XVI — Vivons heureux, vivons cachés

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 Dans le petit salon de ses appartements, Sire Philarctos entretenait longuement le Marquis d’Oueca et la Marquise d’Elchol de sa visite chez le Duc.

 — Vous rendez-vous compte ‽ Quand j’ai quitté cette maison, j’ai pensé prendre la pauvre femme avec moi pour la faire soigner.

 Après un instant d’hésitation, la Marquise prit la parole :

 — Vous savez Sire Philarctos, tout le monde est au courant. On sait depuis des années que le Duc de Terremerveille frappe ses employés, mais aucun n’ose partir. Ceux qui partent le font au risque de n’avoir aucun travail par la suite, l’influence du Duc est assez grande.

 Le jeune homme afficha une mine sidérée.

 — Ah bon..? Et personne ne fait rien ‽

 — C’est-à-dire que personne ne le dénonce, murmura le Marquis d’Oueca, avec gêne. Même ma mère, qui est de ses meilleures amies, le craint.

 — Mais mon père doit le savoir ! Il se connaissent bien, depuis toutes ces années qu’ils sont amis !

 — Peut-être ferme-t-il les yeux, suggéra la Marquise.

 Sire Philarctos restait perturbé. Il était étonnant que tout le monde sache cela alors qu’il en était ignorant. Mais cela était sans doute parce que le monde ne tournait pas — toujours — autour de lui. La Marquise regarda l’horloge :

 — Je crains devoir vous quitter, il faut que je me rende aux Petites Entrées de la Reine avec les autres suivantes.

 — Je t’accompagne, attends-moi, demanda Sire Philarctos. Je dois aussi aller faire ma cour…

 Comprenant qu’on l’abandonnait, le Marquis alla passer sa fin de matinée à réviser pour les prochains examens. Avant d’ouvrir la porte, il prit Sire Philarctos par la manche et lui mit les mains autour de la taille :

 — Oh ! dis-moi que tu m'aimes !

 Il le regardait avec un air béat, les yeux si amoureux que Sire Philarctos pouvait voir son cœur battre comme à travers une vitre.

 — Oh, je t'aime !

 Alors il le baisa tendrement sur la bouche.

 — Répète-le encore !

 Il souriait à pleine dents, le menton collé entre les deux pectoraux de Sire Philarctos. Alors il le répéta et il fallut s’en aller. Le Marquis passa par la chambre, à droite du boudoir, tandis que les deux autres compagnons prirent par le salon, à gauche. C’était au tour de Philarctos d’avoir l’air niais d’amour. La Marquise n’aimait pas la chance insolente qu’avait le jeune homme en amour :

 — Reprenez-vous, mon ami.

 — Vous êtes jalouse, c’est tout, répondit Sire Philarctos avec un large sourire.

 La Marquise n’osa pas l’avouer et essaya d’avoir un air détaché :

 — Pff… Bien sûr que non ! Je dis seulement que vous avez l’air ridicule, laissez ce genre de figure dans le privé.

 Puis chuchotant, elle ajouta :

 — Rappelez-vous ce que disait la Princesse aux Marguerites : « Une fois qu’on leur montre qu’on aime quelqu’un, on fait de lui une victime ! Vous leur donnez les moyens de vous dominer ou de vous détruire. »

 — « … Il ne faut pas leur montrer qu’on aime. » Oui, je sais, répliqua cordialement mais fermement Sire Philarctos. Eh bien, moi, je veux montrer que j’aime ! Car dans ce monde de fange, l’amour est « une chose sainte et sublime » qui apporte un peu de lumière et d’espoir au genre humain, comme disait un poète.

 — Mais toi, qu’est-ce que tu y connais, à l’amour ? Rien ! J’ai aimé tant de femmes — et quelques hommes, aussi —, mais j’ai vraiment aimé ! Je peux te dire ce que c’est, moi ! Tu te presses de jurer l’amour éternel, mais tu n’y connais rien ! Tu es une bête assoiffée de plaisirs ayant usé moins de souliers que de couilles !

 Sire Philarctos se fit tout à coup menaçant :

 — Je te défend de me parler sur ce ton ! Je suis peut-être ton ami, mais je suis aussi ton seigneur !

 La Marquise, effrayée, recula de trois pas et croisa les mains vers le visage, comme pour se protéger d’un éventuel coup. Sire Philarctos recula aussi, surpris de la peur qu’il avait inspirée et demanda bien pardon. La Marquise, encore stupéfaite, le regarda :

 — Tu vois, c’est le problème avec toi : tu es effrayant comme l’ours et doux comme l’agneau. Hier encore, tu as découvert que Monsieur de Terremerveille était un violent. Les semaines précédentes, qu’il y avait un parti d’ambitieux contre ton père.

 Elle eut un rire nerveux :

 — On dirait que tu es arrivé à la Cour hier, que tu es nouveau-né ! Tu es si insouciant… La Marquise-mère d’Oueca, elle est liée à Terremerveille. Terremerveille, qui…

 La Marquise rit encore et ne termina pas. Sire Philarctos était resté muet, il l’écoutait en fronçant les sourcils. Elle le regardait, avec tendresse et pitié. Quelques eaux mouillaient ses yeux. Alors d’un coup vif, sa manche de kimono les sécha et ouvrit la porte du couloir du salon donnant sur le couloir :

 — Ne nous mettons pas en retard.

 Sire Philarctos remarqua que la Marquise d’Elchol avançait plus vite que d’habitude. Sans doute en raison de l’échauffement entre les deux amis, pensa-t-il, elle ne voulait pas marcher à côté de lui sans pour autant faire chemin seule. Il jugea qu’elle faisait attention à préserver une certaine image, une certaine dignité dans la querelle.

 En passant devant eux, les courtisans sentirent ce silence, pesant. L’allure de chacun trahissait l’atmosphère d’habitude enjouée, qui était maintenant plus lourde que le ciel nuageux en été. En descendant le grand escalier, on avait l’impression qu’iels fuyaient la Discorde, comme si elle était à leurs trousses. Arrivés dans le salon des Ancêtres, la Marquise ralentit le pas, jetant un regard aux anciens rois, comme pour les saluer. Profitant de cela, Sire Philarctos, murmura un mot d’excuse :

 — Pardonne-moi, ma chère amie. Je… je ne voulais ni t’effrayer, ni te peiner. De l’autre côté, tu n’as pas à me parler comme cela, même pour me faire de raisonnables reproches.

 La Marquise inspira et expira longuement, comme pour puiser force et dignité, devant les ancêtres les observant en silence.

 — Je te demande pardon, aussi, car mon attitude put être déraisonnable. Mais Philarctos, on ne choisit pas toujours le rôle qu’on nous impose. En revanche, tu peux choisir la manière de le jouer. Il faut faire attention aux cartes que l’on a en main : dans ce nid de vipère, tous les coups sont possibles. Il se peut que nous fassions des choix que nous ne comprenions pas, que nous bafouons notre morale pour un principe plus haut encore : la raison d’État. Mais tu seras toujours mon ami et allié.

 Un sourire léger et triste effleura les lèvres de Sire Philarctos. Ils s’embrassèrent et gagnèrent l’antichambre, où les voix des courtisans annonçaient des jeux et des intrigues. Elle franchit la porte, suivie du jeune seigneur, prêt·e·s à affronter la Cour.

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