayées d'un trait. Instantanément, croyez-le ou non, Gérard avait été comme pénétré de cette conviction définitivement inébranlable que venait, miraculeusement, de s'incarner sous ses yeux, très précisément le genre de femme qu'il cherchait depuis des lustres sans être jamais parvenu à se la représenter mentalement ! Avant même d'atteindre le quai, cent cinquante mètres plus loin et douze minutes plus tard, il était parvenu à savoir qu'elle s'appelait quelque chose comme Stéphanie, qu’elle bossait genre comme une malade depuis six mois dans un salon de coiffure du onzième, et qu'elle était partie de chez elle, ce matin-là, sans même avoir eu le temps d'avaler le moindre truc un peu consistant - ce qui lui arrivait souvent – et aussi que la tête lui tournait déjà - ce qui lui arrivait plus souvent encore -, et enfin qu'elle regrettait tellement de ne pas avoir opté, en partant, pour ces mocassins en daim, autrement confortables que ces bottines à la noix qui vous exposaient à chaque pas aux pires catastrophes dès lors qu’il s’agissait de devoir progresser dans les graviers au même rythme que le reste du troupeau. Et lui ? Qu’est-ce qu’il faisait dans la vie, dites-moi ? C’est un secret ? Comment passait-il ses week-ends ? Avait-il ce qu’il est convenu d’appeler un hobby ? C’est ainsi qu’il faut dire, n’est-ce pas ? Au fait, comment s’appelait-il, déjà… Prenait-il toujours le RER à la même heure, le matin, pour se rendre à son travail ? Et que pensait-il, très sincèrement, des mérites réciproques de la Juventus et du Milan AC ? Fréquentait-il les boites, le samedi soir ? Ah oui, et lesquelles précisément… Précisément ? Sauf que non, justement, elle n’avait rien, mais alors rien, demandé de tout cela, et Gérard Tancarville, appelons-le ainsi, s’était hélas borné à préparer en silence des réponses qui s’étaient, il faut bien l’avouer, avérées être parfaitement inutiles et sans doute franchement inadaptées à la situation. Car il n’avait pas eu la moindre occasion de placer le couplet qu’il servait régulièrement aux mecs qui l’abordaient, le soir, en traversant la cité, sur les ficelles à se tordre de rire permettant d’obtenir sans se forcer le CAP de pâtissier. Tout juste, avait-il pu brièvement, très brièvement, évoquer le fait qu’il venait de participer à un super tournoi de badminton, à Bobigny, ou du moins quelque part dans le quatre-vingt treize. Ouahh… avait-elle fait sans parvenir à masquer le fait qu’elle s’en moquait éperdument. D’autant qu’ils arrivaient alors, précisément, à hauteur du type aux propos incohérents, et à dire vrai proprement haineux, qui venait tout juste, et non sans mal, d’accepter de descendre la toute dernière marche de cette putain de passerelle pour se retrouver à hauteur du quai et par suite à quelques mètres seulement d’une bonne quinzaine de policiers et que le spectacle bavard qu’offrait alors cette mascarade était, sans doute, plus intéressant, plus lourdement chargé de sens, pour une jeune femme en hypoglycémie sévère, oh, oui, un spectacle oh combien plus excitant que ne l’était celui de la bouche libidineuse du casse-pieds intégral dont vous aviez essayé de ne surtout, surtout, jamais croiser le regard, vu qu’il puait la sueur, le tabac froid, ou je ne sais quoi d’autre, et qu’il vous saoulait littéralement de questions avec autant d’enthousiasme que s’il cherchait à vous enrôler pour la guerre de Corée. Ouahh… Notons, à ce stade du récit, que les performances intellectuelles et émotives de l’espèce humaine laissent parfois, et même souvent, salement à désirer. La preuve en est que, curieusement, en effet, même si le casse-pieds en question estimait, effectivement, avoir été mis en présence d’une jeune fille qui, physiquement au moins, lui correspondait parfaitement, malgré cela, il aurait un mal de chien, le soir même, à apporter à Marco et à Sébastien, sans parler de la bonne demi douzaine d’individus vertigineux qui s’étaient immédiatement agglutinés, les précisions qu’ils étaient tous, légitimement, en droit d’attendre... Tout juste avait-il pu leur glisser que la fille avait les cheveux vachement châtains, avant d’ajouter qu’ils étaient presque blonds, et que ses yeux étaient très clairs, et qu’elle avait un super putain de sourire, des lèvres poulpeuses à souhait, une poitrine à tomber, bon…. Vous voulez vraiment des détails ? Car Gérard, appelons-le ainsi, s’était alors cru autorisé à apporter, sur l’anatomie de la fille, des précisions nettement moins innocentes que les précédentes. Et plus approximatives encore, d’ailleurs. Le fait est qu’il ne se souvenait qu'à moitié de tout ça. C'était un peu comme s’il avait été brusquement confronté à une apparition, l'incarnation fugitive d’un fantasme dont la mémoire garde la trace, certes, mais sans qu'il soit possible à celui qui en est la cible, de décrire précisément qu’elles en étaient les caractéristiques exactes. Il ne fallait pas que les autres lui en veuillent ! Bon sang… Toute cette histoire, d’ailleurs, n'avait pas duré bien longtemps… Ce qui était rigoureusement vrai ! Vu que la fille, aux lèvres sucrées, avait habilement profité, à peine quelques minutes plus tard, de l'arrivée opportune d'un RER, censé rallier directement la gare du Nord, pour lui fausser discrètement compagnie sans hélas exprimer, il faut bien le reconnaitre, le moindre regret d'avoir à le quitter aussi rapidement. Si bien qu’ils avaient juste échangé ce qui s'apparentait à un petit geste d’adieu, avec la main, et le dénommé Gérard était donc resté interdit sur le quai à attendre stupidement que quelque chose lui traverse l’esprit. Or, voilà… Ce qui lui avait traversé l’esprit, au moment même où la jeune femme s’était précipitée pour disparaître plus vite encore que nécessaire, dans la bousculade et le chahut du wagon, c’est qu’il n'avait sans doute à peu près aucune chance de ne jamais la retrouver. Aucune chance d’espérer l’écouter, une nouvelle fois, se raconter un peu. Oui, c’est