IX — Entre femmes

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Le Grand Khan portait crânement sa belle armure bleue d’apparat. Il siégeait à côté du Roi Patient, vêtu d’un kimono aux motifs pastoraux, dans la loge royale où ils assistaient à un tournoi de joutes, en compagnie de leurs épouses. La Grande Khatoun était une femme à l’allure sévère et au grand front. Elle imposait une certaine autorité que même la Reine Violente éprouvait une malaiseté.

 — J’apprécie ces tournois martiaux, dit-elle.

 — C’est l’occasion de montrer sa valeur pour un militaire, ajouta le Grand Khan.

Le Roi Patient était du même avis, mais la Reine n’appréciait pas cela, car beaucoup de compétiteurs étaient grièvement blessés ou morts. La voix du maître de cérémonie commença à saluer la foule, qui rendit hommages à Leurs Majesté. Ensuite, arrivèrent les cavaliers sur leurs montures, qui paradèrent et rendirent aussi hommage. Enfin, ils se retirèrent et une coupe, contenant les noms des chevaliers inscrits, fut apportée à Leurs Majestés le Grand Khan et le Roi Patient.

 — Je me demande qui va ouvrir les hostilités, pensa à voix haute le Marquis d’Oueca.

Le Bâtard, la Marquise et lui étaient dans une des loges, en face de celle de Leurs Majestés. Celles-ci avaient chacune pioché un nom :

 — Monseigneur le Comte de Naranje contre Monsieur le Duc de Terremerveille !

Diverses exclamations se firent entendre.

 — Naranje…, grogna Sire Philarctos.

 — Il ne manque jamais une occasion pour montrer sa valeur, se moqua le Marquis. Je m’étonne que le Duc soit compétiteur, il est assez âgé et il ne s’est pas déclaré avant hier !

 — C’est pour se faire pardonner l’infidélité envers sa femme, expliqua la Marquise. Coucher avec une servante, quelle bêtise… Quand elle a finalement accepté de le recevoir de nouveau, par la médiation de la Reine Violente, il fut convenu que pour se faire pardonner, le Duc devait concourir.

 — Bonne idée : s’il meurt, elle héritera de tous ses biens.

Le groupe se tourna vers la voix, au ton sarcastique, qui avait dit cela : ce n’était nulle autre que la Princesse de L’Ognon. La Marquise eut le cœur qui commença à battre la chamade, elle devint fébrile.

 — Allez-vous bien, mon amie ? demanda Sire Philarctos. Vous me semblez bien pâle, j’ai quelques huiles dans ma bourse, inspirez-les.

Mais la Marquise revint à elle rapidement :

 — Oh, ce n’est pas nécessaire, vraiment ! Princesse, quelle surprise ! Madame votre mère n’est pas en votre compagnie.

 — Oh, non, elle est indisposée : ses règles la font terriblement souffrir.

 — Réjouissons-nous dans l’espérance qu’elle se remettra bientôt. Nous savons comme cela peut être difficile, dit le Marquis. Tant que je prends ma médecine pour me masculiniser, je ne les aient plus et cela me soulage.

 — Je suis heureux d’y échapper depuis ma naissance, ajouta Sire Philarctos avec soulagement.

 — Je suis heureuse de vous voir, reprit la Princesse, car je n’ai pas réussi à trouver des amies m’accompagnant.

 Le Marquis sourit légèrement de l’air contenu de la Marquise, qui avait tiqué sur la mention de ces « amies ». La Belle dame fit bonne figure :

 — Quel dommage, nous aurions grande hâte de les rencontrer !

 — Oh, elles sont charmantes, je suis certaine quelles vous plairont !

 La Marquise souriait en serrant trop fort son éventail. Monseigneur, Comte de Naranje, et le Duc de Terremerveille s’étaient déjà avancés et avaient de nouveau salués Leurs Majestés, avant de revenir à leurs places de chaque côté de la barrière.

 — J’espère qu’il va ramasser ses dents, marmonna Sire Philarctos.

 — Qui donc ? demanda la Princesse à la Marquise.

 — Monseigneur et Monsieur le Bâtard ne s’entendent pas, chuchota-t-elle. Vous devez le savoir impérativement si vous discuter avec l’un ou l’autre.

 — Et si nous discutions plutôt ensemble, loin des gens, proposa la Princesse en mettant sa main autour du bras de la Marquise.

 Celle-ci trouva l’idée charmante et elles demandèrent pardon aux hommes de les quitter aussi tôt. Dans les rues de la ville, il y avait plus d’animation que d’habitude ; la Marquise nota une présence importante de militaires nationaux et étrangers. Les jeunes femmes s’amusèrent en essayant des masques.

