L'attaque

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Deux lunaisons entières s’écoulèrent avant que la caverne des femelles ne subisse l’attaque. Cette nuit-là, Naryl était parti chasser. Il était en train de pister un daurilim – un gros mâle – lorsque Pecco vint le rejoindre en piaillant. Naryl s’alarma tout de suite : habituellement, il laissait le petit faux-singe avec Eshm, qui restait dans les environs de leur gîte pour faire des réparations, du ménage ou de la cueillette dans les environs. Jamais la petite créature ne s’éloignait de l’un des deux ædhil. Or, cette fois, il était seul, et paniqué. Il se passait quelque chose.

— Il est arrivé un accident à Eshm ? s’enquit Naryl. Conduis-moi à lui.

Mais aux environs de leur territoire, Pecco sauta de son épaule pour l’entraîner plus loin, vers celui des femelles. Depuis son départ, Naryl avait bien pris soin de ne pas s’en approcher : il ne voulait pas que ses anciennes sauveuses le considèrent comme une menace. En gardant ses distances, il avait réussi à conserver des échanges cordiaux avec elles. Parfois, l’une des chasseresses passait discrètement, et lui laissait quelque chose. Une fois, il avait même aperçu la petite queue blanche de Yuja, venue déposer un poignard en quartz. Avant de s’enfuir, elle était restée debout à l’orée de la forêt et l’avait longuement regardé. Naryl lui avait trouvé un air triste.

Eshm avait-il trahi leur accord, pour s’approcher de leur clan ? Si c’était le cas, la situation était potentiellement grave : les femelles ignoraient les préférences de Eshm, et elles pouvaient voir en lui un agresseur. Naryl n’avait pas d’autre choix. Il lui fallait suivre Pecco. Par mesure de précaution, il prit son arc et une volée de flèches aux pennes noires.

Il trouva Eshm non loin, accroupi sur un rocher. Naryl le rejoignit.

— Ah, tu as eu mon message ? Baisse-toi. Ils ne doivent pas te voir.

Naryl fronça les sourcils.

— C’est toi qui m’as envoyé Pecco ? Tu aurais dû le garder avec toi. La sylve est dangereuse pour un faux-singe. De plus, si les femelles te voient avec lui, elles sauront que tu me connais. Dans le cas contraire…

Eshm balaya ces récriminations d’un geste.

— J’avais besoin que tu viennes. De nous deux, tu es le plus fort. En cas d’affrontement, tout seul, je ne fais pas le poids.

— Affrontement ? De quoi tu…

Eshm le coupa d’un geste.

— Tais-toi. Ils sont là. Trois d’entre eux. Les autres sont déjà à l’intérieur. Tu n’entends pas ?

Alors, Naryl les vit. Un quatuor de mâles du Peuple, qui trainaient derrière eux une petite femelle feulante, qu’il reconnut immédiatement. C’était Arthal, l’une des amies de Yuja, une gamine à peine plus âgée qu’elle.

— Est-ce que…

— Oui. Ils vont la violer, confirma Eshm. Tous les quatre, chacun leur tour. Peut-être à deux en même temps. Ces ellonil sont assoiffés de sexe : je peux le sentir à leur odeur.

Malheureusement, Eshm avait raison. Le parfum piquant du musc envahissait les sens de Naryl, au point de lui faire froncer le nez.

Les quatre mâles n’avaient pas eu la patience d’emmener leur proie bien loin. Ils se la disputaient déjà comme un bout de viande, la tirant dans tous les sens. Derrière elle, l’un d’eux lui tenait les bras. Un autre avait saisi une jambe, et le dernier la tenait par les cuisses, suspendue en l’air. Naryl le reconnut tout de suite : c’était celui qu’il avait vu violer de jeunes mâles captifs, dans la grotte des Sans-Clan. Il s’apprêtait à faire subir la même chose à Arthal.

Fou de rage, Naryl encocha l’une de ses longues flèches noires. Eshm essaya de l’arrêter :

— Attends ! Ils ne sont pas seuls… le reste du groupe est dans la caverne. Si tu tires, ils vont nous voir !

Mais c’était trop tard. Le trait siffla dans la nuit, pour finir sa course meurtrière droit dans le cœur du violeur, qui s’écroula sans un bruit. Aussitôt, les trois autres tournèrent leurs yeux brillants dans leur direction.

— On est repérés, souffla Eshm. Il va falloir se battre !

Et effectivement, les trois mâles étaient déjà sur eux.

Le choc fut frontal et violent. Naryl jeta son arc sur le côté, pour lui éviter d’être cassé pendant le combat, puis il reçut son adversaire de plein fouet. Ce dernier, surpris de rencontrer une telle résistance, releva les yeux sur Naryl. Son regard froid et capable jaugea son adversaire, semblant réaliser trop tard sa taille et sa force. Naryl avait beaucoup grandi depuis son départ, et dépassé en stature la plupart des mâles, ainsi que l’avait prévu sa mère. Mais cela fut insuffisant à décourager le mâle outragé. On l’avait dérangé alors qu’il s’apprêtait à jouir d’une femelle, et c’était inacceptable.

