VI — La Princesse de L'Ognon
La Marquise d’Elchol participait à une soirée dansante organisée par le Duc de Terremerveille, Secrétaire du Roi, en son hôtel. Comme Sire Philarctos aimait venir de temps à autres, la Marquise lui avait proposé de l’accompagner. Mais le prince avait dédaigné son invitation pour aller à un concert.
Le bal ne faisait que commencer lorsque la Princesse de L’Ognon et la Princesse-mère montèrent un grand escalier, elles arrangeaient leurs robes et leurs coiffures avant d’entrer, et le son des instruments de l’orchestre se mettaient d’accord pour la première danse. Elle était une jeune femme, tout juste nubile, qui avait entendu bien des louanges au sujet de la dame Sans-pleurs.
Le Duc de Terremerveille, homme marié, avait ouvert le bal avec la Duchesse de Salvatore, tout juste veuve. Un Militaire à la Moustache-en-croc arrangea son vêtement quand il vit la Princesse passer devant lui ; elle lui sourit et il se permit de lui proposer à danser, mais la Princesse-mère poussa sa fille et continua de marcher.
La Princesse-mère remarqua le groupe où se réunissait l’élite de la société : la belle Marquise, Monseigneur, fort collet-monté, et le Principal de Citrine, de l’Université. Bientôt, la Princesse aperçut le Principal de Citrine, puis la Marquise d’Elchol. Ses yeux la virent de loin, et elle remarqua même qu’elle la regardait. La Princesse-mère présenta sa fille, qui était pour la première fois introduite au monde.
— Aurais-je l’honneur de vous inviter à cette première danse ? proposa la Marquise à la Princesse.
— Ah ! Je ne danse pas tout de suite, mon esprit est encore fatigué, s’excusa-t-elle.
Mais le Militaire à la Moustache-en-Croc s’approcha, alors la Princesse-mère dit qu’il était impoli ne pas accepter. Comprenant l’intention de sa mère car le Militaire à la Moustache-en-Croc arrivait, la Princesse déclara qu’elle avait raison et qu’il était temps de danser. La Princesse prit vivement le bras de la Marquise, sans faire attention au salut du Militaire à la Moustache-en-Croc.
Le Militaire fut très surpris de ce soudain départ, mais il ne montra rien.
— Mais pourquoi, pensa-t-il en regardant la Princesse-mère, ne me laisse-t-elle pas danser avec sa fille ? J’ai pourtant des terres dans le Fougien et des victoires gagnées honnêtement.
La Marquise et la Princesse firent quelques tours de valses. Elles causèrent à bâtons rompus de l’Écuyer, de Leurs Majestés. Tout ce bal fut pour la Princesse un des plus beaux rêves : elle faisait son entrée dans le Monde et s’y plaisait tant qu’elle reviendrait autant de fois qu’elle le pouvait. La belle Sans-pleurs se souviendrait toujours de ce regard amoureux qu’elle lui lançait, mais qui n’avait aucune réponse, et elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver de la honte.
— Excusez-moi, dit-elle en la ramenant sur le côté, avant de quitter la salle.
Elle quitta tout le monde si précipitamment qu’elle crut se rompre deux ou trois fois le cou dans l’escalier. La Princesse de L’Ognon, qui s’était vue si vite mise à l’écart, avait jugé bon de la suivre, après quelques hésitations.
— Marquise ! Marquise ! héla la jeune femme.
Mais la Marquise alla plus vite, ne prit pas le temps de ramasser sa chaussure tombée, pour ne pas montrer son visage bordé de larmes, puis monta dans sa voiture, qui démarra aussitôt. La Princesse ramassa le soulier et le mis dans un pan de son vêtement, puis elle se retourna vers l’escalier. En haut d’icelui, elle vit le Militaire à la Moustache-en-Croc, qui la regardait, à la fois en colère et déçu. Dans un soupir, il s’en alla en un salon, où il se reposa de toute l’agitation.
La Marquise d’Elchol fut conduite chez Sire Philarctos, qui la reçue malgré sa venue improviste. Elle lui expliqua tout ce qui venait de se passer, puis il la coucha, jugeant que cela n’était pas une histoire à s’occuper à cette heure de la journée. Le lendemain, Sans-pleurs sans pleurs répéta son histoire au déjeuner.
— Et de quoi vous morfondez-vous, Madame ? ricana le Marquis d’Oueca. Avec Son Altesse, notre rencontre fut peu conventionnelle : nous étions un peu éméchés après une fête chez le feu Duc de Salvatore, et nous nous sommes jetés des bouses de vaches, après vous être introduits dans le champ d’un fermier.
Sire Philarctos se tapa le front avec la main, en secouant sa tête :
— Quelquefois, je voudrais bien que tu te taises. Mais ma chère marquise, reprit-il, sachez que notre deuxième rencontre fut…
— Philarctos, mon ami, ce n’est pas tant une question de rencontre, mais plutôt que je n’ai pas le même niveau social qu’elle… Et que je ne supporterai pas de devoir passer le reste de ma vie avec une femme plus belle que moi !
— Ah, ah ! C’est une histoire d’égo !
— Marquis, se fâcha Philarctos en tapant du poing sur la table, tu arrêtes de rire, c’est sérieux. Quant à toi, Marquise, je ne sais pas quoi te dire !
— Mais non, mais… ! Elle s’arrêta et réfléchit, ne sachant que répondre tout de suite. La Princesse-mère m’a utilisée comme un moyen de diversion : elle ne voulait pas que sa fille danse avec un Militaire à la Moustache-en-Croc.
— Ah, dit le Marquis, je ne sais plus son nom, mais c’est l’un de nos meilleurs officiers ! C’est un ami de ma mère qui ne manque jamais une occasion de montrer ses médailles. C’est de la très petite noblesse, mais dont les exploits sont indénombrables, assura-t-il encore avec toute sa bonhomie.
— Mais alors pourquoi la Princesse-mère n’a pas voulu que sa fille danse avec un homme dont la renommée est grande ? Est-il très vieux ?
— Je ne sais pas, Altesse, répondit la Marquise. Peut-être parce qu’il n’est « que » Chevalier. Il doit avoir une quarantaine d’année, comme la Princesse-mère. La Princesse doit avoir nos âges ; elle est très mignonne, je comprends pourquoi lui et moi avons des vues sur elle.
— Une vingtaine d’années d’écart, cela est peu à cet âge, dit le Marquis. Ma mère s’est mariée à mon père quand il avait vingt ans, et elle douze.
— Oui, c’est quelque chose de courant, renchérit Sire Philarctos.
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