L'antagoniste
Les combats continuaient de faire rage. Partout, du sang s'étalait sur les murs, coulait sur le sol, trempait les chaussures des combattants épuisés mais résistants. Parfois, ici et là, des membres et les Skor se mélangeaient. Le château propageait une ambiance lugubre, sans nul doute le résultat des années qu'il avait traversées.
Enfin, Setin et Akrim atteignirent le sommet. Essoufflés, épuisés, des tâches de sang aspergeaient leur peau, leurs vêtements et même leurs cheveux. Mais si le premier gardait un air déterminé, le deuxième arborait des yeux vides, comme si la vie ne l'habitait plus depuis longtemps. Ce qu'ils étaient partis chercher se trouvait dans la pièce. Pendant que Akrim s'appuyait sur le mur pour reprendre son souffle, Setin la parcourt. Il tâta le fond avec assurance, persuadé de trouver un levier. Insensible à ses actes, son ami ne réagit pas quand le mécanisme se mit en marche.
Le mur s'écarta et laissa la place à une minuscule cachette où une pierre reposait.
- La voilà, souffla Setin.
Malheureusement, il ne pouvait pas la saisir. Seul un non-magicien pouvait la toucher, et enfin la détruire pour mettre fin au règne de ces créatures. Il était temps. Le jeune homme s'écarta du mur pour laisser la place à Akrim. Ce dernier prit son temps, comme réticent, s'appuya sur les murs pour avancer et ignora les yeux paniqués de Setin. Il tendit les doigts et frôla le précieux saphir. Ce dernier, chaud au toucher, ne semblait pas plus particulière qu'une autre. Il finit par la prendre quand il entendit les pas et grognements d'un Skor. Le temps de se retourner, Setin était plaqué contre un mur par une créature géante. Une odeur nauséabonde s'échappait de sa bouche béante. Des dents pointues s'alignaient autant que ses yeux globuleux roulaient dans leurs orbites. Ses bras se terminaient par des sortes d'armes tranchantes. Pourtant, Akrim ne réagit pas.
- Qu'est-ce que tu attends ? Détruis-la !
Le jeune homme sentait la pierre dans sa main, il la tritura nerveusement. La créature hésita. Devait-elle tuer ce mâle, au risque de voir leur source de vie le faire disparaître ? Akrim planta ses yeux dans ceux de son ami.
- Je peux pas.
- Qu'est-ce que tu racontes ? Le royaume est perdu si tu ne le fais pas !
- Le royaume, hein ?
Il laissa son esprit se promener à travers la vieille fenêtre poussiéreuse située en face de lui.
- Tu as grandi en sécurité. Au chaud. Tu avais toujours de bons petits plats midi et soir, hein ? Et une vieille femme aimante qui te racontait des histoires le soir avant d'aller dormir. Et moi ? Tu sais que c'était de se faire battre, de mourir de froid sous la neige parce que ton père était trop bourré pour se lever de son canapé ? Je n'ai jamais mangé à ma faim, jamais eu droit à un câlin ou à une jolie fable pour m'endormir. On me regardait avec pitié et colère. Pour eux, je n'étais qu'un gosse non désiré.
Il déglutit. La pieere irradiait. Elle était presque trop chaude dans sa paume. Mais, coincé dans sa douleur, le jeune homme ne s'en apercevait même pas.
- C'est toi qui étais heureux ici. Mais moi, qui s'occupait de moi ? Qui me protégeait ? Sûrement pas le roi. Ni les gardes. Ni les autres villageois. Tout le monde s'en fichait. Moi, ce royaume... Je serai heureux de le voir brûler. Je serai heureux de le voir disparaître avec ses habitants.
- Je t'en prie...
- C'est toi le héros de cette histoire. C'est toi qui es courageux, toi qui as voulu sauver tout le monde, toi qui as été élevé par une bonne femme. Pas moi ! Ce royaume m'a traîné dans la boue !
Les yeux de Setin se firent suppliants. Des larmes perlaient au coin de ses yeux, mais ce n'était rien face à la douleur de son ami. Son ami qui avait caché son aversion pour sa quête. Son ami qui l'avait sauvé et protégé au péril de sa vie. Son ami qui avait été le premier à le soutenir. Son ami qui l'aimait, mais qui était bien trop brisé pour vouloir changer le monde. La créature alternait entre les deux hommes, ne sachant toujours pas quoi faire. En même temps, les Skor avaient toujours été longs à la détente.
- Et moi, qu'est-ce qu'il me reste ? J'ai toujours été méprisé ! On m'a toujours battu, humilié, regardé avec pitié ! Souviens-toi de l'auberge ! Souviens-toi de leurs regards !
- Je... Je n'avais jamais remarqué...
- Bien sûr que non, puisque tout le monde t'aime et que tu vis dans un conte de fée depuis petit !
Les larmes dévalaient ses joues. Pendant longtemps, elles étaient restées prisonnière de son corps qui refusait de les laisser s'évader.
- Je t'en supplie... Si tu le fais pas pour eux... Fais-le pour moi !
Akrim marqua un temps d'hésitation. Setin était son monde, sa vie, la personne pour laquelle il était prêt à se battre. Il aurait donné sa vie pour le sauver, sans même y réfléchir. Mais il était trop tard pour tout cela.
- Je t'aime. Mais... Je ne peux pas vivre dans un monde qui me haît. Je ne peux pas prétendre que ça ne me faisait pas plaisir tous ces morts, que je ne voulais pas les voir tuer tous ces gens. Je suis désolé, Setin. Si tu étais le héros... Moi, j'étais l'antagoniste.
Son ami n'eut pas le temps de répondre. Le Skor s'était enfin décidé et transperçait le corps du jeune homme avec son bras. Une giclée de sang éclaboussa les murs pendant qu'il poussait un gémissement. Akrim le fixait, la main tremblante, pendant que la vie le quittait. La douleur le submergeait, mais il ne regrettait pas son choix. Les souvenirs de ces derniers mois le plongeaient dans une douce torpeur, pendant que les sanglots l'étranglaient. Il s'efforça de revenir dans le présent, au risque de se laisser consumer par le désespoir.
Il rangea la pierre dans sa poche pendant que le Skor se tournait vers lui.

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