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 Cette pleine lune, il n’y a que Jules et moi. Léon nous a filé les nouvelles créations d’Oncle Ronnie mais il n’est pas là, comme Sofiane, et comme Killie. Il n’y a que Jules et moi, comme en primaire. Ça y est, il s’est mis à pleuvoir, avec un bruit retentissant qui englobe toute la grange. Il pleut tout les jours, le ciel n’a plus de couleurs et se fond trop vite avec la nuit. C’est plus sexy d’être déprimée en été. Maintenant, rien ne me donne envie de sourire. A part Kill peut-être, mais il est trop occupé à lécher le cul de son frère. Je trouve ça injuste qu’il m’ignore, bien sûr je ne lui ai rien dit à propos de la soirée qui a mal finie, donc il ne peut pas deviner à quel point je suis mal, mais quand-même. C’est stupide et méchant de sa part. Depuis qu’il ne me parle plus, j’ai l’impression d’avoir une sensation de manque intense. Je m’étais toujours dit que je ne serais jamais accro aux clopes, à l’alcool, aux drogues, ou en tout cas pas pendant une longue période. Je n’avais pas vu cette addiction arriver. Kill me manque, mais pas de manière romantique, non, il me manque au point que je n’arrive plus à respirer, je me bave dessus et je ne le remarque pas, j’envoie cinquante SMS en trente minutes, je hurle dans mon oreiller, je frappe le punching-ball où j’ai mis une photo de lui avec du scotch. Les filles m’ont dit que j’étais une idiote, une conne, que je devrais arrêter de le harceler, qu’il y a plein d’autres personnes dans ce bled, que je me torturais pour rien. J’ai répondu que j’étais romantique, mais comme au dix-neuvième siècle. Romantique, dans la transgression et l’interdit, dans les hurlements solitaires aux creux des plaines, dans les déclarations d’amour torturées et dans les suicides du haut de falaises où s’écrasent les vagues d’un océan argenté. C’est faux. Mon romantisme est crade et merdique, le genre qui apporte des problèmes. Je suis accro à Kill, au son de sa voix, à son sourire, à ses dessins dans les marges de son cahier, à sa façon de me prendre par la main, dans ses bras, de m’embrasser, de me regarder. Mais je suis aussi accro à ses cris, à mes hurlements qui y font écho, à nos larmes, nos morves, nos fluides mélangés, à son point dans le mur et ma main qui gifle sa joue, qui griffe ses bras, à la façon qu’il me dit je t’aime, à la façon qu’il me dit je te déteste, aux gestes de réconciliation et ceux de rupture, à ma violence et à sa douceur qu’on s’échange à tour de rôle, au monstre que je vois se refléter dans ses yeux et à la femme que je suis en train de devenir, avec lui, à cause de lui mais surtout à cause de notre relation qui est une tâche qui s’étend dans nos corps, on pensait pouvoir la contenir au cœur mais non, c’est terriblement invasif ces merdes-là, ça contamine tout, de tes genoux au moindre de tes neurones. Comme une drogue, quand c’est là, c’est merveilleux mais quand ça n’est plus là, tout se casse la gueule. Tu claques des dents, tu es nerveuse, tu n’as envie de voir personne mais tu fais des reproches à chaque personne qui ne vient pas te rendre visite. Tu es moche, les yeux bouffis, les jointures rouges, et tu es prête à attaquer chaque inconvénient mineur qui pourrait t’arriver. J’aimerais passer à autre chose, après tout, tout le monde répète à quel point on ne sait pas ce que c’est que l’amour quand on est jeune alors pourquoi je devrais être une exception ? Si je n’étais pas tout les deux jours en train de dégueuler de la bile à quatre pattes dans les chiottes, je les croirait sûrement. Je ne sais pas ce qui c’est passé, si c’était comme ça dès le début, entre Killie et moi, ou si mon cerveau difforme, avide de coller sa matière gluante à un autre, s’est léché les babines et a englouti, morceau après morceau, la banalité de notre relation, pour ne laisser que les extrêmes. Je ne sais pas, mais je ferais tout pour qu’il revienne. Il reviendra, il reviendra, il reviendra, c’est sûr.

En attendant, il n’est pas là ce soir. Seulement Jules et moi. L’obscurité est devenue désagréable maintenant. Les yeux écarquillés, le souffle court, on court dans la forêt, les griffures s’accumulent sur nos visages et sur nos mains, même le serpent immortel n’a pas l’air aussi splendide. Les gouttes de pluie ricochent sur ses écailles. La lampe torche nous guide jusqu’à un tas de pierres, étonnamment légères. Je les déplace et on découvre des marches, suivies d’une grille. Un coup d’épaule de la part de Jules et la grille rouillée cède. On descend les escaliers, pas plus d’une dizaine de marches et on se retrouve dans une grotte minuscule, qui a déjà des déchets éparpillés ici et là. Jules examine les murs, je gratte le sol, je palpe la terre, le dessin de Jules en mémoire. Un cri victorieux. Les ongles noirs de terre, Jules me montre une carte. Vestige de nos enfances, entre les billes et les malabars. Cette carte est une des plus rares, je ne l’ai jamais vue en vrai. Au dos, un mot est écrit à la main au feutre bleu :

“Réfléchissez à toutes mes possibilités d’utilisation. Choisissez sagement entre la puissance et la précision.”

La carte plaquée contre sa poitrine, on sort de cet endroit qui sent la pisse et la bière, tout excités par cette découverte.