exactement ce qu’il s’était dit. Avec raison. Car, sincèrement, comment aurait-il pu imaginer, à cet instant précis, le choc phénoménal qu'il aurait, six mois plus tard, en feuilletant l’espèce de torchon journalistique qui traînait sur le comptoir, dans une débauche de verres sales et dégoulinants de bière, et où s’affichait, quelque part en pages intérieures, la photo de mademoiselle Stéphanie Parmentier, de Roissy, laquelle semblait avoir empoché un chèque d'une valeur approximative de deux cent euros au cours d’une cérémonie dont la convivialité semblait avoir été un peu forcée mais à laquelle elle avait tout de même participé et ce en compagnie du gérant, hilare et, légèrement obèse, d’un supermarché quelconque. Mademoiselle Stéphanie Parmentier de Roissy… Ca ne vous suffit pas ? Vous ne voudriez pas son adresse exacte, non plus, par hasard ? Son numéro de téléphone. L’étage. Le bâtiment... Vous voilà soudain gourmands, messieurs. Il me semble néanmoins, si vous y tenez, que vous pourriez tout à fait tenter votre chance en sonnant là-bas, à droite, au fond du couloir. Non, attendez, je me trompe, essayez plutôt sur votre gauche ! Oui, une petite brune un peu boulotte, c’est ça ? Hummm. Le fait est que la petite brune un peu boulotte avait tout de suite ouvert la porte, ultra facilement, je vous assure, sans toutefois comprendre rien à l’espèce de charabia immonde qu’il lui avait servi en prétextant avoir quelque chose d’important à lui apprendre... Pour le dire autrement, elle l’avait accueilli avec surprise, un peu froidement et un peu décontenancée. Il tombait très mal, voilà la vérité, car elle se préparait, précisément, à sortir pour dîner et n'avait guère de temps lui consacrer. Et pas une seule seconde à perdre, bon sang. D’autant qu'elle ne se souvenait pas du tout, mais alors pas-du-tout, de cette incroyable promesse à laquelle, maintenant, il faisait subitement allusion. Et n'était pas vraiment d’humeur, voyez-vous, à supporter de tels compliments sur sa toilette, venant d’un parfait inconnu surgi brusquement du néant et de l’obscurité qui régnait dans l’ascenseur. Non ce n'était pas le moment, pas vraiment le moment, bon sang de bonsoir ! Car, précisément, question toilettes et fanfreluches, le constat était absolument terrible. Elle n'avait ri-gou-reu-se-ment rien à se mettre, voilà quelle était la vérité du moment, rien-du-tout, enfin, du moins, rien qui soit, ce soir-là, suffisamment sexy (mais pas trop), rien qui soit, ce soir-là, suffisamment transparent (mais pas trop), rien qui soit... Non, s’il-vous-plait-m’sieur-écoutez-moi, ce n'était pas le moment - vous entendez ? - de l’assommer de discours. Sauf que, dans son dos, quasiment à portée de main, le téléphone commençait à hululer de manière assez persuasive et que, sans réfléchir plus que ça, et laissant la porte largement ouverte, elle s’était immédiatement précipitée sur le combiné, le cœur s’emballant à deux cent cinquante tours par minute, au moins, devinant, avant même de l’entendre, le souffle sensuel et la respiration régulière de celui que nous appellerons Jacques. Et sans parler du timbre assez particulier, presque nasillard, de sa voix, ou encore la manière subtile qu’il avait, douce, tendre, de lui dire son désir… Oui, tout à fait soulagée, à dire vrai. Quoique, dans le même temps, assez inquiète car précisément la voix nasillarde avait rapidement fait état de ce qui s’apparentait à une difficulté de dernière minute, un empêchement, un truc, un bazar un peu compliqué à expliquer, une réunion qui risquait de durer... Bon, il fallait qu'elle comprenne. Elle serait toujours son canari et, son colibri, et sa gazelle effarouchée, et son oiseau de Paradis. Il aimait la pointe de ses seins, le vertige de son sexe, l’odeur de ses cheveux. Elle entendait, n'est-ce pas. Il lui disait son envie brutale d'être précisément là, à cet instant même, oui, auprès d'elle. Il disait… Elle avait fini par raccrocher, par reposer le combiné, par abandonner, par jeter l’éponge quand l’autre, au loin, avait, sans doute, cru devoir conclure son discours par un vague message en forme de promesse, ou d’espoir, ou de plus tard, et de j’te’ rappelle dès qu’je peux. Oui, c’est ça… Car la main sur le cœur s’était perdue dans les sables avant d’être ponctuée d’un silence définitif. Et c’est alors, mais pas avant, que la gazelle un peu boulotte avait soudain réalisé, sans émotion particulière, d’ailleurs, que l’espèce de brute épaisse qui, jusque là, semblait tranquillement patienter devant la porte en avait, ni une ni deux, opportunément profité pour s'introduire dans l’entrée. Et qu’il lui souriait exagérément et d'un air terriblement niais. Pire que ça, hélas, un seul coup d’œil suffisait, je vous assure, pour affirmer que ce type était, de la tête aux pieds, complètement siphonné. Givré. Cinglé. Totalement nazebrook. Dégoulinant de stupidité. Habillé d'un parka comme on n’en voyait plus ou même, sans doute, comme on n’en avait jamais vu, et d'un pantalon de velours qu'il lui donnait l'air de tout juste rentrer, en version optimiste, d’une course en montagne ou, en version pessimiste, d’une battue de trois jours en vue de chasser le sanglier. N’restez pas là, comme ça, les bras ballants… avait-elle dit un peu vivement. Pourriez fermer l’porte, non ? Bien sûr… Bien sûr qu'il pouvait. Bien sûr qu’il fallait fermer cette maudite porte... Bien sûr qu'il s'était approché. Bien sûr qu'il avait donné son nom.  