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— Ce soir, c’est la fête !

Laeticia tourne dans ma chambre trop petite. Liv et Léna sont assises sur le lit de ma petite sœur.

— N’empêche ils auraient dû nous laisser jouer, grogne Liv.

— Ce sont des cons péteux, dit Léna.

Et elle étale du fard à paupières gris foncé à paillettes sur ses yeux. Elle met du crayon bleu en dessous, comme un panda aquatique. Chacune notre tour, on met des couches excessives de mascara, ça fait des paquets, sauf pour Laeticia qui a vraiment des cils inexistants donc ça ne fait pas grand-chose. Je mets un t-shirt à manches courtes avec un cow-boy et un loup qui hurle sur une falaise un soir de pleine lune. Le t-shirt est si long, il m’arrive juste au dessus de mes genoux. Je décide de ne pas mettre de bas et j’enfile une paire de collants noirs transparents effilés avec des étoiles dessus. Puis une grosse paire de chaussettes et mes baskets trouées au bout. Je bois une gorgée de vodka et je me colle contre le miroir pour étaler un rouge à lèvres mat très sang très sensation. Liv vient de l’acheter, j’ai un peu envie de lui voler. Ça me fait des lèvres entre la pétasse du bout de la rue et le clown de Ça. C’est parfait. On finit les frites froides et les nuggets cuites au four en essayant de ne pas bousiller notre maquillage. Merde, il est 20h20. Discrètement, je touche l’écran noir de mon téléphone et dans ma tête :

un deux trois quatre cinq et un, un deux trois quatre cinq et un, un deux trois quatre cinq et un, un deux trois quatre cinq et un, un deux trois quatre cinq et un, et un et un et un et un et un et un et un.

— Avril, t’es prête ?

Je sors mon doigt de l’écran.

— Ouais totalement.

Et j’engloutis une dernière nugget pleine de sauce barbecue.

***

— Je croyais que son père était médecin, souffle Léna.

— Sa mère doit en avoir des plus grosses, dit Laeticia.

La maison est immense, vieillotte certes, mais putain elle est haute comme un petit immeuble.

— Comment on s’est retrouvées là ? je demande.

— Y a eu un post Facebook dans un groupe sur les soirées autour de chez nous. Je crois que les parents sont partis en vacances. C’est une gosse de lycée privé, on ne l’a jamais rencontrée, mais il y a tellement de monde que je ne pense pas que quatre personnes en plus vont la déranger. Même si elle n’a pas voulu qu’on joue.

— Putain, à tout les coups elle a une piscine.

On ne sonne pas, on rentre, la porte est ouverte, il y a quelques personnes dans le jardin, beaucoup plus à l’intérieur. On se fraye un chemin jusqu’au salon, trouve quatre verres pas trop dégueux et on verse dedans le premier truc qu’on peut trouver. Léna se retrouve happée pour un tournoi de ping-pong. Laeticia fait de grands gestes vers le fond de la salle.

— Sofiane ! Eh oh Sofiane !

Sofiane la voit enfin, il lui fait un geste qu’il arrive.

— Salut les filles, vous allez bien ? Ça fait un bail qu’on ne vous a pas vues à une soirée.

Il nous claque la bise.

— Salut, dit Laeticia avec un sourire qui dévoile où est-ce qu’elle va finir ce soir.

— Salut So’, je fais. Tu n’aurais pas vu Killie, par hasard ?

Il secoue négativement la tête.

— Non désolé, pas depuis un moment. Mais il était ici en tout cas, il y a une heure.

Il me fait un sourire contrit, mais qui veut aussi dire “dégage d’ici”. Je tire la manche de la robe de Liv qui a réussi, je ne sais comment, à trouver des bâtonnets de carottes.

— Viens, on va trouver un jacuzzi.

On fait le tour des pièces. Il y a toujours une bouteille différente pour nos verres, un truc qu’on nous propose et qu’on prend. On trouve la porte qui mène à l’arrière du jardin qui est plus une terrasse en bois.

— Jackpot, je dis.

Pourquoi est-ce que la richesse est forcément associée à des trucs à bulles ? Miraculeusement, il n’y a personne pour nous faire chier. On se déshabille, on se met en soutif et en culotte, je remarque que Liv a une grosse cicatrice sur le ventre. Je ne sais pas pourquoi je m’étais dit qu’elle n’aurait pas de séquelles physiques, juste parce que le vieux con n’a pas bien visé. La chair est difforme, comme avalée et à moitié recrachée. C’est sûrement comme ça parce qu’il lui fallait des points de suture et qu’on n’est pas allées à l’hôpital. J’espère qu’elle ne nous en veut pas de ne pas avoir insisté. Dans les films, quand on a fait une connerie on ne va surtout pas à l’hôpital, si on ne veut pas se faire choper par la police. Mais dans notre cas, c’était de la légitime défense. Enfin, pour nous ça l’était, mais je ne suis pas sûre que la justice le voie comme ça. Si on était si sûres, on serait allées à l’hôpital et on aurait appelé la police. Si on ne l’a pas fait, c’est pour se protéger. Et puis, pour l’instant, personne n’a l’air d’avoir trouvé le cadavre, donc cette histoire est probablement derrière nous.

