XII — Rumeurs
En quittant la Reine Violente, Sire Philarctos se rendit dans ses appartements pour manger aussi. Il dîna seul et en profita pour répondre à quelques missives, avant d’aller à l’écurie royale, dont il avait la supervision. Il vit le cheval avec lequel Monseigneur, Comte de Naranje, avait concouru et gagné face au Duc de Terremerveille. Le fils du Roi Patient s’approcha gentiment, lui donna une carotte qui traînait dans un seau à côté, et lui caressa le museau. Le cheval musclé répondait avec plaisir à ces tendresses.
— Belle bête, n’est-ce pas ?
Sire Philarctos se retourna, reconnaissant immédiatement la voix de Monseigneur. Il était enguenillé et avait apporté de quoi entretenir sa monture.
— Je ne pensais pas vous trouver ici, vous venez si peu souvent Monsieur l’Écuyer.
— Je suis ici quand vous n’y êtes pas, sans doute.
— Ah, ah, ah ! Si vous veniez plus souvent, vous sauriez qu’il ne faut pas vous laissez attendrir par mon cheval : ce n’est pas pour rien qu’il s’appelle Duperie. Sous cette grosse carcasse de muscle et ses airs gentils, il adore profiter de la bonté des gens. En une journée, il a réussi à tromper six personnes pour avoir une carotte à chaque fois, l’animal !
— Je ne le savais pas si trompeur, rit Sire Philarctos, en se mettant sur le côté, afin que son demi-frère entrât dans la niche.
Monseigneur salua Duperie et s’installa pour lui faire les sabots. Il aimait s’occuper lui-même de son cheval et ne rougissait pas de le faire. Il avait lu combien il était important de cultiver le lien entre le chevalier et la monture.
— Au fait, puisque vous êtes là… dit soudain Monseigneur, sans interrompre son ouvrage. Je me permets de vous dire que votre proximité soudaine avec Sa Majesté la Reine alimente les rumeurs.
— Les rumeurs, s’inquiéta Sire Philarctos. Quelles rumeurs ?
— Des rumeurs, des rumeurs… On dit que vous vous seriez mis aux femmes.
— Comment ‽ Jamais de la vie, pas la Reine !
— Écoutez moi, demanda Monseigneur en le regardant, après avoir terminé son premier sabot. Je n’en crois pas un mot, mais je vous informe en raison de l’amour que j’ai pour ma mère et pour le respect que j’ai pour vous.
Sire Philarctos était déboussolé, outré que l’on se fasse une telle idée sur sa relation avec sa bienfaitrice. Mais lui qui méprisait son frère, il ne pensait pas que le prince le respectait. Monseigneur affirma que les rumeurs courraient depuis un ou deux mois, mais qu’il n’en avait été informé que récemment. C’était absurde, bien entendu, tout le monde connaissait le dégoût de son frère pour les femmes. Mais cela ne tarderait pas à monter aux oreilles de certaines personnes qui ont tout intérêt d’affaiblir le Roi. Sire Philarctos s’approcha de son frère et dit à voix basse :
— Que savez-vous, Naranje ?
Pas grand-chose. Puis après s’être levé pour vérifier que personne n’était dans les parages, Monseigneur reprit :
— Il y a plusieurs mois, notre père m’a confié avoir eu des doutes sur la fidélité de certains courtisans. Beaucoup méprisent « le vieux roi », comme ils disent. Ils l’accusent d’être dominé par Sa Majesté ma mère, qui fait de son mieux pour le protéger. Elle a lancé plusieurs femmes de son fameux « escadron volant » pour glaner des informations, mais l’opération fait choux blancs pour le moment. Notre père a profité de la visite du Grand Khan pour lui demander de faire venir plusieurs légions, afin d’assurer sa propre sécurité. Elles resteront pendant six mois comme légions étrangères, sous le commandement immédiat du roi.
— Je vois… Je vais essayer de me montrer prudent. Mais quelle raison encore ? Nous sommes en paix avec les autres monarchies, notre économie est stable, les barons ne se font pas trop la guerre entr’eux… Je ne comprends pas !
Monseigneur pouffa :
— C’est bien pour cela que je suis le futur roi et vous, non. Plusieurs financiers, plusieurs membres de la nouvelle bourgeoisie et de la vieille noblesse n’apprécient pas les libéralités du règne de notre père envers les défavorisés. Vous souvenez-vous de votre Poème des trouducs ?
Sire Philarctos rit bruyamment.
— Bien sûr, je me souviens aussi de votre mauvaise humeur.
— Je venais d’être mis au courant des rumeurs de coup d’État, d’où ma réaction disproportionnée, je le reconnais aujourd’hui et je vous demande pardon.
— J’en suis bien content et je vous demande pardon aussi. Mais mon poème attaquait les puissants !
— Notre père fut assez blessé que vous le qualifiez de « vil voyou » et il vous a fait surveiller.
Sire Philarctos ouvrit les yeux ronds et s’emporta. Quoi ? Lui, bâtard royal ! Surveillé comme un vulgaire courtisan ? Il n’en revenait pas.
— Moins fort ! Oui, vous fûtes surveillé !
Sire Philarctos était encore plus surpris de n’avoir remarqué personne. Monseigneur hésita un instant avant de lui révéler que la mort soudaine de la Dame de Bourg-Éon fut l’occasion pour cela : la Reine Violente avait fait de lui son Écuyer non seulement afin de continuer à le protéger, mais surtout pour garder un œil sur ses faits et gestes. De colère, Sire Philarctos manqua de laisser échapper un juron sur la vertu de la souveraine.
— Attention, tu parles de ma mère, Philarctos ! Lorsqu'elle te rencontra pour ta nomination, on décida de te décourager de tenter quoi que ce soit avec tes amis contre le roi, en sous-entendant qu'on était au courant des complots à son égard.
— Je n’en reviens pas ! Je pleurais ma mère et on me prenait pour un conjuré !
— Qu’est-ce que vous croyez ? Qu’on allait vous laisser après ce que vous veniez de dire ?
— Mais je n’aurais eu aucun intérêt à faire cela : si j’étais du complot, cela aurait été évident et j’aurais risqué d’être démasqué pour rien, vous pensez bien !
— Oui… Et quand nous vîmes, par la suite, que tu étais plus préoccupé à boire du thé, courtiser le Marquis d’Oueca et pester contre ton entrainement d’officier, notre père a déclaré que tu étais véritablement hors de tout soupçon.
— Dieux merci, il est lucide !
Ils se quittèrent sur cela. Sire Philarctos était sonné et retourna voir la Marquise, afin de tout lui raconter.
— Quelle chance que vous n’ayez aucune ambition politique, conclut-elle après avoir écouté religieusement.
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