Gérard Tancarville. Bien sûr qu'il s'était débarrassé du super-parka que sa mère lui avait refilé et s'était avancé dans le salon et s'était assis sur le divan et avait accepté un coca. Bien sûr qu'il avait sagement écouté, sans une seule fois le prendre pour lui, celle que nous appellerons Stéphanie déverser à plein régime ces saloperies de reproches sur les mecs et leur égoïsme. Bien sûr qu’il comprenait qu'elle soit d'une humeur de dogue, au point qu’il ne voulait pas la déranger plus longtemps, il reviendrait plus tard, était déjà prêt à se lever, à partir, des fois c’est comme ça. Et il hochait alors la tête ostensiblement. Et enchainait, croyez-moi, aussi vite qu’il le pouvait, hochements de tête précisément, et murmures affirmatifs, regards fuyants dans la foulée, haussements de sourcils, zygomatiques légèrement crispés et service ininterrompu de bouillie de chat inaudible (par chance) en guise d’argumentation. Et d’approbation. Oh, p’tain les mecs, où était-il donc aller se fourrer ? Car il ne savait plus trop ce qu’elle voulait, la donzelle, vu qu’elle marchait de long en large, que c’en était épuisant, et presque effrayant puisqu’elle posait parfois sur lui un regard étrange, un œil sur le téléphone. Oui, véridique, il avait même réellement fini par avoir les boules, presque peur tout simplement, car elle avait une façon de rire, puissante, sauvage, qui semblait inquiétante. Il y avait un truc, c’était sûr. On ne pouvait pas croire qu’une fille normalement constituée puisse se mettre à rire, ainsi, devant vous, pour un oui ou pour un non. Et c’est là, juste après un éclat de rire plus puissant et plus grinçant que les autres, que tout s’était, vraiment, affreusement compliqué. Car la jeune femme avait brusquement disparu de la circulation, claquant ostensiblement une porte derrière elle, puis une autre, puis… à tel point que Gérard – appelons-le ainsi - en était resté légèrement désemparé. Il avait même fini par allumer la télé vu qu’il aurait été délicat de rester assis sur un canapé sans rien faire d’autre que d’attendre comme un con la saint glin-glin ! Mais voilà, aussi fou que cela puisse paraître, - vous ne me croirez jamais les mecs, - cette fille, qu’il ne connaissait pas, rappelons-nous, ou si peu, s’était, ni plus ni moins, désormais réfugiée dans la salle de bains et avait, semble-t-il, entrepris de se glisser benoitement sous la douche sans plus vraiment se soucier de sa pomme. Nooonnn ! Sauf que le téléphone, une nouvelle fois, avait soudain sonné dernière lui. Et que l’univers mental de Gérard Tancarville, appelons-le ainsi, avait été brusquement précipité dans une autre dimension. Sans doute faut-il préciser, ici, que si le Gérard Tancarville en question avait bien, à son actif, quelques flirts à rendre jaloux les potes qu’il entrainait régulièrement dans ses virées, jamais, toutefois, ces aventures d’un soir, ou deux, à peine plus, n’avaient été suffisamment sérieuses pour l’obliger à réviser vite fait les cours d’éducation sexuelle auxquels, au collège, il avait été, pourtant, l’un des plus assidus. C’est dire qu’en matière d’anatomie féminine ses connaissances étaient assez limitées. Les seules images auxquelles il pouvait se référer, étaient celles qu’il extrayait des revues que Marco achetait, parfois, avant de lui refiler, une fois épuisée, toute leur charge proprement fantasmatique. C’est dire que pour Gérard Tancarville, appelons le ainsi, l’univers s’était brusquement déformé, replié sur lui même avant de se déployer en une infinité de dimensions, lézardé dans tous les sens, pixélisé à outrance, décomposé à la vitesse de la lumière, renvoyé aux sources du bing bang, tête en bas et sans dessus dessous, oui, réellement désintégré quand Stéphanie Parmentier, de Roissy, toujours elle, s’était littéralement précipitée sur le téléphone, surgissant brusquement de la salle de bains sans prendre le temps, semble-t-il, de se couvrir suffisamment la poitrine, et le reste, de l’espèce de serviette éponge proprement ridicule pour l’occasion et qu’elle gardait inutilement dans la main. D’autant que, pour ne rien arranger, l’insupportable gazelle n'avait perçu, au bout du fil, qu'un biiip extrêmement prolongé et particulièrement exaspérant. Nul doute que l'autre, quelque part, en compagnie de sa légitime, - elle en mettait sa main au feu - venait naturellement de raccrocher sans avoir pu lui parler... C’est alors qu’elle avait reposé le combiné, fermé les yeux en cherchant à se calmer, ou à se réconforter, puis avait secoué la tête de droite à gauche, longuement, comme pour chasser de son esprit l’envie de meurtre, oui, rien que ça, l’envie de meurtre, bordel, avant de s’inquiéter, soudain, de la présence de l’espèce de cinglé, là, à deux pas, devant son nez. Oh, j’y pense, seriez pas l’type que j’ai croisé l’autre jour dans le RER, par hasard ? Les betteraves et les choux. Ca vous dit rien ! Bon sang, voilà, j’vous r’situe… fit-elle brusquement. Ah, oui ? C’est cela… Elle le re-situait... Vraiment ? Mon Dieu… Savait-elle, au juste, ce qu’elle venait, sans le vouloir, bien sûr, de déclencher à l’instant même ? Il est heureusement proprement impossible qu’elle ait pu soupçonner les dégâts biochimiques, pour la plupart irrécupérables, causés par ces propos dans l’intimité protoplasmique des cellules cérébrales de celui que nous appelons depuis quelques pages Gérard Tancarville… Oui, il est impossible, au fond, qu’elle ait pu vraiment imaginer ce qui, pourtant, ne manquerait pas d’arriver. Il est impossible, je vous assure, qu’elle ait réellement pu anticiper les questions qu’il chercherait bientôt à lui poser. Et les réponses qu’il se proposerait de lui apporter. Car, véridique, il s’était soudain redressé avant de s’extraire du canapé. Un mètre quatre vingt quatorze entièrement déplié sous votre nez. Quatre vingt dix huit kilos et des poussières sur la bascule. Un peu moins de mille deux cent centimètres cubes de substance grise et de substance blanche à l’abri de la boite crânienne. Entre sept et huit litres de sang, ou à peu près, entièrement saturés d’oxygène. Un paquet de synapses. Et des cellules de tous calibres brûlant leur carburant à fond la caisse. Le cycle de Krebs à plein régime dans tous les coins. Oui, toute cette masse, assez impressionnante, au fond, répondant au nom de Gérard Tancarville, s’était lentement mise en mouvement. Tout en fixant Stéphanie Parmentier dans les yeux. Mais en restant incapable, pour autant, de contenir une certaine fébrilité. Gérard Tancarville ne savait plus quoi penser. Voilà la vérité. Je suis vierge finit-il par avouer mais sans qu’aucun mot ne sorte de sa bouche. On ne rigole plus, je vous assure…