Tous crocs dehors, il se jeta sur Naryl. Il cherchait sa gorge, tentant de l’ouvrir le plus vite possible. Ses griffes, longues comme des lames, fendaient l’air en sifflant. Naryl écopa d’une profonde coupure, mais dans l’euphorie du combat, il ne la sentit pas : il réussit à pénétrer la garde de son assaillant et à lui saisir les poignets, à l’immobiliser. D’un coup de dent bien placé, il lui ouvrit la carotide. Et, alors que le mâle pliait en deux, les deux mains sur sa blessure, Naryl lui transperça la poitrine. Le mâle se figea, et s’écroula au sol, raide mort.

Mais l’autre avait pris le dessus sur Eshm. Naryl se précipita à la rescousse de son ami : il avait reconnu en lui celui qui violait les jeunes dans la caverne Sans-Clan, à la manière des orcneas. Il sauta sur son dos et lui fouilla la gorge : le mâle abandonna Eshm pour tenter de se débarrasser de son agresseur, sans succès. Naryl s’accrochait et dévorait son épaule, cheminant inlassablement vers la veine palpitante. Lorsqu’il la trouva, il la mordit si fort qu’il l’arracha. Sa victime tituba, tomba à genoux. Comme il l’avait plus tôt, Naryl l’acheva. Puis il chercha du regard son prochain adversaire.

Il ne restait plus que le troisième assaillant. Il avait lâché la jeune femelle, depuis longtemps enfuie. C’était un mâle plus jeune que les autres, moins fort et moins expérimenté. Moins féroce, aussi. Après avoir regardé Naryl couvert du sang de ses deux compagnons, il tomba à genoux et s’étala de tout son long, à plat ventre, présentant sa nuque.

Naryl avait déjà vu des mâles se soumettre ainsi à Asvgal. Dans ce genre de cas, l’ard-ael avait le choix : il pouvait épargner l’impudent, ou le tuer. S’il l’épargnait, il devait accepter sa soumission, et l’humilier. Certains mâles urinaient sur le soumis. D’autres le mordaient. Il arrivait même qu’on leur fasse ce que faisaient les orcneas aux femelles capturées… mais Naryl se contenta de poser son pied sur sa nuque en y imprimant une petite pression. Puis, il lui ordonna de se relever.

Derrière, Eshm revint de la caverne, qu’il était venu fouiller.

— Les femelles n’y sont plus. Ces trois là devaient constituer une arrière-garde, ou des trainards incapables d’attendre le retour à la grotte pour se servir sur le butin.

La tête baissée, les oreilles couchées et la mine piteuse du survivant en disaient long sur la véracité de l’interprétation.

— Où sont les autres femelles ? demanda durement Naryl.

— On les a ramenées à la grotte…

Eshm se rapprocha.

— Toutes ?

— Non, seulement les jeunes. Les ellith étaient parties en expédition de chasse : c’est pour ça que Rhan a ordonné l’attaque.

Le cœur de Naryl se glaça. Yuja… elle avait été enlevée par ces barbares. Qui sait ce qu’ils étaient en train de lui faire subir ! Il n’y avait plus de temps à perdre. C’était peut-être déjà trop tard.

Le regard acéré et attentif d’Eshm suivit les gestes de Naryl alors qu’il se précipitait sur son arc.

— Où tu vas ?

— À la caverne.

— Pourquoi ?

— Délivrer les femelles.

— Attends le retour des ellith de ce clan. Tu n’y arriveras pas seul.

— Si j’attends, tes copains auront violé toutes les femelles ! Des gamines, comme celle qui vient de s’enfuir !

Eshm posa la main sur le poignet de Naryl.

— N’y va pas seul, Naryl. Rhan te tuera.

— C’est moi qui vais le tuer !

Naryl avait proféré cette menace avec une telle force qu’Eshm en resta bouche bée. Lorsqu’il sortit du silence, ce fut pour lui proposer son aide.

— Je viens avec toi. Si tu provoques Rhan en combat légitime, tu as peut-être une chance… à condition que je sois derrière toi pour m’assurer que les autres ne te préparent pas un coup fourré. Tu peux sans doute en tuer un, mais pas tout une harde.

Naryl plongea les yeux dans celui de son ami.

— Je savais que je pouvais compter sur toi.

— Je pense qu’on n’a très peu de chances, mais après tout, attaquer la caverne d’un ard-ael, c’est la voie d’un ellon… et lui ? On le tue maintenant ? Ce sera toujours un de moins.

Derrière, le jeune mâle attendait, la tête toujours baissée. Il semblait résigné à son sort. Mais Naryl secoua la tête.

— Non. On le laisse en vie. Il s’est soumis : c’est la loi du Peuple.

Le survivant releva alors le visage.

— Je viens avec vous. Je peux vous aider !

— Tu peux nous trahir, oui ! protesta Eshm.

Le regard du jeune alla de Eshm à Naryl.

— Non ! Jamais Rhan, ou aucun autre du clan, ne m’aurait laissé en vie. Je préfère avoir un ard-ael comme toi qu’aucun autre…

Naryl s’approcha de lui.

— Comment tu t’appelles ?

— Daehel…

— Moi, c’est Naryl, lui apprit le susnommé en le regardant droit dans les yeux. Et lui, tu le connais sans doute : c’est Eshm. Si tu nous trahis lors de l’assaut, tu seras tué par l’un de nous, l’un ou l’autre. Compris ?

Daehel s’empressa d’acquiescer. Mais dans ses yeux ambrés se lisaient la joie de s’être trouvé un nouveau chef, un mâle plus fort que lui, mais plus juste que le précédent, qui allait le mener vers de nouvelles aventures.

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