
Doval
Les plus lues
de toujours
J'étais tranquillement installé sur la chaise longue, à lire Jeune et jolie, boire du château Margaux, manger des chips et enculer quelques mouches quand la sonnerie de l’interphone retentit. C’était Robert. Merde tu fais chier, Robert, qu’est-ce que tu viens encore foutre ici ? Il pleurnicha quelque chose, j’ai appuyé sur le bouton. Je n’ai pas eu le temps de retourner à mon travail, ça a sonné à nouveau. Robert n’arrivait pas à ouvrir la porte du hall de l’immeuble, ou alors c’était cette saleté d’interphone qui déconnait. J’ai réappuyé sur le bouton, longuement, puis j’ai entendu dans l’écouteur le claquement de la serrure, et merde, cette fois ça avait fonctionné.
Robert déprimait depuis que Justin Bieber avait fait la couverture de Philosophie magazine, alors qu’on ne trouvait plus d’articles sur les Cure que dans les pages nostalgie du mensuel du coiffeur moderne. Et puis Robert avait salement grossi. Robert avait du cholestérol. Ses triglycérides grimpaient patiemment le Tourmalet. Les gamma GT eux aussi naviguaient à haute altitude. Robert était gras, Robert était vieux, et Robert venait me faire chier avec ses états d’âme d’ancienne gloire éternellement sur le retour.
J’entendais l’ascenseur qui arrivait. J’ai planqué le château Margaux, et entrouvert la porte pour orienter la diva. La dernière fois qu’il était venu me casser les burnes, il était tellement beurré qu’il était parti du mauvais côté en sortant de l’ascenseur, et il avait frappé chez la voisine. Elle avait hurlé sous le choc de cette vision spectrale ; il faut dire que Robert était plus gothique et plus usé que la cathédrale d’Amiens. Elle avait menacé d’appeler les flics, j’ai dû intervenir, alerté par ses cris, et lui expliquer que c’était une erreur, que c’était chez moi qu’il venait, et que si elle voulait elle pouvait venir partager la bouteille de whisky bas de gamme que Robert tenait à la main, plus hébété que jamais. Elle avait dit ça va pas non ! Connards ! et claqué la porte. Elle ne l’avait pas reconnu. Pourtant elle avait tous les albums des Cure.
- Salut Bob, entre.
Il ne m'a pas dit bonjour, pas remercié, il est allé se vautrer directement sur le divan et a commencé sa litanie. Je n'ai pas écouté le début, je suis allé dans la cuisine, et j'ai ramené du frigo deux bières pourries mais fraiches, du premier prix que je gardais pour ce genre d'occasion foireuse. J'ai ouvert les canettes, il parlait, je me suis accoudé au balcon avec ma bière, je ne l'écoutais toujours pas. Je regardais les voitures bloquées au feu rouge en bas de la rue, des gamins faisaient les cons avec leurs scooters. Quand le feu passa au vert, la file s'est lentement mise en branle, des clignotants clignotaient, à gauche, à droite, des ronflements saccadés de moteurs, des changements de vitesse lointains, et bientôt la rue était désertée ; puis elle se remplissait à nouveau quand le feu redevenait rouge. J'avais envie de prendre la voiture et de rouler vers la campagne, mais pour aller où, et avec qui parler ? Lassé des bruits de la rue, j'ai délaissé le balcon. Robert psalmodiait toujours.
- ... et alors il me dit que j'étais ringard, que Cure avait jamais fait mieux que ces petits groupes de frimeurs tristes des années 80, que je ressemblais à un corbeau mort, putain mais enfin, tu te rends compte ? Merde, quoi, c'est moi Cure ! Cure, bordel ! Je suis quand même pas de la merde. On était des icônes ! Des avant-gardistes ! Des artistes !
Puis il s'est tu. Des larmes commençaient à dégueulasser son rimmel. Il renifla et termina sa bière cul-sec. J'hésitais à lui en servir une autre. Elle était belle, l'icône des midinettes, à pleurer comme une madeleine en rotant sa bière. Avant-gardiste de pacotille. Artiste de mes deux. Corbeau mort.
J'entrepris de le consoler. Au fond je l'aimais bien, Robert :
- C'est vrai. Cure représente une étape majeure de l’histoire du rock.
- Tu le penses vraiment ?
- Bah, oui. Comme Barbelivien est une étape majeure de l'histoire de la poésie ; et Oui-oui de la littérature en général.
Il éclata en sanglots. C'était souvent comme ça. Je l'aimais, Robert, mais je ne pouvais pas m'empêcher d'essayer de le décoincer, de le sortir de ses obsessions pathétiques de grand adolescent, et la dérision était le seul outil que j'avais. Je m'en servais la plupart du temps pour moi, ne se fout bien de la gueule d'autrui que celui qui sait se foutre de sa propre gueule. Mais là je m'étais dit que c'était le bouchon que Robert avait dans le cul qu'il fallait extraire.