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Paul-Henri SAUVAGE


Il fallait voir, mon Dieu, comme elle avait été heureuse, ce jour-là ! Ce bonheur, même éphémère, valait bien de vivre tous les chagrins d’amour, les embarras de toutes sortes et les découragements à n’en plus finir que nous réserve la vie, non ? Longtemps après, une bonne vingtaine d’années plus tard, en fait, Carole se souviendrait encore, comme au premier jour, de l’espèce de vertige ahurissant qu’elle avait éprouvé quand elle avait compris (la fraction de seconde lui avait semblé durer une éternité) que son rêve était, enfin, devenu réalité. Elle n’en était pas revenue, tout simplement, et avait écouté, sans parvenir à se lasser, une bonne cinquantaine de fois, au moins, le message assez désabusé et surtout particulièrement sibyllin, il faut bien le dire, qu’une voix lointaine, et terriblement masculine, à l’haleine épouvantable d’alcool frelaté et de tabac d’outre-tombe, s’était finalement résolue, dans un élan de brusque générosité envers elle, sans doute, à déposer, vite fait bien fait, sur le répondeur préhistorique qu’elle partageait avec une certaine Elodie, une colocataire terriblement dépressive qui ne vivait, alors, que d’amphétamines, de défonces approximatives et d’interminables psychothérapies pseudo-analytiques. C’était donc vrai ce qu’elle pressentait, elle, Carole, depuis toujours, et plus précisément depuis qu’elle fréquentait, deux fois par semaine, les cours d’art dramatique de la rue Diderot ? Qu’il suffisait, juste, de persévérer… Et de se présenter, à chaque audition, comme si le monde tout entier n’aspirait qu’à vous idolâtrer ? Le reste était affaire de chance, au fond. Le rôle que Yann Costard venait en quelques mots à peine audibles de lui proposer ne valait pas tripette. Et quant au téléfilm de merde où elle était censée déambuler dans le plus simple appareil, à trois reprises, en fait, il ne faisait guère de doute pour personne qu’il était difficile de dépasser, en sottise et en vulgarité, de tels sommets. Mais il ne fallait pas se tromper de direction ! L’essentiel n’était pas là… L’essentiel était qu’un succès en entraîne toujours un autre. Et qu’il faut bien tourner la première page avant d’inscrire son nom au générique d’œuvres plus sérieuses et plus fortes. Ce qu’Elodie n’avait pas jugé bon de contester. Vu qu’elle s’était contentée de quelques commentaires aigre-doux sur la moralité nécessairement douteuse du Yann Costard en question, puis s’était réfugiée dans sa chambre en claquant violemment la porte derrière elle, avant de balancer aux quatre coins de l’univers, et d’abord dans l’appartement de la rue des Lilas puis, au delà, dans l’immeuble de cinq étages qui abritait sa mauvaise humeur, suffisamment de décibels pour vous plaquer au sol en un instant et sans espoir aucun d’en réchapper. Sauf que le type du troisième, un certain Charles-Antoine Parmentier, qui aspirait, passé deux heures du mat, à un peu tranquillité, ne l’entendait guère de cette oreille et n’avait pas vraiment l’intention, cette nuit-là, d’accepter, une nouvelle fois, ce genre d’extravagance. Et qu’il n’avait donc pas tardé à rappliquer sur le palier sans prendre le temps de beaucoup se rhabiller. Et qu’il avait sonné comme un malade en s’égosillant plus que de raison pour prévenir qu’il allait devoir défoncer la cloison si les deux folles-dingues dont il ne supportait plus les excentricités, ne lui ouvraient pas la porte im-mé-dia-te-ment ou, au maximum, dans les cinq secondes, pas plus, montre en main. Et voilà bien ce qui n’avait pas été franchement nécessaire ! Carole Michon, tout à son bonheur de jouer, sous peu, une apprentie boulangère mentalement assez limitée mais plutôt sensuelle sur les bords, dans les trois ou quatre prochains épisodes de « Comme un lundi », lui avait, instantanément, ouvert en grand la porte de l’appartement. En l’invitant, illico, à participer à la petite fête qu’elle entendait organiser avec son amie à cette occasion. Et Charles-Antoine Parmentier n’avait pu s’empêcher d’esquisser un léger, oui très léger, sourire de circonstance. Carole Michon avait lourdement insisté pour qu’il partage sur le champ la joie, immense, qui était la sienne. Et Charles-Antoine s’était aventuré d’un pas ou deux dans l’appartement. Elodie avait, alors, à peine, entrouvert la porte de sa chambre et aperçu un type, torse nu, plutôt beau mec, d’ailleurs, qui, manifestement, ne savait plus très bien quoi penser. C’est drôle, au fond, les rencontres ! Vous ne savez jamais ce qui change votre regard sur les êtres qui vous entourent… Il suffit, parfois, de presque rien pour que tout bascule. Et que l’espèce de salaud au visage bovin qui semble nicher quelque part au dessus de chez vous et sur lequel vous crachez votre venin dès que l’occasion se présente, vous apparaisse, soudain, comme quelqu’un d’éminemment désirable. Oui, dé-si-ra-ble… Carole Michon, qui ne tarderait guère à percer dans la carrière cinématographique, en raison d’un physique assez avantageux, il faut bien le dire, venait, à l’instant même d’en prendre conscience. Charles-Antoine Parmentier, quant à lui, commençait à réaliser que la musique de Led Zeppelin pouvait tout à fait vous embarquer beaucoup plus loin que vous ne l’imaginiez auparavant. Beaucoup, oui, beaucoup, beaucoup plus loin... Si bien que le futur spécialiste européen du management des entreprises dont les travaux allaient bouleverser l’état des connaissances au début des années deux mille avait eu, à ce moment précis, l’intuition magnifique que sa vie venait de prendre, cette nuit-là, un virage à cent quatre vingt degrés, au moins et un coup d’accélérateur, bon sang, proprement prodigieux. Il ne croyait pas si bien dire !
