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 Cinq a toujours été mon chiffre préféré. Trois est mon chiffre détesté et sept le chiffre du démon. Treize, je ne sais pas trop. Dans ma tête, dès qu’il faut, c’est un deux trois quatre cinq et un, un deux trois quatre cinq et une fois. Pour vous, ça ne fait sûrement aucun sens, mais pour moi c’est vital. Les escaliers doivent faire un deux trois quatre cinq et un, les heures miroirs ne doivent pas finir avant que j’ai fini de faire un deux trois quatre cinq et un, un deux trois quatre cinq et une fois, je sors de la douche que si j’ai fini de compter une dernière fois un deux trois quatre cinq et un, un deux trois quatre cinq et une fois sous l’eau que j’ai mis au plus chaud pour la fin. Tout se passe dans ma tête. Je pense que de l’extérieur, les gens doivent croire que j’ai des absences ou que je suis un peu bête, longue à la détente. Je les entend mais ils me font chier, qu’ils me laissent compter et après je peux les voir et les écouter, mais ils ne sont pas le plus important. Je jette des coups d’œils dans le bus, je me demande si on peut entendre ma musique, j’écoute la même en boucle, c’est comme ça que je peux articuler mes pensées. Je réfléchis à ce que pourrait être notre vie sur scène, à Léna, Laeticia et moi. Est-ce qu’on pourra partir jouer dans d’autres villes, est-ce qu’on sera encore ensemble, à faire de la musique après que le lycée soit terminé ? Est-ce qu’on va avoir la frousse, avec nos parents qui nous engueulent, et on finira par faire des études et à ne plus avoir le temps d’écrire des chansons ? Sûrement. Mais moi, avec ma musique en boucle, je rêve que je suis une rock star. Les gens aiment à nouveau le rock, comme si on était dans les années 90, je peux jeter ma basse sur un mec moche et passer le reste du set à hurler, à boire de la vodka, à montrer mes fesses, à danser comme si j’étais frigorifiée et avais très envie de faire pipi en même temps. Et il n’y aurait pas de barrière entre la scène et le public, donc même si il y a trois cent mille personnes, elles peuvent toutes venir sur scène, tout arracher dans un raz-de-marée, et plus personne ne joue au bout de dix minutes, la batterie atterrit sur la tête d’une personne qui va passer une mauvaise après-midi. On serait obligées d’aller menacer le proprio du concert de nous filer la thune alors qu’on a tout défoncé. Menacer suffira probablement pas, alors quoi ? L’une de nous a un couteau ou, non, plutôt, on lui donne un gros coup de guitare dans la tronche, il s’effondre avec le bruit d’un idiot qui doit mourir, on prend notre thune, même tout ce qu’il a, dans ses poches, sous son vieux chapeau, dans son slip. On se barre, on est fières, je met du scotch fluo sur ma basse et elle est repartie pour une aventure. Le proprio ne se plaindrait pas, il doit tripoter des ados dès qu’il en a l’occasion, il ne s’emmerde pas avec les flics. Et puis, un sol qui s’écroule, c’est pas si terrible. L’autre jour, j’ai vu une vidéo où un groupe japonais rentrait dans un concert avec un bulldozer. Ça, c’est audacieux. La voie ferrée disparaît en faveur de petites maisons au jardin goudronné, une route qui mène à un stade. J’appuie sur le bouton ARRÊT et descend en haut d’un bois. Je passe dans une arche en pierre recouverte de merdes d’oiseaux qui font une pâte blanchâtre sur le sol. Je descend le bois sur le chemin principal, m’assied sur un banc. En face de moi, le coucher de soleil. Les arbres sont coupés tout autour du ciel, tout en bas, le champ avec les cages de foot, puis des maisons, puis des usines, puis la mer, puis les montagnes. Il y a des nuages qui se chargent en barbe à papa, des avions qui découpent des parts inégales, des jet skis qui ne respectent pas les limites de vitesse. Des chiens aboient. Ça vient me lécher les pieds, les orteils entre mes sandales, et ça repart.

 J’envoie une photo du coucher de soleil à Killie. C’est différent en pixels mais il reconnaît l’endroit, c’est le banc où on se roulait des pelles notre premier été. Là c’est le deuxième mais on est toujours au même endroit. Combien de temps on pourra y rester ? L’été, ma vie tourne principalement entre Léna et Kill. Le soleil est prêt à se dissoudre dans l’océan, du sang dans le gris de l’eau polluée. Je n’ai pas envie de rentrer, je n’ai pas envie de mentionner ma mère, mes sœurs et mon grand frère, donc vous n’en entendrez pas parler ici. Dans ma tête, ils ne sont que des silhouettes, des tâches fluorescentes sur les murs qui m’empêchent de dormir, des apparitions qui me crispent, du sirop trop sucré sur de la glace à la vanille. Je ne sais pas à quel moment ça s’est tordu. Juste, c’est arrivé. Du plexiglas fondu, avec une odeur chimique, qui me projette à une distance infinie de ceux qui étaient là depuis le début et maintenant je suis super loin, dans le tupperware, je passe en boucle dans le micro-ondes et personne ne veut ouvrir la porte alors qu’ils sont toujours dans la cuisine. Donc, non, je ne parlerai pas de ma famille. Et puis, ma famille, c’est Léna et Killie. Je parlerai de fantômes plus d’une fois mais pas de flaques de goudron qui collent à mes chaussures.