- J'ai des milliers d'amis sur internet ! , il s'est mis à hurler.
- Des vendeurs, Bob ! Des vendeurs d'amis ! Des milliers de pseudos, des milliers de Trucmuche qui cliquent "j'aime ça" à chacune de tes petites humeurs quotidiennes ! Que vous dites-vous ? Regardez-moi, j'existe ?
Il s'est recroquevillé sur lui-même, prostré comme une petite fille capricieuse que sa mère vient de gronder. Sa tête semblait lui peser. Ses cheveux plutôt. L'envie bizarre de tirer sur sa crinière eighties en le chevauchant comme un canasson de rodéo m'a traversé l'esprit, et heureusement s'est vite envolée. Il pleurait.
- Qu'est-ce qu'il faut faire, alors ? Cure, merde, on était beaux, on nous aimait...
- Je sais pas, fais-toi tatouer le trou du cul. Ca aurait de la gueule. Un tire-bouchon par exemple.
J'ai aussitôt regretté ce que je venais de dire. Ce con était capable de le faire.
Robert est parti, sans un mot. Je n'ai pas entendu l'ascenseur. Il a du prendre les escaliers.
J'étais triste.
J'entendais Boys don't cry à travers la cloison, et la voisine qui chantonnait. Les garçons ne pleurent pas. J’étais pas sorti de l’auberge.
1
5
0
4
2/ (où notre héros commence à sérieusement se geler les miches).
Voilà plusieurs mois que je vis dans l'île. J'apprends. Enfant, je détestais les betteraves. Ici, ça n'a plus d'importance. La seule chose qui compte, c'est que la soupe de betteraves réchauffe le corps. La vodka aussi, mais j’ai appris à m’en méfier.
Sarytchev n'était pas un Bolchevik. C'était un explorateur russe du 18ième siècle. A l'époque, les projets russes d'expansion vers l'est lui ont permis de monter des expéditions maritimes à partir d'Okhotsk, et il a découvert cette île et lui a donné son nom. C'est la vieille qui me l'a dit. Les Russes ont petit à petit investi l'ensemble des Kouriles, à l'exception des quatre îles les plus méridionales, qui avaient été colonisées par les Japonais dès la fin du 16ième siècle. Peu après la capitulation de 1945, les Japonais qui vivaient dans ces îles du sud ont été chassés et elles devinrent elles aussi territoires soviétiques. Quant au peuple originel, les Aïnous, ils ne sont plus qu'une poignée, essentiellement dans les îles du sud.
La petite vieille sans histoires connaît aussi bien l'histoire de son île que le goût de la soupe de betteraves. A Sarytchevo, tu ne trouveras que quelques vieux Russes et des oiseaux migrateurs me dit-elle hilare. J'ai envie de lui répondre que c'est déjà presque trop, mais je me tais. Elle ne comprendrait sans doute pas. Elle ne comprendrait pas que l'on puisse venir ici pour les mêmes raisons pour lesquelles d'autres en sont partis. Le froid, l'isolement, le dénuement. Le vent. Les lendemains identiques aux hiers. Le temps qui ne passe pas, qui n'a pas de prise.
J'oublie. Enfant, je n'aimais pas les betteraves et je courrais après les chats. Je les prenais en filature, et les suivais dans leurs périples sans logique. Ce sont eux qui m'ont fait découvrir les recoins mystérieux de la ferme familiale.
Elle me paraissait énorme, démesurée. La nuit, je rêvais de passages secrets, de tunnels qui reliaient la cave à la grange, et caché derrière les tas géométriques, j'observais à loisir de chimériques ennemis depuis une meurtrière savamment aménagée dans les bottes de foin. Il m'arrive encore de rêver aujourd'hui d'un endroit immense, une sorte de bibliothèque au plafond haut et aux étagères vides, inaccessible autrement que par ces raccourcis nocturnes. Un autre débouchait au beau milieu du petit cimetière de famille de la ferme voisine, des protestants d'une secte locale (*), mais le plus étrange était celui qui menait au mystérieux socle de pierre surmonté d'une croix en fer forgé, de l'autre côté de la route, à l'entrée du chemin qui mène à la maison du lac. Il y avait une petite porte en bois sur une face du socle, et à l'intérieur, rien. Je me suis toujours demandé à quoi cela pouvait bien servir. Cela ne pouvait être qu'un passage secret. J'étais le seul à connaître tous ces tunnels miraculeux, hormis pensais-je mon grand-père, qui avait construit la maison, et hormis les chats.