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Paul-Henri SAUVAGE


Dans un univers à trois dimensions, vous ne disposez guère que de deux alternatives pour vous en sortir. La première n’est jamais la plus simple… Et quant à la seconde, d’ordinaire, mieux vaut, croyez-moi, ne pas y songer ! Or ce n’est pas, non plus, en espérant pouvoir asservir le temps qui passe, que vous avez la moindre chance d’y parvenir. Dans un univers à cinq dimensions, en revanche, le jeu des possibles devient illico nettement plus intéressant ! Surgissent en effet, inévitablement, une infinité de solutions, toutes plus véridiques les unes que les autres. Charles Mauduit n’est plus ce personnage de roman qu’il nous est tous arrivé, un jour ou l’autre, de croiser, mais un être réellement de chair et de sang qui vous parle comme je vous parle. Raisonne à peu près normalement et répond de manière plutôt sensée. Semble sincèrement soulagé quand Violaine Parmentier, les cheveux en bataille, se matérialise soudain devant lui, en provenance directe du dortoir du premier étage et le salue gauchement d’un petit signe de la main, ostensiblement enjoué. Charles Mauduit, dans un tel univers, se permettrait sans doute d’inviter la jeune femme à rejoindre aussitôt ses collègues qui poufferaient, à tout va, sur la terrasse opportunément ensoleillée, quoique balayée par le vent, et s’amuseraient d’un presque rien, et se lanceraient dans diverses digressions dont, à l’évidence, mieux faudrait oublier l’existence. C’est ainsi que Charles Mauduit l’avait encouragée, gentiment, à ne pas trop rester dans l’entrée, puisque l’heure tournait et que dix heures pétantes, c’était déjà presque un peu tard… Oui, dans un univers à cinq dimensions, - la cinquième étant celle du rêve -, le monde que vous connaissez n’est plus qu’une hypothèse parmi d’autres. Ce dont Charles Mauduit, en se levant de son siège, le visage encore crispé, avait doucement entrepris de convaincre Violaine Parmentier. En lui suggérant par exemple, et tout en l’accompagnant sur le perron, qu’il était même parfaitement possible, tenez-vous bien, qu’elle n’ait, purement et simplement, jamais existé ! Ni elle, ni ses trois enfants dont elle avait pourtant laborieusement égrené les noms dès le premier matin… Jamais ? Enfin, du moins, pas comme ça… Pas sous une forme humaine, pour le dire autrement… Bosquet lumineux d’herbes sauvages accroché aux pentes noircies d’un volcan, ça oui, peut-être. Cumulonimbus en orbite stationnaire au dessus de l’océan tourmenté, ça oui, très probablement. Galet poli à l’infini aspirant encore et toujours à la tendresse des vagues, ça oui, sûrement… Mouais… Mais voilà qui change tout ! Car, en pareille hypothèse, naturellement, nos carapaces sociales n’ont plus aucune importance ! Vous n’avez plus d’identité. Ce que Charles Mauduit pourrait traduire par un léger hochement de tête. Et par un rapprochement à peine perceptible des épaules. Frôlements et familiarités des anoraks que Violaine Parmentier, dans le civil responsable des ventes de la région Limousin, pourrait légitimement, mais à tort, interpréter d’une manière un peu différente. A tort, car il s’agissait juste, après ces deux journées passées ensemble, de vous faire toucher du doigt qu’on ne peut vraiment progresser qu’en acceptant de régresser. Et que l’aisance managériale à laquelle vous aspirez - nous sommes là pour ça, n’est ce pas ? - pourrait bien, précisément, se nicher dans l’une des dimensions de l’univers dans lequel nous évoluons. Ce qui revient à dire qu’il importe de réussir à se libérer de notre moi le plus profond. En espérant alors renaître au monde, ce qui suppose, symboliquement, d’accueillir dans la joie le nouveau patronyme sous lequel l’ensemble du groupe, ici présent, entend désormais vous désigner. N’est-ce pas ? On en était là... Précisément là… Car Charles Mauduit ne voulait surtout pas qu’il y ait d’ambigüité. Il n’avait pas pour ambition, bien sûr, de lui donner le moindre conseil pratique, ni d’expliquer en long en large et en travers comment procéder, au quotidien, avec le père de ses adorables amours dont elle semblait, définitivement, avoir bien du mal à relativiser la détresse. Ce qui est tout à fait normal, Violaine, bien sûr. Normal… Ni, non plus, comment se comporter avec l’affreux jojo du département juridique qui lui pourrissait l’existence au point de lui faire perdre jusqu’à l’envie de chanter. Et de danser. On connaît ça… Car dans un univers à cinq dimensions, Violaine, c’est vous et personne d’autre qui, si vous le souhaitez naturellement, faites la pluie et le beau temps, si je puis dire ! Si bien que nous avons d’abord à nous préoccuper de nous mêmes. Réflexion fort judicieuse en vérité qui, d’ailleurs, avait conduit Charles Mauduit à recruter sur le champ une écharpe de laine bariolée, abandonnée sur un fauteuil, puis à relever son col, à respirer calmement, à trois ou quatre reprises, au moins, oui lentement, très lentement, en prenant soin d’écouter le moindre battement de son cœur, et en cherchant, dans le même temps, à relâcher au maximum cette saloperie de tension qu’il devinait encore à moitié coincée entre les omoplates. Avant de se sentir redevenir lui-même. Avant de se demander, par parenthèse, s’il ne faudrait pas