I — Les Deux Poèmes
Le Professeur à la Boucle-d’argent arrêta son cours, il était bientôt midi.
— Mais, dit-il, restez encore ! … Ah, silence, s’il vous plaît, ne protestez pas ! … Vous vous en souvenez peut-être, mais dans le cadre du cours de Littérature de ce semestre, nous avons chaque semaine deux personnes qui récitent un poème de leur composition, en fin de cours. Monsieur le Bâtard Philarctos et Monseigneur le Comte de Naranje, c’est à vous, aujourd’hui !
Deux kimonos se levèrent dans l’assistance. Le premier, celui de Monseigneur, Comte de Naranje, était constitué de spirales d’azur et d’or, et il sentait le sucre roux. Il avait un collier composé de pierres miels qui s’accordaient avec de courts cheveux blonds. Comme ses semblables, ses yeux étaient en amande, ils étaient maquillés d’une couleur platine. Avec lourdeur, son corps frêle descendit les marches de l’amphithéâtre.
Son frère cadet, le Bâtard Philarctos, se gratta la barbe tout en passant une à une les marches, n’osant aller trop vite : il n’était pas certain que le cours d’histoire poétique lui permette de progresser. Selon le Ministre de l’Éducation du Roi Patient, étudier l’Histoire avec un parcours en poésie devait leur servir à valider leur licence d'Histoire-géographique ainsi que leur licence de lettre antiques.
Le Bâtard maudissait le Roi son père de l’avoir obligé à participer à cette expérience, lui qui ne voulait faire que de la musique et du chant. Le parfum d’orange de Monseigneur était lui le même que celui de l’orgueil.
L’aîné commença :
Une pensée floue m’apparaît :
Catahène, ville fédérale.
Notre capitale renaît.
Calme, luxe, volupté.
Empereur Sauveur !
Les rois sont en paix.
On applaudit le beau prince, qui savait faire de la poésie tel qu’elle était appréciée en Assecare. Une poésie de l’instantané, une poésie courte et simple dit le Professeur. Elle devait présenter un moment, une idée sous une forme agréable à l’imagination. Il n’était pas nécessaire de rimer, seulement que le rythme et le vocabulaire soient nobles. Le Bâtard n’en avait cure et lui fit sentir cette pensée avec le poème suivant, avec des vers qui étaient peu en usage :
Ô temps, ô mœurs ! Que cela est
Attristant, tous ces gens bien fous.
Depuis mil trois cents ans, que n’est
Plus une illustre personne qui
Gouverne, mais bien de vils vieux poux.
Des huées se firent entendre alors, mais le Professeur appela au calme et encouragea son élève pour continuer.
— Merci, professeur. Je disais donc :
Le Phénix voudrait, selon le murmure,
Voudrait renaître : ce prodige est dur.
Et quelle cause à cela ? Eh bien,
Voyez autour de vous, ces hommes
Qui, de leur corps, n’ont que le soin.
Ils s’épilent, se parfument… Beaux hommes
Qui ne pensent plus, à de l’esprit,
Donner attention. Des eunuques,
Voici un terme qui leur va bien.
Le peuple aurait dit : « là, les trouducs ! »
Des cris, des hurlements de colère furent lancée depuis les gradins, faisant sursauter ceux qui n’y prenaient pas part, de peur de mal choisir. Le Bâtard s’interrompit quand il reçut un trognon de pomme en plein visage ! Celui-ci roula par terre et fut ramassé par le professeur qui en profita pour faire trébucher accidentellement le Comte, un eunuque parmi les eunuques, alors qu’il allait s’en prendre à son frère le Bâtard.
— Comment oses-tu, Ours mal léché ‽ s’emporta le prince, tout en se relevant, avant d’être contenu par les épaules, par divers étudiants. Tu critiques ouvertement le Roi et tu trouble l’harmonie d’un poème avec un langage ordurier ! Mon père entendra parler de ça !
Dans les gradins de l’université de Greyvole, les plus rapides avaient déjà quittés la salle de cours, échappant au chahut. Le Bâtard, qui portait un kimono aux motifs de biches, fit des bonds en arrière semblables à ceux du même animal, pour ne pas être mordu par le Comte.
— Votre Altesse, calmez-vous, de grâce… essaya timidement le Professeur.
— Monsieur, dit le Comte qu’on avait libéré, il nous insulte et vous le défendez !
— Il a la liberté de critiquer le régime, Votre Altesse, même si cela trouble l’harmonie, répliqua fermement l’homme vénérable. Cela est garanti par Sa Majesté le Roi et Notre Seigneur l’Empereur !
Le Principal de Citrine venait d’entrer dans la salle de cours. On ne l’avait pas entendu pousser la porte, mais son aura irradiait maintenant dans toute la salle.
— Monsieur à la Boucle-d’argent ! Je fus alerté par les élèves ici présents, dit-il en montrant deux garçons, avant de se tourner vers les fils du Roi. Monsieur le Bâtard, Votre Altesse, c’est cette semaine la troisième fois que vous vous disputez, en public de surcroît ! Combien de fois vous ais-je, à tous, répétés que les disputes entre vous n’étaient pas permis ‽ Cela créé des troubles trop importants pour que notre école en souffre, pour que je doive en répondre encore à Sa Majesté votre père !
— Monsieur le Principal, ce qu’a dit le Bâtard est volontairement provocateur, j’estime qu’il est de mon droit… !
— Votre Altesse, coupa le fonctionnaire, avec tout le respect que je vous dois, il n’est pas question que l’on rejoue la bataille des R’nanis. Sortez tous, le cours est terminé, annonça t-il à la classe. Sauf pour nos deux disputeurs…
Les élèves ne se firent pas prier longtemps. Chacun s’en alla rapidement après avoir pris ses affaires, et tout redevint calme ensuite. Le Principal prit un style pour écrire sur un papier de la table du Professeur. Il roula le papier, prit de la cire sur le bureau pour le sceller. Puis il chargea le Professeur de faire porter ce papier au service de course pour prévenir le Roi.
— Mes Seigneurs, ce n’est pas la première fois que je vous prends à faire ça. C’est pour éviter ce genre de scènes si Sa Majesté votre père n’a pas voulu que vous suiviez le même parcours dans la même université. Vous n’avez fait qu’à votre tête, Altesse, par plaisir de la compétition et de l’humiliation de votre frère.
— Mais à la Cour, nous réglons nos comptes par poèmes, fit remarquer le Bâtard aimablement.
— Mon sieur, vous avez raison. Mais pas à l’université, où nous souhaitons garder la politique loin de nos murs. Je sais que vous appréciez l’histoire et les lettres mais vous devez cohabiter le plus pacifiquement du monde. N’essayez pas, au travers d’un vague lien avec les cours, de montrer votre traditionalisme ou votre modernisme…
— Décadence, oui ! corrigea le Comte.
— Votre Altesse, je ferai mention de votre comportement à Sa Majesté ! s’énerva le Principal de Citrine. Vous êtes peut-être fils du Roi, mais ici, j’ai une pleine autorité sur tout le monde. Il suffit donc Messieurs, sortez et quittez-vous !
D’un doigt sévère, il pointa la porte restée ouverte. Se séparant sans mots, les deux frères prirent leurs affaires et se quittèrent avec un regard noir mutuel.
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