En suivant les chats, j'ai non seulement découvert la maison, mais aussi les alentours. Et souvent, j'oubliais le chat qui m'avait faussé compagnie, en arrivant dans un lieu inconnu jusqu'alors, me demandant ce qu'il y avait au bout de tel chemin, dans tel bois, derrière tel champ. Et j'allais voir. Je ne m'éloignais jamais énormément, quelques kilomètres tout au plus, mais je me perdais parfois, et mon monde était alors infiniment plus vaste qu'il ne le fut par la suite, quand arrivèrent les voitures, les trains puis les avions, quand les noms sur les cartes des dictionnaires devinrent des réalités, et que le mystère s'amenuisait au fur et à mesure que le réel grandissait.
(*) Le mot secte est à prendre ici dans son sens premier, et non dans le sens d’organisation douteuse aux activités répréhensibles aux yeux de la Miviludes. Il s’agit ici d’un rameau, apparu grosso-modo au milieu du 19ième siècle, séparé du protestantisme méthodiste lui-même branche plus ou moins dissidente de la souche calviniste synodale. De tels voisins ayant potentiellement vraiment existé, et les ayant possiblement, par conséquent, bien connus, il convient de dire qu’il n’y a de la part de l'auteur frigorifié strictement aucune connotation péjorative.
C’était une précision pour les esprits chaffouins.
5
4
0
3
La pêche a été bonne. Il démarre le moteur. Rejoint la rive et amarre le canot. Il vide les poissons, les nettoie dans l'eau de la Sosva. Jette les viscères au chien. Il attache le panier en bandoulière et se met en marche. La maison est un peu plus loin, en lisière de forêt. Il parle au chien.
Voilà bientôt six mois qu'on l'a prié de quitter son poste. Ce jour-là, de retour chez lui, il n'a rien dit. Quand il s'est couché, à peine a-t-elle remarqué son air préoccupé, mais ce n'était pas inhabituel, il avait toujours l'air dans la lune, et elle n'y a pas vraiment prêté attention. Il n'a pas pu dormir. Qu'allait-il devenir. Qu'allait-il faire. Il ne cessait d'imaginer les scénarii possibles. Aucun n'avait d'issue.
Sauf à quitter Moscou. Il lui laissera l'appartement. Elle n'aura pas de problèmes d'argent.
Il prit un billet d'avion pour Igrim. A Khanty-Mansiysk, en attendant la correspondance, il acheta une bouteille de bon vin pour Vzdorov. Il lui avait demandé s'il pouvait lui trouver une maison en forêt, un abri de chasseur, une vieille datcha branlante, n'importe quoi pourvu qu'il n'y ait personne à cinq kilomètres à la ronde. Et Vzdorov lui avait dégoté ça. Ca et un canot à moteur datant de l'époque soviétique pour s'y rendre. Vzdorov l'avait prévenu : c'est du côté d'Aneeva... il n'y a toujours pas de route vers l'ouest... deux heures de cabotage sur la Sosva, et de la rive encore un quart d'heure de marche. Parfait, avait-il répondu. Vzdorov l'attendait à l'aéroport. Ils partiraient le lendemain.
Pourquoi ne pas vivre ici
Tout est là
Que te manque-t-il
Pauvre
Et joyeuse vie
Un lieu
C'est un lieu qui te manque
Un sentier
Une fillette y trottine
Elle chantonne
Et entame le quignon du pain
Qu'elle ramène à la maison
Cela faisait huit ans qu'il n'était pas revenu à Igrim. Huit ans qu'il n'avait pas revu Vzdorov. C'était pour l'enterrement de sa mère. Comme alors, il est resté dormir chez Vzdorov. Comme alors ils se soulèrent. Comme alors ils prirent des nouvelles des mêmes anciens, des mêmes filles qu'ils avaient connues étant jeunes, évoquèrent les mêmes souvenirs de fêtes et de beuveries, comme s'il ne s'était rien passé en huit ans.
C'est une erreur de calcul qui lui coûta sa place. Une erreur de calcul comme il n'en arrive plus depuis longtemps. L'accélération gravitationnelle autour de Jupiter avait bien emmené la sonde vers Saturne, mais sur une trajectoire légèrement élargie par rapport à ce qui était prévu. L'activation des moteurs n'a pas permis de la ramener dans le droit chemin, et quand elle est arrivée au voisinage de Saturne, elle en était trop éloignée pour que le rebond soit suffisant. La sonde dériva et se perdit dans l'infini. C'en était terminé de la mission vers Uranus. Qui était responsable de l'erreur n'avait pas d'importance. Il fit partie de ceux que l'on pria d'aller voir ailleurs.