mieux, cette fois, fermer à double tour la porte du bâtiment principal pour éviter que le premier rodeur venu ne s’introduise tranquillou dans les étages… Puis retrouvant la force intérieure qui le caractérisait tant, putain, laissant Violaine, l’éternelle retardataire, se rapprocher définitivement de ses collègues. Recevoir divers compliments sur sa tenue vestimentaire censée lui permettre d’affronter les rigueurs de l’hiver. Et sa mine qui semblait enfin reposée. Même si personne ne souhaitait évidemment, à cet instant-là, faire la moindre allusion à ce qu’elle avait fini par concéder, la veille au soir, autour du feu, quand son tour était venu de raconter ce qu’elle avait vraiment sur le cœur. Et qui avait effectivement à voir avec ce Julien QuelqueChose qui lui téléphonait sans arrêt. Mais aussi avec ce Vincent CassePieds qui la tourmentait soir et matin avec ses chiffres, ses objectifs, ses courbes à la con. Et ses sous-entendus graveleux. Bref, tous les trucs vraiment pénibles qui semblaient l’entraver et lui interdire d’atteindre la nécessaire harmonie. Y compris, d’ailleurs, ce qu’elle pensait de sa poitrine qu’elle trouvait trop volumineuse, véridique, je vous assure. Et de son nez légèrement dévié vers la gauche… Enfin, vers la droite, pour vous. Et de ses fesses insuffisamment rebondies qui lui descendaient tristement sur les cuisses. Et de tout ce qu’elle n’osait pas dire et qu’ils avaient ab-so-lu-ment refusé d’entendre, jusqu’à ce que les uns et les autres, chacun leur tour, ils aient entrepris de lui chanter une berceuse de leur enfance. Tous... Même Jean-Louis Bertrand qui, pourtant, détestait de plus en plus la tournure que prenait ce stage de merde, pour reprendre la terminologie imaginée qu’il semblait avoir définitivement adoptée. Et même Gisèle Renard qui n’arrêtait pas d’éternuer depuis le matin et avait retrouvé une soudaine énergie pour fredonner le P’tit Quinquin dont, spontanément, ils avaient repris en cœur le refrain. Ouahh… Voilà qui avait été fort. Car c’était une initiative parfaitement sincère et très adaptée, en vérité. Charles Mauduit, quant à lui, s’était alors approché de Violaine et lui avait murmuré la prière que se répétaient les vieux indiens d’Amérique quand ils craignaient que le soleil ne se débine pour de bon et disparaisse pour toujours de l’autre côté du monde. Ce qui avait immédiatement déclenché de violents sanglots, divers pleurnichements et chagrins dans les travées. Oui, c’était à ce moment-là que Violaine s’était brusquement effondrée, secouée de soubresauts terribles qui pouvaient faire croire que son corps tout entier était directement branché sur une prise électrique, lui administrant à intervalles réguliers, toute une série de décharges particulièrement douloureuses. Et c’est évidemment à ce moment-là aussi qu’elle avait été unanimement baptisée Sanglots-Electriques, un nom qui lui allait super vachement bien, avaient-ils tous pensé, et en riant franchement, cette fois. Et c’est vrai, que dans un univers à cinq dimensions, il y a nécessairement, avait conclu Charles Mauduit, légèrement sentencieux cette fois, un moment où le sentiment océanique de ne plus vous appartenir vous ouvre des horizons insoupçonnés. Sauf qu’il y a aussi un moment où vous devez vous révéler tout à fait invulnérable. En commençant par oublier ce dont vous avez conscience là, tout de suite, à la seconde même à laquelle je vous parle… Charles Mauduit, une fois la clef dans la poche, avait, à titre d’exemple, désigné d’un geste dédaigneux le bâtiment de briques rouges qui abritait les cuisines, le réfectoire, le jacuzzi où ils se retrouvaient, tous, en fin de journée et les salles en parquet ciré qui servaient pour les séances de yoga et dont les larges baies vitrées ouvraient sur le parc, la forêt voisine, au loin le moutonnement des collines. Et s’était éclairci la voix. S’était passé la main dans les cheveux, réclamant le silence d’un mouvement des lèvres, à peine esquissé, puis leur avait annoncé à tous qu’il convenait désormais de franchir une étape supplémentaire en acceptant, pour une fois, de se fier totalement à notre instinct avait-il dit, lentement, en balançant la tête de droite à gauche, et en les fixant du regard, les uns après les autres, avec une insistance un peu excessive, tout de même. Jusqu’à ce que les rires, peu à peu, finissent par s’éteindre. Et qu’il ne reste plus que le froid, presque sibérien, qui commençait à pas mal décourager les plus volontaires de la troupe, lesquels, entortillés dans leurs  duffle-coats, et autres cache-nez, bonnets et foulards, moufles et mitaines, dansaient d’un pied sur l’autre, recroquevillés sur eux mêmes, pestant en silence contre leur imprévoyance qui leur a fait choisir tel lainage et non un autre, se réchauffant comme ils pouvaient d’un bref et stupide ricanement, se frottant les mains allégrement, claquant des dents, tremblant à la cantonade, grognant de plus belle, se jetant avec avidité sur la moindre cigarette que l’un ou l’autre s’apprêtait à dégoupiller, piaffant eux aussi de s’élancer sur les chemins, histoire d’en finir au plus vite, d’accord ? D’accord ! Car, oui, bien sûr qu’ils avaient compris. Inutile d’épiloguer... Consigne numéro un, en se référant à sa seule intuition, attention les