L'histoire de Naïhryn

7 minutes de lecture

« J’ai rencontré Asvgal après avoir quitté mon clan d’origine pour faire ma quête. J’avais accompli un long voyage, et je m’étais rendue jusqu’aux Marches de Glace, là-bas, tout au nord. Dans les cimes vivait une harde différente de la nôtre. Ils avaient gardé leurs ailes, et l’ancienne manière de communiquer : ils ne parlaient pas, mais chantaient. J’ai trouvé ton père blessé au fond d’une combe, l’aile brisée par une chute de pierres. Je l’ai soigné, je lui ai appris à parler avec des mots… et quand les chaleurs sont venues, je me suis donnée à lui. Je suis restée dans les montagnes en sa compagnie suffisamment longtemps pour voir mon ventre s’arrondir, puis, une fois son aile complètement réparée, je lui ai proposé de descendre dans le sud pour trouver un endroit propice à la naissance et l’éducation des petits. Les montagnes étaient très froides, et je ne devais ma survie qu’à la connaissance qu’Asvgal avait du terrain et sa capacité à voler. Son clan l’ayant abandonné, le croyant mort, il accepta de me suivre.

Je donnais naissance à une portée de quatre hënnil – trois femelles et un petit mâle – pendant le voyage, et nous vécûmes ensemble plusieurs cycles de bonheur. Mais j’avais de plus en plus envie de revoir ma mère et mes sœurs, de leur présenter ma nouvelle famille. J’en parlais à Avsgal qui accepta de m’emmener jusqu’à la limite de notre territoire. Notre clan était gardé par un ard-ael, dont j’avais fui les avances étant petite. Désormais mère et liée à Asvgal – ceux de son clan vivaient différemment, en couples monogames – je me pensais protégée. Pour ne pas créer d’esclandre, je proposais à Asvgal de m’attendre à la lisière de la sylve, ce qu’il fit. Mais le mâle dominant qui avait pris la tête de mon clan ne voulut rien savoir : il me prit comme l’une de ses femelles dès mon arrivée, tua les petites dont la robe noire lui déplaisait et me viola nuit après nuit. J’étais prisonnière, sans aucun moyen de prévenir Asvgal. Finalement, ma meilleure amie, qui m’avait aidée à cacher le plus petit de la portée au fond de la grotte, parvint à s’enfuir et à aller le trouver. Blessée à mort par l’ard-ael pendant sa fuite, elle mourut dans ses bras… mais, grâce à son sacrifice, Asvgal trouva la grotte. Il affronta l’ard-ael pour nous délivrer. Le combat dura toute la nuit… Asvgal ne s’était jamais battu avec un autre ellon, ce n’était pas la coutume dans sa tribu. Mais il réussit néanmoins à le tuer. Les nuits suivantes, les femelles du clan se présentèrent à lui, étonnées qu’il ne soit pas déjà venu les saillir. Asvgal ne comprenait pas cette coutume : chez lui, les mâles ne connaissaient qu’une femelle, avec qui ils se liaient jusqu’à la mort. Je dus la lui expliquer, cette loi de chez nous, et au début, il refusa de s’y conformer. Beaucoup d’ellith étaient vexées, et souffraient mille tortures pendant leurs chaleurs. J’étais pointée du doigt, accusée de vouloir garder ce mâle providentiel pour moi seule… Tu sais à quel point c’est mal vu, chez les ellith. Le partage doit être absolu, et le mâle, les petits de l’une appartiennent à tout le clan. J’expliquais à Asvgal que, s’il ne venait pas partager leur khangg de temps en temps, mes sœurs allaient partir, et être capturées par d’autres mâles retournés à l’état sauvage qui auraient nettement moins de scrupules que lui. Les attaques régulières dont le clan était l’objet montrèrent à Asvgal qu’il ne pouvait pas aller contre ces lois. Aucune de ses propositions de migrer vers le nord n’eut d’effet. Il venait de contrées glaciaires, auxquelles il était habitué. Mais les ellith – moi y compris – voulaient rester ici, dans la sylve, où le gibier était abondant, le temps clément et l’eau facilement disponible. Asvgal dut s’y plier : s’il voulait rester vivre avec moi, c’était le seul moyen. C’est comme ça qu’il devint notre ard-ael. Il accomplissait son devoir régulièrement avec celles qui en manifestaient l’envie, mais la plupart du temps, il restait avec moi, et les petits que j’avais eu de l’autre ard-ael. Il les a protégés comme si c’était les siens, alors même que ce mâle avait tué nos enfants… puis, il y avait toi, Naryl. Le dernier survivant de notre portée, le seul à être de lui… jamais il ne te montra ouvertement de préférence, pour ne pas faire de peine à tes sœurs qui avaient déjà perdu leur père.