 — Que vous êtes charmante avec celui-ci, s’exclama le vendeur à la Princesse, qu’il vous va bien !

 — Je suis du même avis, dit la Marquise.

 La Marquise proposa d’acheter des boissons et elles allèrent s’installer sous un arbre dans le jardin public.

 — Parlez-moi un peu de vous, Princesse, invita la Belle dame. On n’a plus vu votre famille depuis longtemps à la Cour.

 — Et pour cause : nous fûmes en disgrâce pendant vingt ans, alors mon grand-père s’est retiré sur ses terres. Je n’ai jamais connu la Cour jusqu’à aujourd’hui, mais ma mère m’en a beaucoup parlé. À l’époque, personne ne s’était douté qu’une horde de barbares aurait tenté de razzier le Sud du royaume, encore moins lors du mariage entre feu le Prince héritier et Dame Fleur-d’or.

 — Ah, oui... Imaginez-vous ? La Reine Violente perd sa sœur et le Roi Patient son frère aîné...

 — Quel drame, ma chère ! Mon ancêtre n’avait pas jugé utile de prévenir Sa Majesté d’alors, sous-estimant la menace. Malgré les succès militaires qu’il conduisit pour lutter contre l’envahisseur, feue Sa Majesté l’exila. Il se mourut sur ses terres, de chagrin et de honte.

 La Princesse regarda le ciel : « Jamais, je l’espère, vous n’aurez à côtoyer quelqu’un ayant perdu tout plaisir à vivre. Croyez-moi, c’est très difficile, surtout quand vous êtes enfant, vous êtes encore plus impuissante à cet âge. »

 La façon dont la chose avait été dite choqua la Marquise. Mais elle devinait beaucoup de souffrance et beaucoup d’empathie derrière cela : la Princesse continua de raconter comment cela l’avait durement affecté et qu’elle s’était, depuis, fait la promesse de voir le sourire sur chaque visage, d’améliorer le sort des gens. Cette candeur, cette naïveté toucha la Marquise, qui ne la dissuada pas de son rêve. La Princesse-mère, devenue veuve suite au décès de son mari durant un accident de chasse, cherchait désespérément quelqu’un pour sa fille.

 — Oh… fit la Marquise en regardant ses pieds. Un homme, je suppose…

 — Hélas, oui… la dévisagea tristement la Princesse.

 La Marquise songea à quelque chose : « Mais alors pourquoi vous… Pourquoi vous a-t-elle poussé dans mes bras, ce soir où nous nous sommes rencontrées ‽

 — Pour une raison qui m’échappe, elle n’aime pas ce Militaire à la Moustache-en-Croc. Certaines rumeurs affirment qu’il a contribué à la chute de mon père, mais je ne sais qu’en penser.

 La Princesse se reprit très vite et enjoignit la Marquise à parler d’elle.

 — Eh bien, mon père est un dieu, mais vous le saviez peut-être ? Un dieu réputé pour se faire du souci pour les enfants qu’il sème au fil des femmes qu’il aime. J’ai plusieurs fois rencontré certains de mes adelphes, lorsque mon père nous emmenait chez lui.

 — Vous avez vu les Monts de Jade ? s’empressa de demander la Princesse, qui avait entendu les vieilles légendes au sujet de l’Olympe assecariote.

 — Oh, non ! Mon père habite sur les bords de l’Amour, dans un magnifique palais de briques. L’automne est l’unique saison. L’astre aux cheveux d’or illumine les montagnes, dont les forêts aux feuilles oranges et marrons ont l’air d’être un grand feu.

 — Ce doit être magnifique !

 — Oh, oui ! C’est si beau d’y aller, rit la Marquise. Plusieurs de mes aîné·e·s sont âgées : cinq connurent le temps des Cinq Empereurs, il y a trois siècles, mais paraissent avoir quarante ans !

 — Incroyable ! Mais que deviennent ces gens ? Nous ne les avons jamais vu dans la Bonne société de tout l’Empire. Elles n’exercent aucune fonction particulière ?

 — Quel serait leur intérêt ? Iels vivent généralement avec notre père ou avec d’autres divinités, majeures ou mineures. Nous vivons si longtemps…

 Si longtemps, répéta-t-elle encore, rêveuse. Elles continuèrent à deviser ainsi longtemps, avant d’aller retrouver le beau monde. Mais tout le reste de la soirée, la Marquise ne se sentait pas à sa place.

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