Une prophétie

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Yuja avait passé la majeure partie de la journée et le début de la nuit à se faire la plus petite possible, pelotonnée entre la paroi de la grotte et Nanal. Cette dernière lui servait d’écran : à chaque fois qu’un mâle s’approchait d’un peu trop près, elle s’avançait en ronronnant d’une façon si sensuelle que la jeune femelle en avait les cheveux qui se dressaient. Nanal n’était pas une chasseresse, elle n’avait jamais été initiée dans aucune guilde. Mais elle était pourtant une véritable prédatrice. À chaque lune rouge, alors que les matriarches conseillaient aux membres de leur clan de rester cachées dans leur gîte, Nanal, seule, osait s’aventurer dans la sylve. Là, elle rejoignait les mâles errants aux yeux luisants de fièvre et s’accouplait avec eux, se donnant à tous sans distinction. Les ellith disaient que Nanal était insatiable, mais les plus âgées s’étaient toujours tues. Il n’y avait pas à commenter. Et maintenant, Yuja comprenait que Nanal ne s’était jamais donnée à personne : elle avait pris tous ces mâles, avait consommé leur substance vitale comme la fleur vampire suce le sang chaud des proies. Comme elle faisait encore aujourd’hui, au cours de cette nuit funeste, en protégeant Yuja.

Cependant, Rhan ne l’avait pas oubliée. Il s’était endormi la veille, épuisé par la femelle experte, mais il n’allait pas tarder à se réveiller. Et si une femelle comme Nanal était capable d’éteindre tous les feux de la lune écarlate avec son ventre vorace, qu’en était-il de l’appétit féroce d’un mâle aussi puissant que ce chef de clan ? Il reposait sur le dos, la crinière et le ventre souillés de sang séché, son membre encore turgescent à demi-rentré, les bourses si gonflées qu’elles saillaient entre ses cuisses musclées. Nanal n’avait constitué qu’un plaisant hors-d’œuvre pour lui, et il avait faim. Il grognait dans son sommeil, se grattait d’un bout de griffe, baillait ; ouvrant sa gueule sur des crocs comme des pics, qui reflétaient la folle lueur des flammes. De temps en temps, ses yeux orange s’entrouvraient, fixant Yuja sans la voir. Puis il les refermait lentement. Et les rouvrait de nouveau…

Soudain, il s’assit. Son panache – cette langue de poils épais qui courait de sa nuque à sa queue comme une crête, formant la parure spectaculaire des mâles – traina un moment dans la poussière et les débris, les morceaux d’os et les reliefs du repas, alors qu’il ramenait sa queue contre lui. Il paraissait confus, encore empêtré dans les brumes du sommeil… puis son regard se posa sur Yuja.

Il se leva.

— La petite femelle vierge.

Yuja chercha Nanal des yeux. Cette dernière haletait sous un jeune mâle qui la besognait mollement. L’aube approchait, cela se sentait. Et il n’y avait plus personne pour la protéger.

Rhan suivit son regard. Lorsqu’il comprit ce qu’elle regardait – et pourquoi -, un large sourire se dessina sur sa bouche cruelle.

— N’aie pas peur. Toutes les femelles passent par là. Mais je ne laisserai pas mes guerriers te toucher. Tu seras mon as-ellyn.

Rhan tendit le bras pour lui toucher les cheveux. C’était la seule femelle à la crinière blanche qu’ils avaient capturée, et elle était vierge. Du gibier de choix... La main du mâle intrusif parut énorme à Yuja, qui se recroquevilla contre la paroi de la grotte, comme si elle pouvait disparaître à l’intérieur.

Un doigt encore poisseux de fluides effleura sa bouche. Yuja tenta de détourner le visage, mais Rhan emprisonna son menton sous sa poigne féroce, avant de reprendre ses caresses intrusives. Son pouce s’immisça entre les lèvres tendres et s’introduisit dans sa bouche. Tétanisée, Yuja sentit le pouce du mâle caresser sa langue.

— Tu ne sais pas encore l’utiliser, j’imagine, sourit-il, de plus en plus proche d’elle. Mais tu apprendras vite. Mes femelles te montreront comment servir ton ard-æl. Elle, elle t’apprendra.

Lorsqu’il se pencha pour prendre sa bouche dans la sienne, Yuja déporta son regard sur sa droite. Elle, c’était Nanal, bien entendu. Accroupie devant l’un des guerriers de Rhan, elle avalait son membre comme s’il s’était agi d’un boyau tout chaud de daurilim. Un autre mâle lui tenait les poignets dans le dos – comme si elle allait s’enfuir ! – tandis que l’autre, lui, la tenait fermement par son épaisse crinière rouge. Le regard reptilien de Nanal glissa sur la jeune elleth, et, en silence, les deux femelles échangèrent un regard.

Maintenant, compris Yuja.