ami-e-s, consigne numéro un, donc, rallier le fameux pavillon de musique dont on leur rebattait les oreilles depuis deux jours et qui se trouvait quelque part dans la forêt à moins d’un quart d’heure de marche de là. On s’y retrouve tous pour danser la salsa, c’est çà ? Consigne numéro deux, fermer les yeux de temps en temps et laisser venir en soi le sentiment de plénitude qui vous permettait d’accéder à la conscience universelle. Consigne numéro trois, ne plus prononcer un mot à partir maintenant… Car, dans un univers à cinq dimensions, il y a un temps pour tout. Un temps pour le rêve. Un temps pour la réalité. Et, dans la réalité, vous étiez censé ne plus faire le moindre commentaire. Vous éloigner aussi sec. A l’image de Sac-de-Nœuds qui, mine de rien après avoir adressé un drôle de salut étrangement désinvolte au reste de la troupe, s’était empressé de disparaître derrière la haie et avait filé directement vers la forêt. C’est bon ? A peu près. Sauf pour Langue-de-Vipère qui tergiversait encore, cherchant à obtenir de Charles Mauduit qu’il confirme son souhait de les voir tous, oui tous, participer à ce qui n’était, sans doute, pas autre chose qu’une mascarade, au mieux un jeu, mais proprement stupide, au fond. Tous, même ceux qui, comme lui, avaient un peu mal au genou ? Ou qui, suivez mon regard, comme Sanglots-Electriques se plaignaient d’avoir passé une nuit pour le moins épouvantable… Ou qui… Non, bon sang, pas la peine d’insister, s’il vous plait ! Car, ce jeu n’était pas stupide. Et d’ailleurs ce n’était pas un jeu. Dans l’univers des amérindiens, savoir s’orienter au milieu du désert, ne jamais perdre son sang froid et retrouver la bonne direction, quoiqu’il arrive, n’avait rien, mais rien, d’une aimable partie de plaisir. Un tel exercice, franchement, permettait réellement de comprendre à quel point le monde qui nous entoure est également celui qui nous charpente. Nous sommes les invisibles insectes et les fleurs sauvages que nous foulons sans cesse à nos pieds, avait ajouté Charles Mauduit sans être, il est vrai, tout à fait sûr, à les observer tous, chacun leur tour, et, avec ça, à devoir les supporter en permanence, ou presque, depuis le début de la semaine, qu’il parviendrait réellement à les convaincre de changer, ne serait-ce que de manière infinitésimale, la façon si pitoyable, au fond, qu’ils avaient de considérer l’existence. Des insectes proprement microscopiques, une touffe d’herbe sèche, un souffle de vent, l’envol d’un étourneau, le chant d’une tourterelle… Faire corps avec tout ce micmac, bon Dieu… Sentir vraiment cela, au moins une fois, avant de tirer sa révérence ! N’était-ce pas ce vers quoi nous devrions tous tendre à chaque instant, tous et toutes, tant que nous sommes ? N’était-ce pas ce qui importait le plus au monde ? Oui, à bien y réfléchir, la perspective de pouvoir communier avec le moindre frémissement de la nature aurait dû, à cet instant précis, les transporter d’enthousiasme, non ? Sauf qu’un peu plus d’une heure trente plus tard, après qu’ils se soient dispersés en silence, et, les uns les autres, brièvement recueilli, chacun dans leur coin, comme il le leur avait d’ailleurs vaguement suggéré, puis après avoir traversé plusieurs fois cette putain de clairière – Charles Mauduit semblait réellement sûr et certain d’être déjà passé par là – l’enthousiasme en question s’était légèrement émoussé. Bon, en un sens, il n’y avait strictement aucune raison de s’alarmer ! Certes, à en croire ce qu’on vous racontait à grands traits dans les locaux surchauffés de l’office du tourisme, du moins si vous aviez la chance d’y trouver âme qui vive en la personne d’une jeune femme au visage ingrat et à la démarche épouvantablement nonchalante, certes, donc, la forêt semblait s’étendre assez loin, et même très loin en vérité, sur un territoire considérable… Certes ! Mais, à force d’arpenter les sous-bois, de revenir sans arrêt sur ses pas, d’explorer d’autres pistes, il finirait bien par tomber sur un chemin de traverse, une indication un peu précise, une route goudronnée, une maison forestière… N’importe quel repère ferait l’affaire et Charles Mauduit avait encore, à vue de nez, de longues, de très très longues heures devant lui, six ou sept au moins, avant que la nuit ne tombe et que thermomètre ne descende encore d’un cran, et frise le ridicule en s’enfonçant à une vitesse vertigineuse comme s’il cherchait brusquement à s’approcher du zéro absolu… Rester fidèle à lui-même, voilà la leçon qu’il devait impérativement tirer de la situation. Rien ne pourrait jamais l’atteindre, s’était-il dit, pour peu qu’il se cramponne comme un malade à l’image qu’il s’était toujours fait de lui-même. Savoir devenir immortel, ni plus ni moins, c’est le chemin qu’il convient désormais de prendre, avait-il expliqué au groupe, la veille au soir tandis qu’ils étaient tous agglutinés autour de la cheminée, à commenter, sans fin, ce que Sanglots-Electriques leur avait déblatéré, les appréciations peu flatteuses de Vincent Flament quant à son anatomie, les humiliations quotidiennes devant les collègues, la manière qu’on avait de lui montrer qu’elle ne valait pas tripette, et puis les interminables disputes avec son mec, les leçons de morale de sa sœur, j’en passe… Parvenu en contrebas