XIII — L'humour d'un roi
Quand Sire Philarctos raconta sa matinée au Marquis d’Oueca, il ne manqua pas de lui rapporter la réplique de la Marquise d’Elchol. Après avoir éclaté de rire, le Marquis déclara :
— Je reconnais bien là un bon mot de notre Belle !
Sire Philarctos roula des yeux ; il n’allait pas trouver un soutien en son amoureux. Le soir venu, en allant se coucher, il espérait pouvoir dormir sans craindre qu’un espion fut caché dans le plafond.
Au même moment, la Reine était à sa coiffeuse, elle allait aussi bientôt se coucher. Ce soir, le Roi lui faisait honneur. La Reine, les cheveux dénoués, était vêtue d'une robe de chambre blanche, autour de laquelle était une ceinture violette. Elle se plaça près du lit ; au même moment, le roi arriva. La Première chambrière lui enleva son manteau de soie et le mit sur un cintre. La Reine se mit la première au lit, suivit de son époux. Les trois chambrières bordèrent Leurs Majestés, s'inclinèrent respectueusement, fermèrent les rideaux puis la porte. La Reine se tourna vers le Roi, sachant qu’il n’était pas là par hasard.
— De quoi veux-tu discuter, ce soir ?
— De Philarctos, répondit le Roi, les yeux vers le ciel.
Cela était curieux, jamais il n’avait lancé la conversation sur cela avant de se coucher.
— Tu passes beaucoup de temps avec lui, ça attire les ragots… Et je finirai presque par y croire !
— Tu te moques de moi, j’espère !
La Reine était rouge de colère, le roi compris la gaffe.
— Désirée…
Il avait utilisé son surnom afin de l’adoucir, en vain.
— Non ! Il y a longtemps que tu ne m’as plus désirée ! Va, hors de ma vue !
Le Roi sortit du lit en rouspétant et claqua la porte ; la Reine resta longtemps les bras croisés, à ruminer, puis fini par trouver le sommeil. Son époux déambula dans les couloirs du palais, croisant çà et là gardes, domestiques, courtisans attardés aux tables de jeux, fumant la pipe à herbe à l’extérieur. On regardait avec étonnement ce souverain en kimono de nuit, qui ne prêtait nullement attention à ce qui l’entourait. Le Roi toqua à la porte de Sire Philarctos, un veilleur ouvrit :
— Votre maître, mon fils, est-il seul dans sa couche, ce soir ?
— Oui, mais il dort, murmura le domestique.
— Qu’à cela ne tienne, décida le Roi en pénétrant dans l’appartement de Sire Philarctos.
Il marchait d’un pas rapide, le serviteur sur les talons, qui le suppliait de renoncer car Sire Philarctos s’était endormi depuis longtemps et qu’il était fatigué. Le Roi poussa la porte, ce qui surprit son fils. Celui-ci n’était que dans un demi-sommeil, il avait entendu les bruits de pas, sans distinguer s’il s’agissait d’une esquisse de rêve ou de la réalité. Sire Philarctos dormait toujours avec un poignard, qu’il saisit sous sa couverture, prêt à frapper. Quand il entendit la porte de sa chambre s’ouvrir brusquement, il se leva d’un bond, en chemise de nuit. Il fut très surpris de voir son père très agacé, accompagné d’un domestique très gêné.
— Calmez-vous, ce n’est que moi, dit le Roi en levant la main, afin de montrer qu’il n’y avait aucun danger.
— Que voulez-vous, à cette heure, Majesté ? demanda Sire Philarctos, en rangeant son arme.
Le Roi fit signe au domestique de les laisser, alors il les quitta et referma soigneusement la porte. Le souverain indiqua ensuite à son fils qu’il pouvait se recoucher, tandis qu’il prenait une chaise.
— Je me suis disputé avec ma femme.
Sire Philarctos le regarda, surpris, les bras croisés.
— Mes excuses, Majesté…
— C’est bon, interrompit-Elle, appelle-moi : « papa », nous sommes entre-nous.
C’était la première fois que le Roi lui demandait cela.
— Eh bien, mes excuses, papa, mais je ne vois pas ce que je peux y faire.
— J’ai été c… J’ai été idiot ! Je ne sais pas si tu sais, mais il y a des rumeurs qui disent que tu es l’amant de la Reine.
— Oui, oui, soupira Sire Philarctos. J’ai entendu cela…
— Je lui ai dit que je commençais à y croire — je te rassure, tu peux enlever cet air outré de ta face, c’était vraiment pour plaisanter !
— Elle a bien raison, vous êtes gonflé ! Après toutes les infidélités que vous lui fîtes… !
Le Roi rit. Le Roi rit car c’était Sire Philarctos qui disait cela.
— Eh bien, quoi ? J’ai raison de le dire !