Et, lorsque la langue humide de Rhan glissa dans sa bouche, elle le mordit violemment.

— Sale petite sorcière !

Le mâle outragé lui asséna une claque si violente qu’elle rebondit contre le mur. Yuja resta sonnée pendant un moment. Un peu plus loin, elle aperçut qu’on faisait subir le même sort à Nanal, alors que le guerrier qui se tenait devant elle s’écroulait en hurlant. La femelle plus âgée fut trainée par l’autre, la bouche en sang. Elle aussi, poussée à bout, s’était lancée dans une attaque désespérée. Un ultime baroud d’honneur. Yuja sourit pour elle-même : au moins, elle n’aurait pas entrainé Nanal dans sa chute. Toutes les deux étaient parvenues à la même conclusion.

— Vous pensez pouvoir vous passer des mâles, grogna Rhan en empoignant la jeune femelle par sa chevelure argentée. Je vais te remettre les idées en place ! Voilà la place et le destin d’une elleth : se faire ouvrir comme un fruit, puis écarter les cuisses complaisamment. Vous êtes là pour qu’on vous bourre le ventre, pour porter et donner naissance à nos petits. Toi y compris !

Yuja se redressa d’une seule détente, tous crocs dehors. Elle feula de défi à Rhan puis lui attaqua le visage de ses griffes.

— Non. Un jour, c’est vous, les mâles, qui gémirez sous notre joug !

Elle avait décidé. Même si elle devait en mourir, elle ne laisserait pas à ce Rhan la satisfaction de faire ce qu’il voulait d’elle. Un regard en oblique à Nanal, qui luttait avec les brutes de Rhan, la conforta dans sa décision. Elles n’avaient aucune chance. Mais Rhan et ses chasseurs n’auraient rien d’elles, rien.

Hors de lui, le chef de clan jeta au sol cette femelle qui osait lui tenir tête, avant de l’immobiliser sous son poids. Mais à chaque fois qu’il tenait de lui écarter les cuisses, Yuja le griffait ou le mordait. Elle se débattait avec toute la rage du désespoir, déterminée à ne rien donner. Entre les mains puissantes du mâle, elle n’était peut-être qu’un goujon frétillant, mais l’un de ceux qui échappaient sans cesse à la prise.

— Tu vas te tenir tranquille ! haletait Rhan, rendu furieux par sa résistance.

Plus loin, Nanal ne se débattait plus. Sa chevelure couleur de lune enflammée avait pris une teinte plus foncée, ternie par le sang qui coulait de son crâne. Yuja comprit que c’était la fin. C’était le moment où il fallait tout donner, sans se soucier des conséquences… Concentrant toutes ses forces, elle parvint à libérer une de ses mains. Ses griffes longues et effilées – elle en avait perdu deux dans la lutte, mais à l’autre main – visèrent le visage de son agresseur. Elle n’aurait droit qu’à un coup.

Le hurlement rauque de Rhan emplit la caverne. Il se redressa, les deux mains sur son visage. Toujours plaquée au sol sous son poids, la jeune femelle aux cheveux d’argent respirait rapidement, encore excitée par la lutte et le goût du sang. Entre ses longs doigts griffus pulsait un globe orange et souillé d’hémoglobine. Son premier trophée… et sans doute le dernier.

— Regarde bien, ard-æl, avec l’œil qu’il te reste, grinça-t-elle, soudain cruelle. Ce trophée, c’est le premier d’une lignée d’ellith qui vous feront ployer.

Et, sous le regard horrifié de son ennemi, elle broya l’organe dans sa paume.

— Très bien, rugit Rhan. Je ne t’aurais sans doute pas vivante, mais même morte, je te prendrai !

Yuja se prépara à l’assaut. Mais au moment où le grand mâle allait se jeter sur elle pour lui donner le coup de grâce, une ombre immense dévora la sienne. Dans le rugissement sauvage qu’il poussa, elle reconnut la voix de Naryl. Chez lui, quelque chose avait changé. Son panache semblait d’être dédoublé, et avoir triplé de taille. Non, c’était autre chose… à travers les premières lueurs du soleil brûlant qui perçaient au-delà de l’ouverture, elle avait cru voir des ailes, comme celles d’une immense perfie aux plumes ébène. La lumière, ou les coups qu’elle avait reçus, l’avaient-elles aveuglée ? Épuisée, Yuja tomba sur les genoux. Naryl était là. Avait-il été témoin de leur bravoure, à Nanal et elle ? Elle l’espérait. Qu’il comprenne ce que ses compagnes étaient, et raconte l’histoire aux autres… mais, très vite, ce petit espoir – le dernier auquel Yuja se raccrochait – disparut lui aussi. Elle était trop fatiguée. Quoiqu’il arrive, elle pouvait fermer les yeux, et – enfin – se reposer.

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