Une putain d'erreur de calcul.
Il faisait jour quand il s'est réveillé. Il s'est aspergé d'eau froide, a tenté de faire disparaitre l'image de l'appartement de ses parents qui persistait dans son esprit et ce goût âpre et visqueux dans sa bouche. Dans son rêve il jouait avec Vzdorov dans les couloirs de l'immeuble. L'immeuble n'existe plus. Ses parents non plus. Vzdorov, lui, est indéboulonnable. Vzdorov est comme l'icône qui ornait la table de chevet et qu'un enfant farfouilleur retrouve des années plus tard dans une malle oubliée au grenier, le bois du cadre un peu abimé mais les yeux sévères aux proportions exagérées du saint toujours grand ouverts. C'est la sève des vieux arbres aux longues et solides racines qui coule dans les veines de Vzdorov. Son visage se burine mais son opiniâtreté rustique résiste au temps.
Il s'est regardé dans le petit miroir suspendu à un crochet rouillé au dessus du lavabo, n'a vu qu'un type torché la veille. Il entendait Vzdorov qui chargeait les canots de tout ce qu’il savait être nécessaire là-bas. Enfant il récitait sa prière sous le regard intimidant de Saint Vladimir. L'icône ne répondait jamais. Vzdorov agissait. Inutile de prier.
L'hiver sibérien approche. Les réserves de poisson ne suffiront pas. Il démarre le moteur et met le cap sur Igrim. Au magasin central il fait le plein de conserves, et achète quelques outils dont il n'avait jamais eu besoin à Moscou. Passe devant un rayon d'articles pour animaux, hésite, se dit que le chien s'était toujours débrouillé sans lui jusque-là, renonce en pensant qu'ils partagent déjà.
Au bureau de poste il laisse une lettre à sa femme, lui indiquant qu'il ne repassera pas à Igrim avant plusieurs mois à cause de l'hiver, lui demandant de s'adresser à Vzdorov qui saura le trouver en cas d'urgence, lui disant qu'il pense à elle, ce qui est vrai, lui disant qu'elle lui manque, ce dont il n'est pas sûr, ce qui est à la fois vrai et faux - mais que peut-il dire d'autre. Une seule fois il reçut une lettre d'elle en poste restante, elle demandait des explications, il s'était efforcé de lui en fournir même s'il n'y en avait pas, tout au plus n'y avait-il que des aveux de faiblesse. Il est triste de ne pas avoir reçu d'autre mot d'elle depuis, ne lui en veut pas - comme s'il pouvait lui en vouloir, qui est coupable si ce n'est toi ? - puis il s'imagine des choses. Se trouve injuste et lâche.
Avant de sortir du bureau de poste il jette un coup d'œil à un exemplaire de l'Izvestia daté d'il y a quelques jours qui traine sur une table, il parcourt les titres de une mécaniquement, aucune des nouvelles ne l'intéresse, jusqu'à ce qu'il lise un encart en bas de page, un petit ricanement incrédule s'échappe alors de ses lèvres : le cargo spatial Progress en perdition se dirige vers la Terre.
Nul ne sait ce qu'il s'est réellement passé. La liaison avec Progress-M 27M avait été perdue quelques secondes avant sa séparation du lanceur. Une fuite dans un réservoir, une improbable collision, une défaillance du lanceur, toutes les hypothèses paraissaient absurdes. Les matériaux étaient contrôlés et recontrôlés, les calculs de trajectoire étaient vérifiés des dizaines de fois, des batteries d'ordinateurs et de cerveaux n'avaient rien décelé d'anormal.
La liaison n'a pu être rétablie, le vaisseau n'a pas trouvé son orbite. Livré à lui-même, bien trop près de la Terre pour échapper à la gravité, il chutait.
Tout est là
Alors pourquoi ne pas mourir ici
Où tes pas t’ont mené
Parce qu'il n'y a pas de sentier
Où trottine la fillette
Qui ramène le pain
Joyeuse
Familière
Et d'il y a si longtemps
Mange ton quignon !
Trottine et chantonne !
De retour sur le canot encombré de ses achats, le monotone paysage de la Sosva embrumée défile doucement, et ses pensées sont tantôt comme amarrées aux rives du fleuve, tantôt vagabondent au loin. Si seulement ces connards pouvaient se le prendre sur la gueule. D'abord il sourit. Puisse cette merde tomber dans le cul à Poutine. Puis il s'en veut. Ce n'est pas qu'il culpabilise, qu'il craindrait un châtiment divin pour avoir imaginé un carnage à l'Agence Spatiale, non, ça il s'en fout. Il s'en veut d'avoir lu ce journal. Il aurait préféré ne pas s'encombrer l'esprit avec ces conneries. Il s'efforce d'en chasser l'image de ce cargo. Après tout, qu'il tombe n'importe où, je m'en branle.
