XV — La Servante de Terremerveille
Le Duc de Terremerveille vivait dans un hôtel particulier à la façade rouge. Sire Philarctos avait oublié qu’il préférait les espaces ouverts car l'air urbain, disait-il, lui faisait mal à la gorge. On accédait en voiture à l'hôtel de Terremerveille, en entrant par une grille dont les barreaux étaient aux armes ducales. Depuis la voiture, Sire Philarctos pouvait apercevoir que le grand parc, pavé avec goût. Les chemins ne manquaient pas d’être agrémentés sur les bords.
L’hôtel était un bâtiment éclatant à l’aube et au crépuscule, les rayons du Soleil percutaient les murs de la façade d’entrée directement, donnant l’impression d’un incendie sur le lierre. Les feuilles d’érables argentés étaient d’un gris, magnifique, qui brillait de mille feux au Soleil. Sire Philarctos aimait venir quand le Duc ouvrait ses portes pour de grandes journées mondaines, afin que tout le monde vînt admirer son architecture. On exprimait son admiration à l’envi, et Sire Philarctos se disait qu’il deviendrait bien maître des lieux si le Duc voulait lui vendre le domaine.
Alors qu’il sortait de la voiture, des gens de la maison vinrent pour le conduire dans le vestibule, puis dans un salon. En s’approchant de la fenêtre pour jouir de la vue du parc, Sire Philarctos remarqua une lettre négligemment posée sur une table. Il la prit et la mit dans la manche de son kimono, puis il regarda le dehors. La Marquise adorait les bals du Duc et venait plusieurs fois dans l’année. Sire Philarctos les appréciait moins, il lui arrivait de préférer rester à cette fenêtre et de parcourir des yeux le majestueux jardin. Tout le paysage était orné de rivières, de chemins sinueux, de grandes statues et de parterres splendides.
Sire Philarctos se retourna en entendant la porte s’ouvrir. Le Duc était très souriant, joyeux de le voir ici.
— Ah, Sire Philarctos, quel plaisir ! Je suis désolé, j’avais quelques affaires. Ah, voilà longtemps que je ne vous avais pas vu chez moi. Quel plaisir et quel honneur, Sire, de vous recevoir.
— Je suis très heureux de vous revoir aussi et de revenir en votre hôtel. Je suis désolé de ne plus venir autant qu’avant, mais quel plaisir de revoir le maître en son château ! Cette résidence m’était si familière auparavant.
Ils quittèrent le salon en se rappelant des souvenirs heureux. Le Duc lui fit mille civilités. Sa femme était sortie, mais des amis devraient venir pour le goûter. Penaud, il s’était rendu compte avoir mal organisé son emploi du temps. Puis qu’il en était ainsi, Sire Philarctos décida qu’il n’allait pas rester longtemps et qu’il les laissera tous ensemble.
— Oh, je vous prie d’être mon invité, Altesse !
— Allons, rit Sire Philarctos, c’est fort aimable, mais j’ai quelques affaires à la Cour. Et aussi, je n’ai pas le prédicat d’Altesse royale !
Le Duc se sentit bien embarrassé, il avait parlé avec émotion et avait anobli le bâtard du Roi. Sire Philarctos riait qu’on l’appelle ainsi, ce n’était pas la première fois. Il accepta d’être à sa table pour le midi. Le Duc fit appeler un majordome et donna les directives pour le repas.
— Puisque nous sommes seuls, dit Sire Philarctos en cherchant dans sa manche de kimono, je voulais vous donner cette lettre.
En la regardant, le Duc eut un hoquet : il se blâma de son étourdissement. Ses proches connaissaient sa tendance à oublier de répondre pendant un ou deux mois, perdant leurs lettres régulièrement, avant qu’un de ses gens ne les retrouvent au fond du jardin ou sous un meuble. Sire Philarctos s’amusa de cela et regarda les portraits autour de lui.
— Madame la Duchesse semble très jeune sur celui-ci.
— Oui, cette estampe était pour notre mariage. Nous l’avons fait faire par le Maître au Mains-Folles. Je n’ai jamais vu quelqu’un avec une si belle façon de dessiner. Dans d’autres galeries, vous verrez d’autres portraits ou paysages de lui. C’est dommage que le Maître soit mort il y a trois ans, son atelier eut seulement le temps de réaliser mon exemplaire de la Génération divine.
Les manières affables de Sire Philarctos encourageaient le Duc de parler de ses goûts et faire ses remarques sur la vie artistique de l’État. Un serviteur vint les trouver et annoncer que le repas était prêt.
— Formidable ! Continuons notre discussion là-bas !
— Je vous suis, mais je vous préviens : j’ai un appétit d’oiseau, aujourd’hui.
— Cher prince, l’appétit vient en mangeant ! Vous verrez : un prêtre et un paysan s’entretueraient pour manger mes perdrix ! Elles font la renommée de ma table !
Le Duc et Sire Philarctos se dirigèrent dans un petit salon, où l’hôte avait fait dresser la table. Sire Philarctos fut charmé par les perdrix, il les trouva excellentes !