***

— Ok là, il faut sauter. Saute.

— Je ne peux pas ! J’ai peur du vide.

— Avril, c’est un jeu vidéo.

Yoshi pleure en tombant du circuit, il s’explose dans l’eau et c’est mort, c’est reparti pour une course ? Sofiane soupire.

— Avril tu es vraiment trop nulle. Allez c’est fini pour toi, passe-moi la console.

Jules, qui était en train de manger du Nutella directement dans le pot, à la cuillère, pousse un petit cri d’excitation.

— Le combat des titans : Sofiane versus Léon !

Je m’assois avec Jules et Killie. Je pique un bout de saucisson, des chips au barbecue, ma tête sur l’épaule de Killie. Princesse Peach et Luigi démarrent. Des peaux de bananes et des carapaces sont lancées, ils évitent comme des gros durs, les voitures se dépassent, se frôlent, on glousse, ils transpirent, les doigts des griffes sur les boutons gras des manettes, Killie siffle, c’est le dernier virage, une nouvelle cuillère de Nutella, Luigi est devant, il tente de saboter Princesse Peach, ça ne fonctionne pas et en plus elle devient première, dernière ligne droite, chips au barbecue, oui ! Princesse Peach a gagné. La manette vole, le chien couine quand elle retombe dans son panier, Sofiane hurle, le chien aboie, Léon grogne, Sofiane saute sur les coussins du canapé et fait des doigts d’honneur à Léon, enfin un peu à tout le monde.

— File moi les cinq balles, Léon a perdu, dit Jules à Killie.

Le bruit de la monnaie. Une cuillère de Nutella.

— Alors, comme gage, dit Sofiane, Léon tu dois tremper un saucisson dans le Nutella et le manger.

Léon grimace, mais ça n’a pas l’air de le dégoûter. Moi, rien que l’idée ça me donne envie de vomir. Il prend un saucisson qui fait la taille de son majeur, le trempe dans le Nutella, comme un churros, et l’engloutit d’un coup. Sa visage est d’abord surpris, puis intrigué, un bref moment vert, puis satisfait ?

— C’est bon ? ricane Sofiane.

— Deux bonnes choses ensemble, ça ne peut pas être mauvais, philosophe Jules.

— Je ne crois pas que la Cuisine marche comme ça.

La dernière bouchée est avalée.

— C’est pas mauvais, répond Léon.

— Un autre alors ?

— Ferme là, Jules.

Killie n’a pas assisté à la scène, il découpait l’herbe pour le joint avec une minuscule lame de scalpel sur une copie double. Il le roule, mal, mais ça ira, je crois que tout le monde s’en fiche un peu que ça ressemble à un vers de terre écrasé.

— D’ailleurs, vous êtes retournés à la grange ? je demande.

Ils secouent négativement la tête.

— Non, on a décidé d’y aller que les nuits de pleine lune. Donc on y va dans- attend je regarde.

Jules vérifie sur son téléphone.

— Ouais, c’est ça. Dans deux semaines, et ça sera la dernière de l’été. Mais on continuera à y aller jusqu’à ce que l’on ait complété tout les niveaux. Au moins tant qu’il ne pleut pas.

— Mon oncle fait des trucs de fou en ce moment, vous verrez à chaque fois ça sera super, dit Léon en se frottant les mains.

Le chien aboie.

— Même Penny est d’accord ! Hein mon chien ? Tonton Ronnie fait des trucs de Breaking Bad dans son sous-sol ? Oui t’es belle, oui mon chien, oh que t’es belle.

Léon caresse le Saint-Bernard qui lui pose la patte sur sa jambe pour qu’il ne s’arrête jamais de la caresser, surtout près des oreilles. Il la grattouille, encore et encore.

— Regarde ce que je t’ai acheté Penny. Tu vois ce petit sachet qui coûte ultra cher ? Ça ressemble à des Trésors ces trucs et ça ne pue même pas. Tu deviens folle, ils foutent quoi dans ces machins, oui oui, c’est pour toi, et un, deux, trois, quatre, miam miam t’aime ça bon chien. T’es trop mignonne, tiens mange tout, oui, oui c’est tout pour toi.

Et Léon lui verse l’entièreté du sachet dans la bouche, Penny est aux anges. Je finis le paquet de chips au barbecue, encore un saucisson. Je prends deux taffes, regarde l’heure.

— Merde ! Il est déjà dix-neuf heures. Il faut que j’y aille.

Je glisse mon portable dans la poche avant de mon short en jean, embrasse tout le monde, mais surtout Penny et Kill, monte dans mon vélo, il fait très bleu, ça m’éblouit, je passe devant la rue de Léna, lui fait un sourire en pensée, je pédale vite, ma mère n’aime pas que je sois en retard même si c’est l’été et que tout le monde est un peu défoncé à quelque chose l’été. Donc je vais m’excuser, manger un barbecue, encore des chips, une glace et m’occuper de mes poissons rouges. Et tout le monde aura ce sourire défoncé d’adulte en vacances.

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