La nuit aussi tombe. Il s'allonge sur l'herbe, devant la maison. Contemple les étoiles. Il aime sentir la Terre sous lui, la sentir presque tourner. Il se laisse absorber, ne veut faire qu'un avec elle, qu'un avec le ciel noir piqué de scintillements. Il ferme les yeux, sort de son corps, l'abandonne à la terre maternelle, concentre le temps et l'espace en un seul point fondamental.
De sa chambre d'enfant à Igrim il contemplait les étoiles. Sa mère lui parlait de planètes lointaines, de voie lactée, de constellations aux noms fabuleux. Elle lui disait "regarde", le faisait monter sur une chaise qu'elle avait approché de la fenêtre et ils se penchaient alors, elle le retenait d'un bras et de l'autre dessinait la Grande Ourse au bout de son index tendu vers le ciel de Sibérie, "tu vois ?", il ne voyait rien, sûrement pas une ourse en tout cas, il ne voyait rien d'autre que sa mère qui le tenait et le ciel qui le fascinait, sa mère qui le retenait et le ciel qui l'aspirait.
Il revient à lui, la faute à la vision de Progress-M 27M en train de se casser la gueule quelque part au milieu de tout ça qui s'est immiscée dans sa tête, tous ses efforts pour ne penser à rien vains, réduits à néant, toutes les connexions organiques entre son corps et l'univers sectionnées. Il relève le dos, s'appuie sur ses avant-bras, regarde le ciel, déchiffre instinctivement la géométrie de la Grande Ourse. Il voudrait rester là, et sait qu'il n'en fera rien. Il commence à avoir froid. La Terre tourne toujours sous lui. Il va à nouveau lui falloir lutter contre la gravité.
Tout n’est-il pas là ?
Est-ce un temps qui te manque ?
Un temps figé sur un bout de sentier
Pourquoi ne pas trottiner ici
Pourquoi ne pas chantonner encore ?
Un point lumineux à l'horizon, qui grossit. Il se rapproche, suivi d'abord d'un sifflement aigu, puis d'un fracas de détonations, d'explosions, de crépitements, de crissements métalliques de tôles froissées, déchirées. Un cargo spatial russe qui s'écrase au cœur de la Sibérie Occidentale. Des débris sur des centaines de kilomètres carrés. Un type écrabouillé. On se demandera qui est ce type qui vivait là, isolé, loin de tout. On finira par découvrir que c'est un ancien de l'Agence Spatiale. On lira dans tous les journaux des titres involontairement ironiques avec le mot destin. On abandonnera là ce chien qui hurle à la mort.
Vzdorov lit le journal sans entrain, machinalement. Il ne comprend pas ce qu'il se passe en Ukraine, à vrai dire il s'en fout. Les résultats du championnat il s'en fout aussi. Il se demande pourquoi il achète encore l'Izvestia. Mais que faire d'autre, à Igrim ? En page intérieure, une simple dépêche attire son attention. Le cargo spatial Progress-M 27M s'est écrasé au large du Chili. Il pense à son ami, sourit en se disant que d'autres aussi se sont plantés dans leurs calculs. Il ne comprend toujours pas cette histoire d'erreur de calcul. Que son ami ait pu faire une erreur de calcul, son ami qui l'aidait pour ses devoirs de maths, qui avait fait de longues études à Moscou, lui paraissait hautement improbable. Pas plus qu'il ne comprenait quel naufrage l'avait ramené ici, alors que lui se serait parfois bien imaginer mener une vie facile à la capitale. Vzdorov avait arrêté l'école à quatorze ans et n'avait jamais quitté Igrim depuis.
Sont-ils amis qui ne se sont vus de huit ans et sont si dissemblables ?... Il parait réfléchir un instant...
Puis il fourre le journal dans sa poche arrière, remplit un sac à dos de bouteilles de vodka et de vin, complète avec quelques goloubtsy. L'hiver approche. Il est temps d'aller rendre visite à cet hurluberlu. Son ami.
Vzdorov chantonne, démarre le canot et prend la direction d'Aneeva.