— Ne t’inquiète pas, dit Liv qui a dû intercepter mon regard sur son ventre. Personne ne viendra nous faire chier. Et au cas où, j’ai pris ça dans mon sac.

Elle sort un canif de son sac, le met dans son soutif. Elle allume les lumières du jacuzzi, se glisse dans les remous. Je lui pose la question qu’on ne se pose plus depuis un mois :

— Comment ça va ?

Liv me regarde dans les yeux. Je crois que c’est la première fois, normalement son regard se pose partout sauf sur nous. Liv ne regarde pas les gens. Elle n’a pas les yeux baissés non plus. Liv fixe un point sur le côté, comme si elle pouvait voir des choses qui nous étaient invisibles.

— Bof. Heureusement que Caïn et Marcelle sont là. J’ai l’impression de vivre dans une sitcom.

— Marcelle ?

— La tortue que la magicien nous a offert pour notre premier concert.

Une tortue pour un meurtre ?

— Ah oui. Celle qui a quatre tâches sur sa carapace, comme si on lui avait versé de la javel dessus.

— Déjà j’ai eu peur pendant deux semaines que mon trou dans le ventre s’infecte. Et puis maintenant, même au lycée, le moindre mec qui m’effleure j’ai envie de lui trancher la gorge. Je ne vais pas le faire évidemment, donc je vais dans les toilettes et je fais de ces crises d’angoisses. C’est comme si on m’aspirait toute mon oxygène avec une pompe à air. Depuis que tu es revenue au lycée, ça va un peu mieux mais quand tu n’étais pas là, c’était horrible. Je séchais, de tout façon, plutôt qu’avoir à supporter ça.

— Je suis désolée d’avoir été absente aussi longtemps.

Liv hausse les épaules.

— Je ne vais pas t’en vouloir. Il paraît que tu étais mal en point, genre paralysée. On gère ça chacune à notre manière et on ne décide pas laquelle.

— Non, ça c’est sûr, je n’ai pas décidé de me pisser dessus dans mon lit au moindre moment d’inattention.

On rigole, doucement. Liv mange un bâtonnet de carotte.

— Tu en as parlé à quelqu’un ? Liv demande.

— Non, personne.

Liv a l’air surprise.

— Même Killie ?

Même si elle ne le connaît pas aussi bien que Léna ou Laeticia, elle sait les mécaniques tumultueuses de ma relation avec Kill.

— Oui, je ne peux pas. Je crois que j’aurais l’impression de tout revivre. Et je n’ai pas envie de revoir tout les détails, au fur et à mesure que je lui raconte. Je n’arrive pas à me faire à l’idée qu’une personne est morte, à cause de nous.

— On a essayé de l’assommer et se casser, ça n’a pas marché.

— Non. Putain, pourquoi c’est tombé sur nous.

Liv hausse les épaules.

— Ça tombe sur toutes les meufs. A un moment ou à un autre. Nous, c’était juste plus intense que la plupart.

— On n’avait pas d’autre choix, je souffle.

— Exactement, et elle mange un autre bâtonnet de carotte.

Liv tourne un bouton et les remous deviennent plus puissants. Nos cuisses tremblotent. Elle rigole. Puis elle me regarde à nouveau dans les yeux, très sérieuse :

— On va s’en sortir. J’en ai rien à foutre, on va devenir un groupe super connu, les mecs et les meufs se jetteront sur nous, on aura un super deal avec une grosse maison de disques, on sera des vendues qui feront de la musique kiffante, totalement délirante, avec du gros son, des paroles cheloues et crades. Tant qu’à avoir les mains sales, je préfère les avoir sur des pochettes d’album, sur des liasses de billets, sur des centaines de paire de baguettes que je briserai les unes après les autres. Retournons-leur le cerveau à tout ces connards. Ok ?

Je glousse.

— Ok. Putain, personne peut nous stopper, je dis avec les sourcils exagérément froncés, comme un robot.

On glousse. Liv vient se mettre à côté de moi, je la prends dans mes bras, je sens sa cicatrice, elle ne sent pas mes larmes qui montent. On reste un moment comme ça.

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