— Oui, mais je m’esclaffe parce que, de tous mes enfants, tu es celui qui me ressemble le plus. Tu le sais ?
Sire Philarctos le regarda, attendant la réponse avec circonspection.
— Quand j’étais jeune, j’ai multiplié les conquêtes : j’aimais les femmes et elles m’aimaient. Mon frère aîné, le Prince héritier, était au contraire très chaste : il devait être moine, mais la mort de notre premier frère a bouleversé l’ordre de succession.
— Oui ! Une fois sur le trône, vous n’avez pas attendu un mois pour tromper votre femme avec ma mère. Et quand je suis passé du pavillon des dames au pavillon des hommes, c’est à peine si vous m’avez regardé !
La remarque froide de Sire Philarctos alla droit au cœur du Roi Patient, qui se contenta de serrer les dents et de soupirer qu’il le savait. Ils discutèrent longuement, rirent un peu. Comme il était de nouveau de bonne humeur, le souverain quitta son fils, qu’il remercia pour ce moment. Alors qu’il allait partir, il revint quelque chose en mémoire de Sire Philarctos :
— Quoi donc ?
— Papa, je voulais vous parler de mon amie la Marquise d’Elchol.
— Demain, s’il vous plaît. Couchez-vous et venez me voir à midi.
Le jour dit, à l’heure dite, Sire Philarctos rencontra son père, qui avait décidé de déjeuner en privé. À peine avait-il passé la porte que Sa Majesté l’invita à s’asseoir, très enthousiaste.
— Mange, invita le Roi avec sa bonhommie naturelle, j’ai attendu ton arrivée pour commencer ! Je crois que c’est la première fois que nous mangeons ensemble depuis longtemps.
— En effet, Majesté… Papa, se corrigea Sire Philarctos immédiatement.
Ils se souhaitèrent un bon appétit, entamèrent les mets sur la table et leur conversation :
— Alors… lança le Roi en mangeant une cuisse de poulet, dites-moi un peu ce qu’a votre amie la Marquise d’Elchol ?
Sire Philarctos s’amusa de cette désinvolture, qu’il ne connaissait pas à Sa Majesté et qui le perturba quelque peu. Il se reprit rapidement et lui résuma ainsi toute l’histoire, depuis la rencontre entre la Princesse et la Marquise, jusqu’à la rencontre entre cette dernière et Orange au Cœur doux. Le Roi réfléchit, longuement, tout en dégustant ce qu’il avait dans son assiette.
— Eh bien, il existe un moyen de remédier à ce problème, dit-il au bout d’un moment en essuyant sa bouche avec un pan de table. J’admets que c’est plutôt osé, fit le Roi en ricanant, mais ça a le mérite d’être proposé. Écoutez bien, parce que vous pourriez peut-être améliorer votre statut social !
— Je suis tout ouïe, qu’avez-vous en tête ?
— La principauté de L’Ognon est très riche et de nombreuses Altesses sérénissimes rendirent de grands services à la Couronne. Quand le Maréchal-Prince de L’Ognon fut exilé, il jouissait d’une grande fortune. Son fils mourut de maladie et il se retrouva avec une petite-fille en bas-âgé et une belle-fille trop âgée pour être remariée. Ce que nous pouvons faire, c’est convaincre la Princesse-mère de vous vendre le titre, avec l’accord de sa fille.
— Mais elles ne voudront jamais, protesta Sire Philarctos ! La Princesse-mère est très décidée à ce que le titre se transmette par le mariage.
— Mais sa fille ne veut pas d’un homme, oui, je sais ! C’est pour cela qu’elle va vous épouser, sachant que vous n’aimez pas les femmes et qu’on ne refuse rien, en tout cas peu de choses, au Roi et à ses fils.
Sa Majesté avait un large sourire. Son menton reposait sur les doigts des mains, les coudes des bras sur la table. Sire Philarctos avait l’appétit et le souffle coupés. Il lâcha ses couverts et le regarda, éberlué. Tellement abasourdi, il s’exclama :
— Mais… Mais vous êtes diabolique ! Mais vous êtes tordu, papa !
— Comme vous y allez, dit-il amusé. Je suis seulement pragmatique…
Sire Philarctos ne trouvait pas ses mots.
— Finalement, je préférerai essayer de convaincre la Princesse-mère de me vendre le titre…
— Oui, essayez quand même ! Sinon, la Princesse peut encore épouser la Marquise et vous adopter pour que vous soyez l’héritier du titre de Prince de L’Ognon.
— Je préfère encore cela ! Sinon, Ail-des-Bois ne me pardonnerai jamais cette trahison, ni la Marquise d’abuser ainsi de mon statut…
Sa Majesté lui dit qu’il avait tout le temps de faire ses choix et qu’Elle ne favorisera pas l’un plus que l’autre. Sire Philarctos disposa et alla se préparer pour partir à la chasse dans l’après-midi.
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