4
1
0
8
(Une vieillerie)
1/ Au nord de l'île japonaise d'Hokkaido se déploient les Kouriles, un chapelet d'îles qui rejoint la péninsule du Kamtchatka, à l'extrême nord-est de la Russie. Elles barrent la route à l'océan Pacifique, le séparant de la mer d'Okhotsk qu'il voudrait avaler avec la Sakhaline, avant d'engloutir toute la Sibérie. A peu près au centre de l'archipel se trouve l'île de Sarytchevo. Il y a un volcan et une petite ville qui tous portent le même nom, Sarytchevo. Je ne sais pas ce que Sarytchevo veut dire, ni même si cela a une signification. Peut-être Sarytchev est-il le nom d'un ancien héros bolchevik, auquel cas tout a dû changer de nom, la carte que j'ai consultée n'est pas toute récente. Leningrad, Stalingrad ne sont plus dans l'air du temps, même le grand Gorki n'a plus cours alors peut-être bien que Sarytchevo non plus. Je ne sais rien de cet endroit, j'aime juste son nom à l'exotisme obsolète et froid.
D'après la carte, c'est une petite île sans forme particulière, d'une douzaine de kilomètres de long sur cinq ou six de large. Il ne doit pas y avoir grand monde dessus, mais cette ville de Sarytchevo est bien mentionnée, alors elle doit bien compter quelque habitant. Une petite vieille que j'imaginais avant de débarquer ici, avec son vieux fichu noir et sa blouse bleu sombre qui tombe sur ses bas à varices, souriante de la seule dent qu'il lui reste, souriante de son sort, peut-être a-t-elle été déportée d'Ukraine ou de Biélorussie sous la terreur stalinienne, peut-être est-elle née ici et n'a jamais vu la côte de Simouchi, l'île voisine, alors Vladivostok, vous pensez... Elle entre comme un fantôme dans sa maison à l'architecture improbable, une grande fenêtre sans volets et une porte de fer rouillé au milieu des tôles grises qui recouvrent les murs, des murs qui grincent au vent, on les entend plus qu'on ne les voit. Un vieux emmitouflé de noir, la moustache gelée de stalactites protégeant une cigarette de contrebande, est assis sur un baril métallique coupé en deux qui fait office semble-t-il de banc public. Sa respiration forme dans l'air froid une brume suspendue, presque solide, et l'on a peur qu'elle tombe, comme si la nicotine et le dioxyde de carbone étaient de trop dans l'air pur et froid, on a peur qu'elle se fracasse comme du cristal sur le bitume recouvert de la boue neigeuse qui tapisse sans grâce la rue principale de Sarytchevo, et qu'elle brise l'atonie des maisons qui grincent et du murmure du vent.
Seule la rue principale fut d'ailleurs bitumée un jour, mais il ne reste que nids de poules et craquelures déposées ça et là, au hasard, années après années. Qu'elle soit principale ne l'empêche pas d'être déserte. La vieille édentée prépare sûrement maintenant une soupe avec les maigres légumes qui dépassaient de son cabas, d'où viennent-elles ces betteraves et ces pommes de terre, je n'ai pas vu à proximité l'attroupement qu'un marché provoquerait, et la vieille est trop vieille pour arracher ces racines à la terre dure d'un quelconque lopin. Elle est doucement affairée près d'un vieux poêle à bois qui réchauffe du mieux qu'il peut ce qu'il reste à réchauffer dans la pièce unique. Le vieux a quitté son baril, il s'est volatilisé, il doit y avoir de la vodka frelatée qui l'attend sur la table du petit salon de sa maison, qui grince, comme celle de la vieille, comme les autres.
La vieille à sa soupe, le vieux à sa vodka, la rue est maintenant débarrassée de toute vie, même chancelante et fatiguée. Même chancelants et fatigués, les vieux donnaient à la rue une réalité, une existence propre. Maintenant qu'ils sont rentrés, cette rue n'est plus réelle, elle est d'un autre monde, j'y suis sans y être, je pourrais être ailleurs mais je suis ici, dans cette rue qui grince, balayée par les vents du Pacifique Nord, et c'est très bien ainsi. Je n'ai jamais vu Simouchi, l'île voisine, alors Vladivostok, tu penses... J'ai oublié l'histoire et la géographie, le passé et l'avenir. Je suis la petite vieille, souriante, sans histoire, sans histoires. Oublier l'avenir...
On sort vite de Sarytchevo, sans s'en apercevoir. C'est le hululement du vent qui vous avertit. Il n'est plus accompagné du grincement des maisons de tôles... Il vous prévient... tu sors du monde dit-il, comme si son acharnement à faire couiner ces pauvres bâtisses ne servait qu'à vous retenir à la dernière d'entre elles. Si vous ne l'écoutez pas, vous entrez dans son domaine... et le lien qui vous retient les pieds sur la terre ferme, il pourrait bien le briser. Je continue donc, tout droit vers la côte.