— Ah, oui, elles sont bonnes… Et je ne parle pas de ma femme !
Ils éclatèrent de rire.
— Je préfère les perdrix jeunes. Quand elles sont vieilles, elles ne sont plus aussi goûtues.
On ne parlait plus d’oiseaux.
— Je regrette d’avoir causé du chagrin à ma femme en cachant mal mes infidélités. Bien que je sois un solide militaire, j’ai toujours été un peu bohème, me nourrissant d’une poule à l’occasion.
— Quand on est militaire, on aime la chasse !
— Exactement !
Le Duc avait les yeux rieurs. Il s’enthousiasmait d’avoir un compagnon de tablée qui parlait de débauche.
— Mais vous avez renoncé, Sire, à ce que je sais.
— Cela est vrai et je n’ai pas envie de rouvrir la saison pour le moment.
Les deux amis avaient terminé leurs plats, les gens apportaient le dessert.
— N’ayez pas honte, profitez de votre jeunesse. La sagesse vient avec l’âge. Avec l'âge, notre apparence physique évolue vers la décrépitude, mais davantage les femmes que les hommes. Moi-même, je dois parfois insister auprès de minettes pour avoir ma chance…
— Certes, mais le Marquis me reprocherait d’aller chasser alors que je le lui interdis et que je veux être le seul à nourrir son « minet ».
Le Duc soupira :
— Ah, si le minet sort ses griffes, il faut les lui couper et lui donner un coup sur le museau…
Sire Philarctos ne répondit rien, il se contenta de faire dire au chef que son dessert était agréablement léger et parfumé.
— Si vous venez plus souvent à ma table, je vous promets que vous serez toujours enchanté par la nourriture.
Sire Philarctos rit :
— Je vous remercie, mais je crois que je serais rapidement à court de prétextes pour m’inviter chez vous !
— J’en trouverai un pour vous ! Mais si vous avez terminé de manger, allons chercher ce livre que je vous ai promis.
Sire Philarctos accepta de bonne heure. Le Duc lui fit la conversation jusqu’à son bureau, dans lequel il lui demanda de patienter, tandis qu’il passait une porte pour aller à sa bibliothèque. À peine eut-il fermé la porte qu’une dame de ses gens entra dans la pièce. Sire Philarctos la trouva chargée d’ustensile de ménages. Elle releva la tête et fit de grandes excuses envers l’invité.
— Je ne savais pas que quelqu’un était ici !
— Vous ne pouviez pas savoir, la rassura Sire Philarctos.
En la regardant bien, il fut surpris de voir qu’elle se déplaçait avec difficulté.
— Je me suis légèrement foulé la cheville en tombant dans l’escalier.
Sire Philarctos apprit qu’elle vivait dans les combles, comme les autres gens, et que les escaliers étaient un peu raides. Mais il ne fut pas convaincu : sous son fond de teint, il reconnut un hématome. En continuant de la scruter, il devina des traces de strangulation au niveau du cou.
— Excusez-moi, dit-il à voix basse.
La servante eut un sursaut.
— Est-ce que vous êtes victime de violences de la part de vos maîtres ou de quelqu’un d’autre ?
Elle mentit mal, son ton tremblotant et ses yeux effrayés la trahirent.
— Mon enfant, laissez-moi vous aider !
— Non, non, non !
La servante agitait ses bras dans tous les sens, avant de les porter à sa bouche. Elle tremblait comme une feuille et, dans sa confusion, fit tomber une statuette en venant se cogner sur une table. Sire Philarctos se précipita pour les ramasser toutes les deux. Elle était tout juste debout que le Duc revint dans la pièce. Il demanda, sévère :
— Qu’avez-vous encore fait, sombre idiote ?
Sire Philarctos crut voir la servante pâlir et ses cheveux blanchir en l’entendant. Il vola à son secours :
— Rien, c’est moi, M. le Duc ! Nous discutions et je fis tomber cela en la prenant en main.
Le Duc se radoucit en venant vers lui :
— Ah, votre œil avisé aura reconnu une figurine provenant de la manufacture de la Baronne de Meyona ! J’ai acheté plusieurs de ses faïences, une part importante de ma vaisselle vient de chez elle. Si vous avez l’occasion de la visiter, je sais que Meyona est loin, demandez-lui une représentation de ses pièces. Elle se pique d’être dramaturge et je voudrais la présenter à Leurs Majesté. Je pourrais vous passer certains manuscrits…
Sire Philarctos le remercia, mais il voudrait d’abord ce livre de chasse que le Duc avait dans les mains. Le seigneur éclata de rire, l’incident de tout à l’heure lui ayant fait oublier qu’il avait cela en main. Sire Philarctos le remercia et s’en alla avec lui. Ils se quittèrent et la voiture retourna à Greyvole. Sur le chemin, Sire Philarctos se jura de ne plus jamais se compromettre avec le Duc. Mais il repensa alors à la pauvre servante. Était-ce celle qui avait créé tant de remous dans le ménage de Terremerveille ? Il ne pouvait en être sûr. Afin d’éclaircir cela, il demanda pardon au Ciel pour son serment précédent et fit celui d’aider la servante.
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