LES CRITIQUES
JUSTINE ÉTAIT L’ARTIFICIÈRE DES PICAROS, une bande de jeunes révolutionnaires qui espéraient renverser les gouvernements, stopper les guerres et prendre leurs retraites en tant que gardiens de paix ou de musées. Ils se réunissaient trois fois par semaines, le soir, dans un théâtre de la vieille ville, avec une couverture aussi simple que géniale, troupe de comédies musicales, mais qui supposait cependant de savoir chanter, danser, jouer, les répétitions occupant donc les trois quarts de leurs réunions, si ce n’est plus, sans compter la confection des décors, costumes, scénarios et mélodies (entre autres).
Cette année-là, Justine espérait obtenir le rôle de Huckleberry Finn, mais les acteurs, toujours plus nombreux et aiguisés, se montraient capables de répéter leurs lignes vingt heures par jour sept jours sur sept afin d’obtenir le rôle de leur choix, et Finn, bien sûr, attirait nombres vagabonds, débrouillards et chapardeurs qui souhaitaient se frotter à la cruauté de la civilisation et du public. Après quatre vagues de castings, Justine n’obtint que le rôle de Jim.
Le rôle de Huckleberry fut attribué à Paolina, une jeune fille de dix-sept ans, sans parents, et qui ne portait que des jeans et des chemises brodées avec ses initiales en lettres cursives et dorées, HP, Hilda Paolina de son nom complet, nom qu’elle avait hérité de sa grand-mère maternelle, une Tuwa féroce et qui avait péri dans la grande bataille des collines de Marwane non sans avoir égorgé d’une dizaine d’hommes. Du moins, c'était la rumeur qui courait, et celle qui collait à son personnage d’étoile montante des Picaros.
Dès sa première, la pièce connut un certain succès, la fraicheur et l’assurance de Paolina étant saluées par la presse locale, révélation d’une mise en scène à l’exécution somme toute moyenne mais remplie de bonnes intentions, et marqua ce que l’on appellerait plus tard la naissance de l’épopée Picaresque (lorsque paraitrait le manifeste, lorsqu’ils seraient enfermés condamnés et jugés, et plus tard encore lorsque les manifestants assoiffés crieraient leurs noms, anti-héros sublimes et tragiques de notre époque, Paolina sur toutes les banderoles, portrait de martyre à la beauté exacerbée par des mois de traque et quelques coups de matraque).
L’un de ces articles fut écrit par Joseph Kas, jeune journaliste fraichement sorti d’école et qui avait besoin d’écrire sur tout et n’importe quoi, surtout d’écrire d’ailleurs, parce qu’il était journaliste d’opposition et en retard sur son loyer. Mais il avait une gueule somme toute sympathique, pour ne pas dire crasseuse et bas de gamme, et un petit hebdomadaire lui donna sa chance, pour remplacer les journalistes malades ou disparus, ceux qui avaient parlé un peu trop fort et vu leurs rêves et leurs doigts brisés. Joseph, donc, remplaçait au sport, au théâtre, et, lorsqu’il était chanceux, aux faits divers.
Sa critique de Huckleberry fut assez mitigée, enthousiaste mais retenue, parce que derrière de sublimes costumes Finn lui sembla trop propret et enragé à la fois, comme une frontière que l’on franchissait dans un sens puis dans l’autre sans jamais réussir à marcher sur cette mince ligne de démarcation qu’est le théâtre, le théâtre incarné précisa-t-il.
Le lendemain de cette première, alors que le nom de Kas et le visage de Paolina occupaient un encart de l’avant-dernière page du journal, le hasard fit que le sénateur V. L. Coyotus explosa. La bombe, cachée sous sa tondeuse à gazon autoportée cinq vitesses coupe réglable, éjecta Coyotus de son siège et le propulsa à plusieurs mètres de haut, la langue pendante et l’herbe coupée sous le pied.
Corcoran Jones, journaliste criminel, avait vidé la veille une bouteille de sky et sa vessie, cette dernière sur les pieds d’un flic, ce qui l’empêcha de se présenter sur le terrain. On envoya donc Kas faire le reportage.
Au commissariat, Kas n’eut pas le droit d’assister à la séance de presse officielle et dû se contenter, massé avec les journalistes de seconde zone, d’une retransmission dans le réfectoire. Assis à sa droite, Vinnie Verdi Dormi, dit le Rat, lui offrit des cacahuètes. Le Rat était un fouineur redoublé d’un fouteur de merde, prêt à tout pour un scoop, quitte à vendre sa mère qui avait d’ailleurs fait deux unes — mais, plus que tout, le Rat, qui approchait la cinquantaine, se cherchait un apprenti, un petit gars à qui il pourrait apprendre les ficelles du métier et voler les dernières exclusivités. Joseph pris une petite poignée, quatre cinq cacahuètes, sa main restant juste assez longtemps dans le paquet pour que le Rat puisse jauger son profil, le trouvant comme on trouvait toujours Kas, sympathique, assez du moins pour en faire son élève, ce qu’il considérait comme un privilège pour un jeune gars comme celui-là.
Après qu’on leur ait remis un dossier de presse juste assez épais pour remplir deux colonnes toutes semblables les unes aux autres, le Rat proposa à Kas d’aller prendre un verre dans un vieil hôtel du centre-ville, avec des banquettes en cuir et des serveurs gominés, ce que Kas trouva extra, lui qui n’avait jamais mis les pieds dans autre chose que ces hôtels de bord de route à la moquette collante et aux toilettes HS. Kas revint de pisser en répétant ces mots, c’est vraiment extra comme piaule, ce qui amusa le Rat. Le petit était vraiment sympathique. Kas dansa avec deux prostituées qu’il ne savait pas être des prostituées et le Rat leur fila un billet, pour excuser son partenaire qui leur avait fait perdre leur temps. Les filles refusèrent le billet, parce qu’elles avaient passé un bon moment, parce que le gamin leur avait posé des questions, sur leurs familles leurs études et même sur ce qu’elles aimaient faire le reste du temps, ce qui ne leur était pas arrivé depuis bien longtemps. En se quittant, Kas et le Rat se serrèrent la main sous le grand néon de l’hôtel, celant leur amitié tacite, et chacun se rentra chez lui, le Rat en taxi, Kas en bus.

Annotations