Je pensais apercevoir quelques bateaux de pêche ronronnant en mer, un dock où des marins russes déchargeraient des cargaisons d'énormes poissons, une mince et courageuse jetée en bois qui s'avancerait fièrement vers l'océan sans fin, mais, aussi loin que mon regard pouvait porter, je n'ai rien vu de tout ça. Le petit port doit être blotti de l'autre côté de l'île, à l'abri du Pacifique affamé. Ici il n'y a rien d'autre que les herbes hautes qui ondulent, l'eau sombre qui ondule, et le vent, le vent qui maintient ce mouvement perpétuel en vie.
Japonais et Russes se sont disputés ces îles sauvages durant des décennies. Quelle richesse espéraient-ils y trouver ? Une grande puissance, militaire ou commerciale, ne s'intéresse pas au vent, ni au mouvement perpétuel des herbes hautes et des vagues. Que cherchaient-ils ? Et moi, pourquoi suis-je ici ? Je m'y suis rendu, je crois, pour me constituer prisonnier. Prisonnier de l'eau qui entoure tout et oblige à rebrousser chemin, où que l'on aille. Prisonnier de la terre qui ne sachant pas où aller ne va nulle part. Prisonnier du temps, menotté de force au présent, au présent perpétuel, au présent permanent, au présent qui refuse tout passé et tout futur. Voilà où je voulais être, prisonnier de tout, et l'esprit plus libre que l'air. Je m'y suis rendu pour ne pas avoir à attendre, car il n'y a rien à attendre. Il me faudra apprendre à vivre ainsi, dans le présent perpétuel, apprendre à pêcher avec les marins russes, apprendre à faire la soupe avec la vieille à la dent solitaire, apprendre à supporter le tord-boyaux du vieux au mégot. Apprendre à oublier les souvenirs et les avenirs. C'est pour cela que je suis venu à Sarytchevo.
1
3
0
5
5/ (alors là c’est le pompon)
Je suis assis au pied de la croix. Je sais ce que je viens de trouver. La tempête redouble de violence. Il n'y a rien à l'intérieur de la stèle, mais j'y ai vu ce que je m'efforçais, depuis mon arrivée ici, à ne pas voir. Le temps d'un éclair, j'ai été transporté à des milliers de kilomètres d'ici. Au croisement de la petite route qui longe la ferme de mon enfance et du chemin qui rejoint le lac. Au pied d'une croix en fer forgé. J'ai trouvé un passage secret.
Assis sur les caillasses près d'une croix rouillée, transi de froid et trempé jusqu'aux os, à Sarytchevo, île des Kouriles centrales, je viens de trouver ce que je ne cherchais pas, le lien entre passé, présent et futur, ce lien que je voulais casser, la route directe entre ici et ailleurs, tous mes ailleurs. Cette obstination à vouloir oublier et ne plus rêver... comment ai-je pu croire que je réussirais... Prisonnier, comment ai-je pu croire que je ne finirais pas par m'évader... J'ai tenu bon longtemps. Plus rien n'existait qu'ici, sur cette île perdue au fin fond du monde. Plus rien n'existait que la soupe de betteraves, et le présent immobile. Etait-ce cela que je cherchais vraiment ? Même cette question je l'avais oubliée. Et quelle qu'en fut la réponse, ça n'avait plus d'importance. J'étais là, c'est tout. J'ai tenu bon, jusqu'à ce qu'un chat imaginaire me conduise vers une croix abandonnée, vers les mirages du passé et ceux à venir.
La tempête n'en finit pas, et mon esprit n'a plus la force de ne pas la voir. Elle est à nouveau partout, dans chaque goutte de pluie, et les nuages noirs forment une étrange et immense toile sur laquelle se projette son visage embrasé par la foudre. Et le vent a sa voix.
6/ Je partirai par le premier bateau de ravitaillement vers Simouchi. De là, je rallierai Vladivostok. Je prendrai le Transsibérien, puis traverserai l'Europe. Le voyage sera long, mais elle est à nouveau partout et tout le temps, alors quelle importance.
Le crissement des motrices sur les rails ne parviendra pas à me faire regretter les maisons qui grincent. Je ne mangerai plus de cette soupe de betteraves fadasse, j'ai toujours détesté les betteraves.
Sarytchev avait trouvé une île perdue dans une mer froide, l'avait baptisée et avait fait demi-tour. Mon escale aura simplement été un peu plus longue. Et de retour d’exil j’explorerai sans répit l’île secrète et la mer agitée qui l'entoure. Mais je ne lui donnerai pas mon nom. Tous les lieux et tous les temps. Même le présent.
7/ Et plus jamais je n'aurai besoin de retourner à Sarytchevo.
0
0
0
2
3/ (où notre choupinet a l’air tout tristounet et où l'on reconnait parmi les multiples travers de l’auteur de cette œuvre périssable une tendance à un tantinet de grandiloquence, vous lui pardonnerez).
