VIII — La Sagesse d'une marquise
Depuis quatre-vingts ans, les rois entretenaient une amitié forte avec leur voisin, les rois de Ville-Bleue, qui portaient le titre honorifique de Grand Khan, comme nous l’avons déjà dit. Il y a vingt ans, le Grand Khan avait donné sa sœur en mariage à frère du Roi Patient, afin de resserrer leurs liens. L’actuel souverain avait fait un voyage diplomatique avec une Cour nombreuse, avec des chevaux aux belles robes, des chameaux d’Occident, des éléphants, de l’or, de l’argent, des pierres précieuses. On s’extasiait aussi devant les épices inconnues, qui donnaient un goût étrange aux plats villableuvois.
— C’est très bon ce chausson farci de viande, s’émerveilla le Marquis d’Oueca en en prenant trois bouchées.
— Que tu es incorrigible goinfre, Ail-des-bois, ricana la Marquise. Heureusement qu’on fait bonne chair.
La fête se déroulait là pendant trois mois avec toute la nourriture et la gaieté que l’on pouvait imaginer. Le palais ne dormait jamais, le joyeux tumulte du jour précédait les danses dans la nuit. Les chants de la messe étaient bientôt délaissés pour des chants plus profanes, qu'on criait sans ménager sa voix. De beaux sieurs et de belles dames paradaient sur des chevaux ou des montures plus exotiques. Il y avait de beaux danseurs et de belles danseuses, exécutant des pas qu’on jugea avec amusement et curiosité ; de grandes statues à l’effigie des souverains, qui mesuraient trois mètres de haut chacune ; des marchands et des artistes avaient fait le voyage jusqu’en cette terre éloignée, présentant leurs œuvres et leurs techniques ; des parfumeurs et des modistes revenaient d’Occident, où ils présentaient des tenues et des fragrances originales, dont on s’émerveillait.
— Merveilleux tissus, s’exclama Sire Philarctos, quelle beauté et quelle douceur au touché ! Pourquoi ne pas acheter un vêtement à la Princesse de L’Ognon ?
— Si c’est à moi que tu parles, dit Sans-pleurs, je ne te réponds que je ne la connais pas assez pour lui faire un tel présent. De même, ces tissus sont extrêmement chers, trop chers pour moi !
— J’ai toujours les robes de quand on me croyait fille, glissa le Marquis. J’ai pris la décision de m’en débarrasser, elles ne te couteront rien !
— Diable vert, je ne peux pas l’habiller de guenilles ! Offrir des vêtements de seconde main comme preuve d’amour, qu’elle idée Ail-des-Bois !
— Ça montre que vous êtes soucieuse de l’environnement et que vous ne la croyez pas superficielle, ironisa Sire Philarctos.
La Belle dame Sans-Pleurs devait d’abord se renseigner sur les goûts de la Princesse. Elles ne s’étaient plus revues depuis cette soirée chez le Duc de Terremerveille, étant donné que les princesses, mères et filles, étaient tombées malades toutes les deux. Le groupe quitta le charivari pour se retirer dans les appartements de Sire Philarctos. Étalé sur une méridienne, il s’adressa à Sans-pleurs :
— On dit qu’une servante de la Reine est de mauvaise humeur depuis plusieurs jours et qu’elle n’est sortie, aujourd’hui, de sa chambre que pour accueillir la délégation étrangère.
— Effectivement, cela n’est même pas prêt de s’arrêter si l’époux ne vient pas présenter des excuses.
— À quel sujet ? Tu es la confidente royale, dis-nous en plus, supplia le Marquis.
— Le vilain petit curieux, plaisanta la Marquise en cherchant le regard de la Marquise, amusée par son indiscrétion. Je ne suis pas sa confidente, mais il est vrai que j’appartiens à sa Maison…
— Allez, je veux potiner !
La Marquise rendit les armes. La servante de la Reine en question était la Duchesse de Terremerveille, dame de compagnie très élégante. Depuis dix-neuf ans, elle était l’épouse du Duc chez qui la Marquise avait rencontré la Princesse. La Duchesse avait trouvé un billet doux écrit de la main de son époux à l’intention d’une dame de son propre service : ce n’était pas la première fois que son mari était infidèle. À sa lecture, elle était devenue fébrile. Immédiatement, elle fit convoquer le Duc par un homme de ses gens. Elle l’avait regardé avec des yeux pleins d’exaspération, plein de douleurs, plein de terreurs à l’idée de connaître la vérité qu’elle tenait en son poing.
