LES ABÎMES
6 secondes. Mon souffle se fait râpeux, ma salive, pâteuse. Chaque bouffée d’air siffle dans mes poumons. Le laser grimpe sur sa gorge translucide… et j’ai juré voir l’ombre d’une veine battre. Non. Impossible. C’est moi qui perds pied. Le lumière de mon mécha m’a quitté. J’ai ressenti son absence comme un divorce. Le noir est absolu, épais, sans nuance. Le vide colle aux yeux et ronge les pensées.
Cette plante a un magnétisme incroyable. Je ne bouge pas, mais j’ai quand même l’impression de lui tomber dans les bras. C’est au-delà de la sensation physique. Un véritable vertige. J’entend mon cœur battre dans ma tempe. Il y a toujours ce bruit de joint qui force. J’ai vraiment envie que le soleil se lève. Tout de suite. Elle doit continuer son bain de lumière. Je le sais parce que ses branches se sont assouplies. Elles commencent à pencher vers le sol.
C’est drôle de prier maintenant ? Je n’ai plus du tout envie d’attirer son attention. Pas dans ces conditions. Le sol gris, uniformément poussiéreux, commence à scintiller. Sans prévenir, le sol se met à brûler d’argent. Chaque grain de régolithe se transformant en éclat de verre. Je devine que le soleil va se lever. Une plante, même celle-ci, a besoin de se nourrir. Il n’y a pas de trace d’eau ici, l’atmosphère est ténue et le mécha était le seul à fournir de la lumière.
Une plante a besoin de se nourrir pour vivre n’est-ce pas ? Ici, il n’y a qu'elle et moi… Le soleil a intérêt à se dépêcher. En plus, je commence à avoir la dalle. Je pense à manger… C’est plutôt ironique je trouve.
On mâchait tous en silence. Enfin, mâcher… ça ressemblait plus à broyer du carton humide. J’ai rien contre la cuisine d’Isabelle, mais c’était clairement de la bouffe des bas-fond. Ça se voyait, ça se sentait, ça se goûtait.
Cooper avait déjà englouti la sienne en trois bouchées, les bottes sur la console, l’air de se foutre du monde. Isabelle, elle, nous parlait comme si ça comptait :
- C’est une recette de famille. Spécialité de fond module.
J’ai rien dit. Par politesse. Parce que j’avais du mal à avaler. Et parce que j’avais envie d’insulter sa famille sur le coup. Mais c’est sûrement pour ça qu’on a fini par parler de partage. On avait tous déjà l’impression que l’autre gardait la meilleure part.
- C’est… intéressant, a lâché Cooper, la bouche encore pleine.
Elle aurait mieux fait de se taire :
- J’ai l’impression de bouffer de la terre, de la bouse et du gravier. Mais bon, c’est des protéines, c’est miraculeux.
Oh mon dieu, ce silence. Isabelle a levé la tête, un sourire en coin :
- On ne devrait pas donner de la confiture aux cochons.
Cooper a ri. J’ai senti l’air s’épaissir.
- Voilà. Donc, le partage des revenus : ce sera en partie juste, point barre.
- Juste pour qui ? ai-je demandé.
Son sourire s’est élargi. J’aimais pas ça… Pas du tout
- Plus pour ceux qui apportent de la valeur.
Je n’ai pas eu besoin de demander dans quelle case j’étais. Cooper a claqué :
- Je pilote dans un nid d’amibes, poupée. Toi, ton seul risque, c’est une écharde sur une page jaunie.
- Je parle pas prorata avec une truxicaine.
Wow, ça c'était raciste. C’était pas une pique, c’était un coup de couteau.
Le Duc, imperturbable, a levé une main :
- Dans le monde spirituel, les valeurs n’ont pas de limite. Dans l’espace, elles se propagent comme des ondes. Mais nous, nous sommes limités. Par exemple, Cooper est limitée.
Cooper l’a regardé, sidérée.
- Heu… merci ?
- Dans l’espace… Vous ne vous propagez pas dans le vaisseau, si ?, a-t-il insisté, les yeux brillants.
Isabelle a claqué sa tablette.
- Vous devriez surtout commencer par organiser le bordel dans vos idées et parlez clairement.
Il a repris, imperturbable :
- Il faut prendre en compte aussi le ratio spirituel, notre monde avec ses causes et ses conséquences.
Moi, j’ai reposé mon plat. J’ai compris. Personne ici n’avait vraiment l’intention de partager quoi que ce soit.

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