En grandissant, tu t’es mis à manifester de l’hostilité envers lui. Un peu plus tôt, un jeune mâle avait attaqué Asvgal alors qu’il regagnait son poste d’observation à la lisière du territoire. Pour défendre sa vie, il dut le tuer ! Ma mère m’expliqua que, contrairement aux femelles, les mâles étaient des êtres solitaires qui ne supportaient pas de partager, qu’il leur fallait un grand territoire et de nombreuses femelles pour eux seuls, et que bientôt, tu affronterais ton père. J’en parlais à Asvgal et le fit jurer de me prévenir dès qu’il sentirait chez toi les prémices de la puberté. Le jour où cela arriva, il n’eut même pas le temps de m’en parler : tu lui as montré les dents, as fait mine de l’attaquer… Asvgal a pensé te faire peur en te bannissant, et c’était effectivement une bonne idée. Il m’a donné son sigil pour que je te le transmette : il pensait que tu n’accepterais pas si c’était lui qui te le donnait directement ! Je me suis mise d’accord avec lui pour t’accompagner un peu – nous ne pensions pas que cela arriverait si vite –, t’apprendre à chasser, à vivre en autonomie. Ce clan sans mâle fut une réelle opportunité : Awhem savait que certaines femelles de son clan avaient besoin d’un mâle, et moi, j’avais besoin d’ellith expérimentées pour t’accepter et t’apprendre la vie. Je te voyais découvrir l’amour avec cette jeune Yuja, le plaisir de l’accouplement avec Nanal, celui de la chasse avec Taryn et sa mère… en voyant à quel point tu avais grandi, en devenant un mâle si beau et si apprécié de la communauté, j’ai su que ma mission était accomplie, et que je pouvais retourner auprès de ma famille et de mon bien-aimé. Et voilà que tu reviens pour attaquer ton propre père ! »

Naryl baissa la tête. Il se sentait si stupide, si ignorant… tout ce temps, il avait cru son père mort, et vu Asvgal comme un ennemi ! Alors qu’il était son véritable géniteur… Discrètement, Naryl releva les yeux sur lui. Asvgal le regardait, la tête légèrement penchée de côté, comme s’il l’étudiait. Naryl fit de même.

Ses yeux suivirent la chevelure épaisse, bleu-noir, qui tombait jusqu’aux reins d’Asvgal, certaines mèches mouillées encore collées sur son ventre dur. Il remonta le long du torse, s’attarda sur le visage aux traits à la fois si réguliers, et si plein, en même temps, de sauvagerie animale, de froide et cruelle intensité, qu’ils évoquaient le masque de chasse que portaient les ellith lors de leurs mystérieuses processions nocturnes. Était-ce cela, qu’elles célébraient ? La venue régulière parmi elles du roi de la nuit, la protection, le plaisir et les petits qu’il leur apportait ?

Lorsqu’Asvgal se mit à parler, Naryl sursauta, comme au sortir d’une transe.

— Où est ta compagne ? Cette jeune Yuja dont ta mère m’a parlé ?

— Je l’ai laissée avec les autres femelles, le temps de te… le temps de revenir ici.

Son père le fixa en silence.

— Tu as commis une erreur en laissant ces ellith sans protecteur, finit-il par dire. Moi-même, je ne quitte jamais la sylve.

Il est prisonnier, réalisa Naryl. Prisonnier de l’amour de ma mère, et de l’attente de tout un clan. Prisonnier de ce terrible contrat, des lois cruelles qui nous lient.

Mais c’était là la voie des ellonil, des mâles du Peuple. Il n’y avait aucun moyen d’aller contre ces lois : le combat était forcément vain.

— J’ai laissé mon ami Eshm avec elles, et Daehel. Ils appartenaient à un clan de mâles dont j’ai tué le chef, et m’ont juré allégeance…

— Et les autres mâles de ce clan ? demanda doucement Asvgal de sa voix froide. Que sont-ils devenus ?

Face à la question de son père, Naryl réalisa l’erreur qu’il avait faite. Il avait laissé les femelles à la merci de mâles affamés et livrés à leurs plus sombres appétits. S’ils décidaient d’attaquer encore, Eshm et Daehel ne suffiraient pas à les protéger.

— Va les retrouver, ajouta Asvgal en posant une main protectrice sur l’épaule de Naïhryn. Retrouve ta compagne, et emmène-la loin, le plus loin au nord que tu peux. Là, peut-être aurez-vous la paix. Et tu connaîtras la vérité, la vraie, sur nos origines. J’espère que cela te rendras plus prudent.

Naryl voulut lui en demander plus, mais Asvgal s’était déjà retourné. Naïhryn fit à son fils un dernier sourire, avant de s’enfoncer dans les ombres à la suite de son mâle, l’ard-ael de son clan. Naryl comprit que c’était la dernière fois qu’il la voyait. Et c’était sans doute mieux ainsi : Naïhryn ne lui appartenait pas. Si elle lui tournait le dos, c’était pour lui permettre de réaliser son propre destin.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0