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 Quand j’arrive chez Liv, son père est en train de manger des tartines de beurre de cacahuète avec Caïn, qui vit ici depuis plus d’un mois maintenant.

— Tu vois, dit le père de Liv, celui-ci est plus crunchy, on sent mieux les cacahuètes.

— Certes mais moi je préfère le premier, il est moins organique mais je préfère quand c’est gras, onctueux. Moins croquant. Celui-là il est trop râpeux, ça accroche au palais.

— Ah, je ne suis pas d’accord, pas du tout d’accord.

— Bon essayons le troisième alors. Voyons voir.

Je toque sur le mur de la cuisine.

— Salut, je fais.

Le visage de Caïn s’illumine. Qu’est-ce qu’il est beau, putain.

— Avril ! Comment tu vas ?

— Tu vas bien ma puce ?

Le père de Liv nous appelle toutes comme ça.

— Tu t’es réconciliée avec ton blondinet ?

— Il est châtain. Non, toujours pas de nouvelles. Ça fait une semaine, je gémis.

— Oh ma chérie, ma pauvre chérie, dit Caïn, tiens prends une tartine.

Je suis un peu allergique aux cacahuètes mais je ne dis rien.

— Merci, je vais en bas voir les filles.

— J’arrive dans dix minutes !

Je fais un geste de la main et je descends au sous-sol où Léna, Laeticia et Liv sont déjà là. Caïn s’y connaît pas mal en musique et en échange d’habiter chez Liv et son père, il nous coache. C’est notre manager, quoi.

— Salut Avril.

— Je ne sais pas si c’est l’éclairage mais j’ai l’impression que ton visage est tout rouge et gonflé, remarque Léna.

— Un peu comme un chipmunk, dit Liv.

Je grogne.

— Je viens de manger une tartine de beurre de cacahuète. Ça va dégonfler dans quelques heures. Ça me pique un peu partout.

J’accorde ma basse, je me branche. Il commence à faire frais et gris dans cet endroit. La pluie ne pas tarder à devenir permanente. Caïn nous rejoint, habillé d’une chemise en satin turquoise, d’un pantalon en écaille et plus de bling en toc doré que n’importe quel rappeur de la côte ouest.

— Yo, il dit avec son sourire de travers. Vous avez pensé à ma proposition de samedi dernier ?

Laeticia lève les yeux au ciel.

— C’est non, Caïn. On ne veut pas de relooking, de tes pantalons moulants, de tes trucs à plumes.

— Tes propositions de paroles sont merdiques, j’ajoute.

Caïn fait semblant d’être touché, il presse sa main contre sa poitrine, la bouche en un rictus pathétique.

— Faut pas me dire des trucs pareils les filles.

— Le glam rock, c’était de la merde, appuie Laeticia. T’as bien vu, je parle au passé.

Il rigole, secoue ses boucles dorées.

— Oh pardon, je suis has-been c’est ça ? C’est qui qui fait du rock, déjà ? Non parce que moi à votre âge j’étais un dieu vivant alors que vous, vous êtes des losers à seize ans. Et ça, c’est triste.

Je lui fais un doigt d’honneur.

— Des losers qui n’ont fait qu’un seul concert, il continue.

— Ta gueule, Caïn. T’es sensé nous remonter le moral, nous encourager, pas nous enfoncer.

— D’ailleurs, t’as quel âge, parce qu’on dirait que t’as même pas trente ans, donc ça veut dire que tu es né max à la fin des années quatre-vingt, donc après l’âge d’or du glam, donc tu n’as pas pu être un mec cool extrêmement sexiste qui faisait du rock à deux balles, dans un collant moulant et qui baisait les meufs de tes meilleurs potes entre deux chansons.

—C’est vrai ça, dit Léna en plissant les yeux.

Caïn nous fait un sourire sibyllin.

— Oh les filles. Vous savez déjà ce que je vais vous répondre.

— S’il te plaît ne nous dis pas que tu es un fantôme, grogne Laeticia.

— Pourtant ça répondrait à toutes vos questions, il rétorque avec un clin d’œil.

Puis :

— Enfin, qu’est-ce que vous allez faire aujourd’hui ?

— Avril a eu une idée, dit Liv.

Je hoche la tête.

— Ouais, j’ai pensé à faire des chansons qui se suivent grâce à un fil rouge. Inventer un alter ego de nous quatre qui serait le personnage principal des chansons, c’est lui qui prendrait la parole.

— Quel genre d’alter ego ? dit Caïn.

— Un alter ego sombre, crade, violent, déprimé, prêt à faire des choses dégueulasses. Comme dans Spider man où il devient dark, avec son costume tout noir, son eye-liner sous les yeux et ses pas de danse ridicules.

— Ok, ok, je vois, dit Caïn en hochant la tête plusieurs fois.

— Voilà c’est tout. On n’a rien fait pour l’instant.

