X — Mille ans sont comme un jour
La Belle dame Sans-pleurs se réveilla sans joie. Elle s’habilla d’un kimono de la couleur du temps, épingla ses cheveux et mit ses sandales. Elle prit quelques oranges dans le jardin du roi, qui autorisait que l’on cueille ses fruits pour honorer les dieux de leurs bienfaits, profitables à tout le monde. Elle mit un assortiment de fruits dans un panier et les dissimula sous un linge, puis prit le chemin vers un temple au du dieu Orange à la Voix d’or, qui était vide à cette heure-ci. Le temple, comme tous les autres, avait une entrée à gauche, une au centre et un à droite. Le peuple entre par la droite et sort par la gauche, alors que la plus haute noblesse et les religieux entrent par l’entrée principale. En tant que fille de dieu, la Marquise se donnait le droit d’entrer par la porte centrale ; personne ne lui dirait quoi que ce soit, elle le savait très bien. D’un geste de sa main, les portes s’ouvrirent en grand puis se refermèrent.
La Marquise sortit un peu couteau et écrivit sur un kaki, qu’elle fit rouler sur le sol, en direction du riche autel, sur lequel trônait une statue du dieu de l’Enthousiasme. Des pots d’encens odorants fumaient à qui mieux-mieux, embaumant la pièce. La jeune femme attendit quelques minutes, priant dans son cœur. Elle fit rouler de nouveau un kaki, avec la même inscription. Elle continua de prier, mais elle s’agaça de tourner en rond, sans jamais s’approcher de l’autel. Enfin, elle lança énergiquement un dernier kaki sur l’autel, qui fut immédiatement arrêté par une main.
— Désolé ma fille, j’étais occupé.
La Marquise fut soulagée que le kaki n’ai pas atteint l’autel, ce qui aurait pu être sacrilège, ainsi que surprise de voir enfin son père. Elle courut vers lui et le serra dans ses bras. Le dieu Orange avait de grosses lèvres et de petits yeux. Sa peau brune contrastait avec son kimono de couleur claire et unie. Sur son crâne chauve, il y avait un diadème d’or.
— Papa, quel soulagement de te voir. J’ai tellement de choses à te dire. Par pitié, papa : aide-moi, supplia-t-elle en pleurant.
— Oh, mais ne pleure pas, choubinette ! Je suis là, consola le dieu en serrant encore plus sa fille. Viens !
La Marquise ferma les yeux et sentit un grand tourbillon les envelopper. Quand elle ouvrit les yeux, elle vit qu’elle était chez son père ; en entendant les torrents de l’Amour, la Belle dame eut un premier soulagement. Diverses créatures à plusieurs bras, à plusieurs yeux, à plusieurs jambes, de tailles et de couleurs variées, accueillirent la Marquise. Il l’emmena dans un petit salon, où on leur servit plusieurs mets. Tout le monde se retira sur l’ordre du dieu.
— Papa, j’ai besoin de toi…
— C’est la Princesse de L’Ognon ? demanda le père, avec un sourire malicieux et l’œil gourmand de curiosité.
La Marquise rit : « Oui, papa.
— Aaah ! Alors, parle-moi un peu de ça.
— Comme tu le sais, elle n’a aucun frère et le titre de Prince de L’Ognon risque de tomber en déshérence si elle n’a pas d’enfants. Or, sa mère veut lui faire épouser un homme…
— Je ne peux pas faire grand-chose.
La Marquise fut surprise de ce qui lui semblait être une fin de non-recevoir.
— Mais pourquoi, papa ? Tu es un dieu !
— Oui, je suis un dieu, soupira-t-il. Et toi, tu es une demi-déesse et elle une mortelle.
— Que… Que veux-tu dire ?
Orange le Comique, les mains entre les jambes, courba le dos et regarda gravement sa fille.
— Je suis heureux que tu aimes, vraiment. C’est un très beau sentiment, j’aime aimer aussi. Mais la vie humaine est si courte, j’ai perdu beaucoup de gens que j’aimais.
La Marquise déglutit et hésita avant de se lancer.
— C’est aussi pour ça que je voulais te voir. Qu’est-ce que c’est de vivre quand… Mille ans sont comme un jour ?
Le dieu rit :
— C’est long l’éternité, surtout sur la fin, ah ah ah !
La Marquise rit aussi de cette plaisanterie célèbre, puis l’air redevint sérieux.
— Profite des gens que tu as, choubinette. Tu sais… Peu d’enfants issus d’unions entre un mortel et une déesse, ou entre une mortelle et un dieu, vivent dans la société des mortels pour cette raison : voir les gens mourir, c’est insupportable pour beaucoup. Une de tes sœurs, qui est aujourd’hui aux monts de Jade après des siècles d’une belle vie, s’était mariée à un homme qu’elle aimait et dont elle était aimée. Le couple eut des enfants. Tout le monde grandissait et vieillissait autour d’elle, mais elle ne s’en rendait pas compte, jusqu’au jour où elle fut grand-mère. C’est alors qu’elle fit attention à son reflet dans le miroir : elle était toujours jeune, toujours alerte. Son mari avait des cheveux blancs, la peau qui se détendait… Il marcha bientôt avec une canne. Je te parle de cela, c’était il y a mille ans, hein ! Au bout d’un certain temps, son mari la dégouta. Elle fut dégoutée de toute la société des mortels, alors elle simula sa mort.
— Mes dieux, s’exclama la Marquise, je suis horrifiée !
— Elle alla en forêt pour randonner, comme elle aimait le faire. Personne ne s’inquiéta. Le soir arriva, on pensa qu’elle n’avait pas vu le temps passer. Il était courant qu’elle couchât dans la forêt, mais elle prévenait toujours. Un jour passa, puis deux, puis trois… Sans qu’on la retrouve. Finalement, un jour que l’on cherchait, on trouva un pan de son vêtement, tâché de sang. Il y avait une ourse dans la région, on pensait qu’elle l’avait dévorée. À la caverne de l’ourse, cependant, on ne trouva rien qui ressemblait à des ossements humains. On trouva finalement des morceaux d’un corps sous une pierre : les gens d’en déduire qu’elle lui était tombée dessus.
— Mais à qui était ce corps ‽
— Une poupée à son effigie, tout simplement. Ensuite, elle assista discrètement à ses « funérailles » et vint habiter ici. De temps à autres, sous une fausse identité, elle allait observer sa famille de loin. Chaque jour où on lui annonçait la mort d’un de ses membres, elle pleurait. Ta sœur, choubinette, fini par mourir de vieillesse… Et de chagrin.
La Marquise était bouleversée, elle ne savait que penser.
— Cela est-il arrivé de nombreuses fois… Parmi mes adelphes ?
— Oui.
— Vous me dites donc de renoncer à l’amour et aux personnes que j’aime, qui sont de mes amies ?
— Fais ce qu’il te plaît. Quoi que tu choisisses, je ne te jugerai pas.
La Marquise se mit à pleurer pour la première fois de sa vie.
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