***

— Sofiane m’a dit que tu t’étais engueulée sale avec Killie ?

On est dans la grange, contre le mur en bois pourri. On mange des Princes à la vanille, nos habits trempés nous font grelotter.

— Oui, c’est pas la joie en ce moment. Il s’est passé certains trucs, puis maintenant Killie ne veut plus me parler. Ça ne va pas fort.

— Je sais que tu ne vas souvent pas bien Avril, je te connais depuis la primaire et tu as eu des moments franchement sombres. Mais dernièrement, tu m’as l’air d’aller vraiment mal. Et Killie, aussi. Putain, lui il glisse de plus en plus.

Je m’apprêtais à partager à Jules que je n’allais pas bien du tout depuis quelques mois, que je me faisais peur, que je me reconnaissais plus mais ses dernières phrases me coupent net.

— Comment ça, Killie ne va pas bien ? Enfin, il va souvent pas très bien mais là tu me fais peur.

— Tu es partie un moment, Avril.

— Trois semaines. Putain, j’ai été malade trois semaines, pourquoi tout le monde fait genre ça fait des années !

Jules secoue la tête, des gouttes s’échappent de ses cheveux et s’écrasent sur mon visage, ça me pique les yeux.

— Que veux-tu que je te dise, ça a suffit. Son frère est revenu vivre chez eux, ça t’as dû le savoir. Depuis, Kill accompagne Bryan un peu partout. Et… putain.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— L’autre soir, Sofiane et moi on rentrait chez nous et j’ai croisé Killie et Bryan. Ils nous ont pas vu mais moi si. Son frère fait des chantiers normalement et Killie travaille là-bas les week-end pour se faire de la thune mais là. Là, ils étaient dans ce terrain vague qui est en train de se faire construire et y avaient des types louches, clairement pas les types qui travaillent sur le chantier, un autre niveau d’emmerde. Ces types sont partis et quand Killie, qui était dos à nous s’est retourné, il avait du sang plein le t-shirt. Pas son sang hein, lui avait l’air d’aller bien. Mais du sang, et il tremblait et Bryan lui a filé une liasse de billets et lui a frotté la tête genre “bon chien”. Bref, depuis Kill est chelou, il s’énerve pour rien, il est encore plus nerveux que d’habitude. Il est fermé, on se voit presque plus et des trucs bizarres se passent dans cette ville et j’ai la trouille qu’il soit mêlé à ça. Je ne parle pas de délit mineur à la con, Avril, on sait tous ce que fait Léon et son oncle, et la plupart de nos potes. Je parle de trucs sales, qui te défigure, qui te font basculer. Je suis sûrement un peu parano, mais j’ai peur pour Kill. Il n’a pas l’air d’aller bien et à chaque fois que je le vois, ça me frappe un peu plus.

Je ne peux pas regarder Jules. J’ai envie de me défoncer la tête contre le clou qui dépasse du mur, tellement je suis conne. Je ne pense qu’à ma gueule, à mes problèmes, parce que j’ai toujours l’impression que personne ne va plus mal que moi, que personne n’a des emmerdes plus grosses que les miennes, surtout ces derniers temps. Mais Kill avait besoin de moi et je n’étais pas là, j’avais besoin de lui et il n’était pas là, ni l’un ni l’autre n’a demandé de l’aide alors qu’on est sensé être la personne qui compte le plus pour l’autre. Je sens les larmes qui montent, putain qu’elles dégagent de là, elles n’ont pas le droit d’être là, pas maintenant.

— Je n’étais pas au courant, je finis par souffler.

Jules me serre dans ses bras, on doit ressembler à deux rats à moitié crevés. Les larmes ne m’écoutent plus et dévalent mes joues, brûlantes, acides sur ma peau froide et honteuse.

— Je sais Avril. Il a besoin de toi. Bryan est une sombre merde, qui reviendra toujours l’utiliser.

— Moi aussi je ne lui fais pas du bien, je hoquette, pathétique. On s’engueule tout le temps, c’est sale notre relation, Jules.

— Ouais, elle n’a pas l’air ouf, je ne vais pas te mentir, vous êtes flippants des fois. Mais tu n’as jamais entraîné Kill dans la merde que Bryan est en train de l’entraîner. Et malgré tout, je crois qu’il n’écoutera personne comme il t’écoutera toi. Nous, on est ses potes, on peut lui remonter les bretelles, faire passer le message en rigolant, peut-être même lui en foutre une pour qu’il comprenne. Mais toi Avril, je ne sais pas si c’est parce que tu peux hurler comme une porcherie qu’on égorge ou si c’est parce que c’est le pouvoir du cul mais tu es la personne que Killie écoute le plus. Aide-le, s’il te plaît.

J’ai envie de dire : “Moi aussi j’ai besoin d’aide, j’ai fait une connerie plus grosse que tout ce que tu pourrais imaginer.” Mais moi j’ai les filles, elles sont là pour moi on est unies à vie par ce souvenir dégueulasse. Dans cette logique, Kill a Bryan et ça je ne peux pas l’accepter. Il n’y a pas pire comme partenaire de crime qu’un mec comme Bryan. Je suis sûre qu’il trahira Killie à la première occasion. Qu’il regardera un inconnu rempli de pognon mettre trois balles dans la cervelle de son petit frère chéri si ça le profite à lui.

— Je vais aller lui parler, enfin, le forcer à m’écouter au moins.

Jules hoche la tête.

— Merci.

Puis :

— Tu vas voir, ça va aller, tout va rentrer dans l’ordre.

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