— Expliquez-vous ! Qu’est-ce que cela veut dire ?
Comme bien des hommes, il fut lâche. Le Duc, sur le chemin vers sa femme, ne se doutait de rien, car le valet avait défense d’être expansif. À peine ce dernier avait-il dit qu’elle était très en colère, quand le Duc lui avait demandé la raison de cet appel soudain. Il avait bu, avec ses compagnons, du vin de ses propriétés, et s’agaçait déjà qu’elle lui cherche querelle. Aviné comme il était, le Duc commença à trouver des réponses toutes faites pour se débarrasser de l’importune épouse. Quand elle lui avait présenté et lu le billet, le Duc fut pétrifié de honte. Il ne se mit pas à pleurer ni à demander pardon, ni à demeurer silencieux, ni à tenter de se justifier, à nier qu'il était l'auteur.
Le Duc rit. Nerveusement, il rit. Il n'avait pas honte d'avoir bu et ne buvait pas pour oublier qu'il avait honte de boire, ce que son épouse lui reprochait déjà assez. Mais il avait honte été charmé par une femme aussi sotte que la servante de sa compagne, qui avait l’inconscience de laisser traîner des mots doux. Depuis, il se reprochait d’avoir ri, car il avait plus blessé la Duc qu’autre chose.
— Quel imbécile, jugea Sire Philarctos. Allons, donc, qu’elle bêtise !
— Cela me fait plaisir de te l’entendre dire, mon amour, répondit le Marquis.
— Quelle bêtise, on choisit mieux ses amours secondaires et on leur donne ordre de toujours cacher les billets qu’on leur envoie !
Le petit homme se dressa comme un suricate et ouvrit de grands yeux :
— Quoi, pardon ‽
Sire Philarctos éclata de rire, tandis que la Marquise le regardait en souriant, à moitié amusée et à moitié indignée.
— Je plaisante, mon amour : je n’aime et ne désire que toi. C’est une boutade.
— Je l’espère, sinon je vous trancherai menu, comme chair à pâtée !
Pour le faire décolérer, Sire Philarctos se mit à ses pieds, un genou levé et les mains dans les siennes.
— Je veux t’aimer jusqu’à la fin de mes jours, Ail-des-Bois. Je n’aimerai que toi si tu veux de moi. Je veux dîner à la même table que toi, chaque jour que nos dieux font.
— J’espère un jour te voir porter et accoucher de nos enfants.
Ça allait pour cette fois. La Marquise pensait :
« Mes dieux, mes dieux… Philarctos, tu as beaucoup changé. Je me souviens encore du temps où tu étais tellement volage. Combien eus-tu d’amants ? Si on pouvait les compter, on n’aurait jamais terminé de le faire. Tu as tant aimé de monde, tu pris tant de virginités parmi tes camarades de classes. On se souvint de la chanson railleuse à ton sujet : Attention, voici le baiseur poilu !
Tu n’en prenais pas ombrage, au contraire. Comme un collier de perles, tu portais ta réputation ! Tu étais un courtisan impudent dès ta jeunesse : un noble ayant appris que son fils fréquentait ta classe, il l’obligea à se voiler le visage. Puis un jour, voilà que ton regard est attiré par un jeune homme. Toujours à la recherche d’expériences, ton attention sur lui est encore plus forte quand tu apprends, par des moqueurs, qu’on dit qu’il est né « difforme ». Un trophée de chasse original, penses-tu. Une pièce de choix à ajouter à ta collection. Une nouvelle poupée avec laquelle tu pourrais passer du bon temps.
Mais dès la première nuit ensemble, vous vous rendez compte avoir beaucoup de choses en commun. Combien de fois es-tu venu me voir pour que je te réconforte car tu avais gaffé devant lui ? Combien de fois m’as-tu demandé conseils pour lui plaire, pour connaître ses goûts. Doucement, sans comprendre, tu tombais amoureux. Après huit mois à te consumer à petit feu, tu vis que tu avais une personne devant toi.
L’objet avait finalement une âme : quand tu te rendis compte à quel point tu avais été idiot après toutes ces années à ne pas voir l’autre comme une personne, mais un objet de satisfaction. »
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