d’un talus couvert de mousses et de champignons, juste après avoir frôlé la catastrophe (il avait affreusement glissé sur des feuilles au risque de se déboiter définitivement la cheville) il avait éprouvé, tout de même, un bref sentiment de découragement. Quelque part, très loin d’ici, très très loin, ils devaient, tous, les horribles, être dans l’incapacité absolue d’imaginer qu’il était à deux doigts, à ce moment-là, de verser une larme à la seule évocation de leur existence. Ce qui était le cas. Oui, à deux doigts… A deux doigts de craquer, tout simplement. Ayant avisé un tronc d’arbre qui semblait à même de pouvoir lui offrir un peu de repos, il avait opté, sans réfléchir plus que ça, pour une séance improvisée de méditation qui lui permettrait, accessoirement, de souffler un peu, et de reprendre des forces, et de retrouver un peu de tonus, de quoi tenir, bordel. Car il fallait absolument dénicher une solution quelconque et, comme de juste, la solution en question était, sans doute, lâchement embusquée au plus profond de lui-même. Ce qui impliquait d’accepter vraiment de n’être plus rien. Et d’en comprendre le sens. De sentir. De laisser, sagement, s’écouler le temps sans jamais craindre ce que nous réserve demain. D’écouter. Surtout cela, peut-être, d’ailleurs, écouter… Charles avait maintenant fermé les yeux. Et commençait à ressentir un léger bien être. Le sentiment que son corps pourrait bien, un jour, se mettre réellement à flotter. Ou même à naviguer, au gré du vent, entre deux eaux. C’était si bon. Et puis ce fut comme la révélation d’une présence ! Charles eût soudain la certitude qu’il y avait bien quelqu’un tout près de lui, avant même de commencer à l’entendre s’approcher, à pas feutrés, sur le tapis de feuilles qui montait jusqu’à lui. Il s’efforça de tenir bon, et de garder obstinément les yeux fermés. De prolonger l’attente le plus longtemps possible. C’était Sanglots-Electriques qui marchait ainsi, avec une telle élégance, Charles en était à peu près sûr. Il savait que c’était elle, sans pouvoir néanmoins en expliquer la raison. La veille au soir, quand le feu avait décliné, et qu’ils avaient commencé, les uns et les autres, à se retirer dans leurs dortoirs respectifs, il avait longuement parlé à la jeune femme. Et c’est après qu’il avait compris, en l’écoutant répondre, à quel point elle avait été, réellement, blessée par la vie. Elle semblait, oui, éprouver un tel désarroi que Charles en avait été profondément troublé. Oui… Ils avaient fini par rester, sans rien se dire, juste là, assis l’un à coté de l’autre, tandis que les braises, les unes après les autres, finissaient par s’éteindre. Juste avant que Violaine ne déclare, soudain, qu’elle était affreusement fatiguée, et qu’il fallait absolument qu’elle dorme, au moins une nuit sur deux, ou une nuit sur trois, ce serait déjà ça. Et, lentement, elle s’était penchée vers lui, et avait posé sa tête contre l’épaule de Charles qui, à ce moment-là, avait retenu sa respiration, et s’était efforcé de ne penser à rien d’autre qu’à l’intensité de ce qu’il aurait pu éprouver si, par quelque extraordinaire hasard, le monde avait été un peu différent de ce qu’il était. Il avait sans doute dû lui caresser les cheveux, et aussi un peu les seins, mais pas plus, et sans même se retourner, l’avait laisser s’éloigner, et refermer doucement la porte derrière elle, jusqu’à ce que la nuit finisse par les emporter, comme elle nous emporte tous, sans que l’on n’y puisse jamais rien. Et là, voilà qu’en plein jour Sanglots-Electriques allait à nouveau se matérialiser à quelques mètres seulement de lui et qu’ils allaient, enfin, pouvoir reprendre la conversation de la veille, et prolonger cette rencontre qui n’avait pas encore eu lieu mais à laquelle, tous deux, ils semblaient aspirer de toutes leurs forces. Voilà ce que Charles pensait. Du moins avant d’ouvrir les yeux. Car, en lieu et place de la jeune femme, c’était la silhouette un peu moins aimable, il faut bien le dire, d’un type de son âge, équipé de pied en cape d’une panoplie de chasseur et qu’il avait bien fallu découvrir après qu’un premier aboiement, localisé à quelques mètres seulement de lui (à gauche ?), eût subitement introduit un léger doute dans son esprit. Oui, c’était bien l’image d’un paysan au visage bourru qui s’était inscrite sur sa rétine et non celle de Sanglots-Electriques, à peine protégée d’une nuisette, silhouette qu’il avait tout de même pu apercevoir, juste avant le petit déjeuner, et quelques secondes, pas plus, quand elle s’était faufilée, vite fait, dans la salle de bains au milieu des vapeurs tropicales. Oui, rien moins qu’un chasseur, la carabine en bandoulière. Le regard un peu mauvais, et la gitane maïs de travers, la totale. Et c’est à ce moment-là que Charles Mauduit avait enfin compris qu’un univers à cinq dimensions s’avérait systématiquement beaucoup plus fragile que ce monde brutal, pétri de réel, dont certains racontaient pourtant, régulièrement, qu’il pouvait finir à tout instant. Car, dans un tel univers, il suffisait juste d’ouvrir les yeux, et rien de plus, pour déclencher immanquablement l’anéantissement complet du cosmos que de lointaines prophéties avaient annoncé pour bientôt... 
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