C'est comme si un chat m'avait amené à elle. Un voyage chaotique depuis des années, un itinéraire fait de compromis entre ma volonté et celle des chats, et finalement, un dernier chat plus malicieux que les autres m'a laissé désemparé devant elle, que l'imagination ne peut pas imaginer, le paysage inconnu qui contient tous les paysages, et qui est dans tous les paysages. Elle était partout et tout le temps. Elle était ce qui se cachait derrière, elle était tous ces lieux étranges qui peuplaient mes rêves d'enfant. Et j'allais voir.
Mais je me suis perdu. Comment ne pas se perdre quand son image est partout... Aucun lieu ne se distingue des autres, aucune seconde n'est différente des autres, il n'y a qu’elle, partout, tout le temps, le passé et le futur envahis, comment pouvais-je ne pas me perdre... Je suis redevenu un enfant, le mystère reprenait sa place et le réel s'estompait à son tour, plus rien n'était réel, tout était fait de son image. Je vivais au passé et au futur. Le présent ne servait à rien. Plus rien ne servait à rien, et je n'étais moi-même qu'une inutile machine à rêver que j'étais incapable d'arrêter. L'aurais-je voulu, dans un moment de lucidité ou de découragement c'est selon, que je n'y serais pas arrivé.
Le seul moyen d'y parvenir peut-être, c'était de changer de temps et d'espace, radicalement. Je suis parti aux Kouriles, cet endroit ascète qui me fascinait depuis longtemps, où n'existe que le présent. Avec les pêcheurs russes, avec la vieille aux betteraves, avec le vent glacial et les terres désolées, avec la mer qui emprisonne, avec les maisons qui grincent, j'ai appris à ne plus rêver. Le vent de Sarytchevo hérissait ma peau et endormait mon esprit, et cela me convenait. A vrai dire, j'ai même pensé y passer mes derniers jours, usé par la vodka, avec une moustache grisonnante et un mégot rabougri en dessous, oublié de tous et ayant oublié tout le monde. On est quitte me serais-je dit.
4/ Il n'y a pas de chats sur Sarytchevo. Pourtant, un jour de tempête, j'ai été saisi d'une curiosité étrange. Sous la pluie battante, j'ai marché droit vers la petite colline qui surplombe le village. Arrivé au sommet, j'ai continué sur l'autre versant. Je marchais au hasard, guidé par un chat invisible. Je connaissais déjà ces endroits, mais dans la lumière d'orage sous le ciel noir, déformés par la pluie et le vent, ils n'avaient plus le même aspect. Ce n'était plus Sarytchevo. J'étais ailleurs, mais où ? Je me rapprochais des éclairs, et le vacarme du tonnerre couvrait régulièrement les sifflements lugubres du vent. Au loin, un détail inhabituel attira mon regard, une forme géométrique immobile qui contrastait avec le chaos de la tempête. Le chat me disait d'aller voir.
J'ai marché longtemps. L'herbe fit place à une étendue caillouteuse, toute proche de l'océan. Je trébuchais plusieurs fois. Puis, derrière un rocher, j'apercevais enfin plus précisément ce que le chat voulait me montrer. Une petite croix en fer, débordant de rouille, se dressait timidement sur une stèle en pierre. On devinait des inscriptions gravées dessus, mais les caractères en étaient illisibles, effacés par le vent. Sur le côté, il y avait une petite porte en bois, vermoulue. Je l'ouvrais. Un extraordinaire coup de tonnerre retentit, mais il ne me fit pas sursauter. Je n'entendais que le grincement des charnières, à qui l'on n'avait pas demandé tel effort depuis des décennies sans doute, des siècles peut-être. Un éclair illumina furtivement l'intérieur.
(Quel suspense hein)
Nb : petite note en bas de page pour les chafouins avec un seul f férus de géographie qui l’auraient remarqué : l’île de Sarytchevo n’existe pas. Seulement trouvera-t-on de ce nom un volcan, sur une île inhabitée des Kouriles. Remarquons toutefois que notre ami (admettons que ce soit notre ami) a lu ce nom sur une carte à priori ancienne, et l’aura probablement mal interprétée (il n'est vraisemblablement pas très malin). Remarquons aussi que rien ne nous dit que toute cette petite histoire ne se passe pas uniquement dans sa tête, à notre ami. Bah, est-ce vraiment important... Remarquons enfin que l’auteur qui niera devant la Sainte Inquisition toute référence autobiographique n’a pas d’autres recours que de se moquer un peu de lui-même pour faire passer la pilule.
0
0
0
3
Vous êtes arrivé à la fin