C’était la première fois qu’on répétait toutes les quatre depuis plus d’un mois. Avant, il y en avait toujours une qui manquait à l’appel.

— Ok, bon creusez la piste, c’est pas mal, je reviens dans une heure.

— Vraiment, tu ne sers à rien, grimace Laeticia. Tu n’es pas obligé de revenir.

— LET’S GO TEMPORARY LOSERS ! hurle Caïn.

Grognement collectif.

— Vas-y dégage, dit Léna.

Caïn glousse, secoue son enchevêtrement de bijoux, nous fait un énième clin d’œil et remonte, sûrement regarder un programme télé débile avec le père de Liv et le mec magicien qui a plein de tortues.

On passe l’après-midi à se décider sur les riffs, les enchaînements, la structure, les changements de rythme. Les filles composent puis Léna me fait la fameuse feuille avec les tirets à remplir. Pendant ce temps, moi je gribouille avec un stylo bic notre alter ego sur une copie double. Je dessine une sorte d’hydre avec des têtes plus menaçantes les unes que les autres. L’hydre porte des pulls trop courts qui la rend ridicule, chaque pull a un motif dégueu, et chaque tête a une expression de pitbull ou de rottweiler prêt à te déchiqueter en pelures de taille-crayon. Les yeux sont injectés de sang, globuleux, la bouche énorme pleine de dents pointues et de bave qui mousse et qui déborde, les oreilles se détachent comme des antennes télé, l’hydre a des pieds immenses palmés pour marcher sans perdre l’équilibre et même pourquoi pas tailler un sprint, parce que c’est mon dessin, j’ajoute des griffes vener qui sortent de chaque pied. Pour allier la férocité au pathétique. L’hydre est perturbée comme quatre adolescentes dans un seul corps. Ça brûle et ça arrache la gueule, ça pleure et ça supplie, ça tue et ça caresse. Un monstre, voilà ce qu’on est toutes les quatre, réunies, nos forces combinées, on sait ce que ça donne. Dans nos pulls trop petits d’enfants, des pieds plus grands que des raquettes de tennis et des larmes qui appartiennent déjà aux adultes. L’hydre déforme les lignes de la copie double, elle a les crocs, elle les bouffe, elle veut du vide autour d’elle, pour les souvenirs honteux qui poussent comme des excroissances.

Dans la feuille que me tend Léna, j’écris des couplets sur un jardinier qui récolte des plantes cabossées pleines de pus, pleines de liquides suintants. Il les récolte et il les assemble dans son garage, pour créer un monstre. Mais il lui manque quelque chose, oui il lui manque un éclat mais aussi la disgrâce, il lui manque un visage, non, plusieurs. Alors, le jardinier capture quatre adolescentes, les torture chacune de manière différente et les tue quand leur visage est saisi par une expression inédite. Le jardinier arrache, tord, découpe, prélève, soude, jour et nuit, oui il veut un résultat parfait. Le monstre devient immense, il a quatre têtes maintenant, quatre têtes d’adolescentes la face figée dans des grimaces d’un dernier sursaut d’humanité. La fin des paroles ne sont pas chantées, avec une guitare qui hurle, qui lie cette chanson à la suivante, Léna raconte que le monstre du jardinier va, dans un premier sursaut de vengeance, de pensées collectives, le mordre, le griffer, bout après membre, jusqu’à ce que le jardinier ne soit plus qu’une bouillie sur le sol, un plat de lasagne pour des ados affamées. Il n’y a plus de monstre du jardinier. Il y a une hydre à quatre têtes, fugitive, honteuse, mais prête à recommencer si il le faut. Elle s’enfuit dans la nuit et la deuxième chanson commence.

***

 Avant de rentrer chez moi, je fais un tour au fond du jardin de Liv. Le magicien a crée un parc pour ses tortues. Elles partent au fur et à mesure que les gens les adoptent mais j’adore les voir marcher au ralenti, glisser le long d’une poutre, mâcher un bout d’abricot ou de laitue, passer de tuyau en grillage. Le père de Liv a bombé chaque élément du parc à tortues d’une couleur vive, qui se détache sur le ciel éternellement gris. Les gouttes de pluie piquent la curiosité d’une tortue qui sort une minuscule langue puis qui se replie dans sa carapace. Moi aussi, j’aimerais pouvoir me replier dans ma carapace, un espace rien qu’à moi de réconfort, de chaleur, de quiétude. J’aimerais pouvoir exister au ralenti, comme elles. J’ai l’impression d’être l’inverse, un trait enflammé qui déchire le ciel avant de s’écraser brutalement. Une vie de solitude pour une fin étourdissante. Non, c’est trop beau pour être moi. Je suis plus le trait au stylo bic fait par un bras qui dérape. L’encre qui bave, le jus de sandwich au fond du sac. C’est laid et ça fait chier. C’est silencieux et ça schlingue. J’aimerais être une tortue ou une comète mais au mieux je suis le caillou pas assez bien foutu pour être choisi pour faire des ricochets.

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