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 Je regarde les corps qui se tendent avant de se jeter dans les airs, les bras en pointe la bouche entre-ouverte. L’eau se déchire pour les accueillir, le silence est suivi des clapotis, de l’énergie qui se déverse dans le chlore, mélangée à la bave et à la sueur. Liv a des lunettes de piscine trop enfoncées sur ses yeux, sa bouche n’est pas fermée, elle doit boire la tasse ça a l’air désagréable, elle fait le crawl avec des mouvements incongrus mais qui la font avancer à grande vitesse. Elle touche le bout de la piscine juste après les sportifs autoproclamés de la classe, qui la toisent d’un seul œil. Liv en a rien à foutre, elle ne leur adresse pas un regard, elle sort de l’eau les lunettes encore sur sa tête elle ressemble à un extraterrestre, elle me fait un geste de la main, elle prend sa serviette et vient s’asseoir à côté de moi, sur le banc des dispensés, donc le banc des flemmards et des angoissés principalement. A ma gauche, il y a un mec qui dort et à ma droite un mec qui prend de la ventoline toutes les dix minutes. Moi, j’ai dit que j’avais mes règles et que j’avais pas de tampon. La vérité, c’est que je ne sais nager que la brasse et je n’ai aucune envie de l’avouer. Et, on ne va pas se mentir, il fait super froid pour se foutre à poil à huit heures du matin, entre adolescents complexés et perturbés. Je me sens mieux sur ce banc que dans l’eau entre machine qui fait du surf depuis ses trois ans et machin qui te reluque comme si t’existais pas. Liv enlève enfin ses lunettes de piscine, ça lui fait des ronds énormes sur sa peau comme si on avait essayé de l’avaler avec un aspirateur. Elle me fait un sourire bancal.

— Je leur ai foutu la misère à ces blonds prétentieux.

— Fais gaffe, ils vont finir par vouloir t’éliminer.

— Tu crois qu’ils vont me bourrer de laxatifs pour que je me chie dessus dans l’eau jusqu’à ce que mes intestins sortent et que je meurs vidée de l’intérieur ?

— Trop crade. Plutôt, ils lâcheraient un requin dans ta ligne, qui ferait une ligne droite et t’avalerai d’un seul coup. Pas une goutte de sang, pas un cri, rien. Gloups, direct.

— Pas mal, j’avoue. Mais c’est pas très discret un requin. Et c’est super lourd à transporter. En plus, il finirait forcément par se retourner contre eux et tous les bouffer.

— C’est ça qui est chouette, je dis avec un sourire.

— Sinon, un croche-patte sous la douche. Comme ça, j’ai même pas le temps d’aller dans la piscine.

— Simple, efficace.

— Un cou brisé, c’est facile.

— Ça peut passer pour un accident, je concède. Ok, c’est toi qui gagne ce matin. Tu veux quoi ?

C’est un rituel avec Liv. On imagine des scénarios sordides pendant le cours de sport, puis celle qui gagne choisit un truc au distributeur automatique.

— Des chips, je pense. J’ai faim.

Le coup de sifflet nous sort de notre discussion. Liv roule des yeux mais remet ses lunettes de piscine et repart vers l’eau devant l’œil agacé du professeur qui me jette un sale regard. Je fais immédiatement semblant d’avoir mal au ventre, mais il n’a pas l’air convaincu du tout.

***

— Ça, ça c’est stylé !

Laeticia montre une anse de guitare en dégradés feu. Léna fait une grimace.

— Non, c’est trop voyant, c’est super kitsch.

Laeticia lève les yeux au ciel.

— Moi je trouve ça beau. En plus c’est pour ma guitare, pas la tienne.

Liv s’enfile un treizième bâtonnet de carotte. Je regarde Léna et Laeticia s’engueuler sur quelle couleur, quel motif choisir. Leurs aboiements respectifs sont leur manière de communiquer, elles sont dans la même classe et se font sans cesse mettre à la porte parce que l’une d’elles a crié trop fort sur l’autre. Je crois que la CPE en a marre de leurs scènes de ménage. Ah, Laeticia s’énerve, elle a arraché le magazine des mains de Léna, qui a gardé la poing fermé, donc la page s’est déchirée, Laeticia lui dit qu’elle est conne Léna répond que ce n’est pas elle qui a tiré le magazine, que tout est pourri dedans de toute façon.

— Tu crois qu’elles vont en avoir marre un jour ? demande Liv, me tirant de mon observation.

— Non, je ne pense pas, je dis avec un petit rire. Elles adorent l’attention que l’une porte à l’autre, toujours à chipoter sur des détails que seules elles deux remarquent.

Je mange un surimi.

— Bon, ok, celle-ci, finit par concéder Laeticia.

Elle montre une anse de guitare aux motifs intriqués les uns dans les autres, très illusion d’optique.

— J’aime bien, dit Léna et elle fait un cœur sur la page avec son fluo violet.

Quelques gouttes de pluie commencent à tomber. Liv protège ses carottes en refermant son tupperware. Je regarde l’heure sur mon téléphone : 13h52.

— Putain, c’est passé trop vite.

— Vous avez cours là ?

Liv et moi on acquiesce d’un même grognement.

— Encore trois, dit Liv.

— Trois quoi ?

— Trois carottes et je me lève. Putain, j’ai pas envie. Vous avez rien vous ?

— Non, répond Léna. On a un trou d’une heure, puis on enchaîne jusqu’à dix-huit heures.

— On rentre avant vous, alors. On se voit demain matin ?

Un sourire. Je les serre dans mes bras et les embrasse, Liv finit ses carottes, les embrasse à son tour et on se lève, on rentre à l’intérieur, déjà blasées par l’après-midi qui nous attend.

***

 J’entends des cris quand je tourne dans le chemin qui mène chez Killie. Un virage et je vois Bryan et Kill en train de se hurler dessus, à cinq centimètres l’un de l’autre, je pose mon vélo contre la façade de la maison, ils ne prêtent pas attention à moi, leurs cris couvrent tout les bruits aux alentours. Je m’approche pour comprendre ce qu’ils disent.

— Mais putain c’est pas de ma faute je te dis ! T’avais qu’à mieux t’occuper de tes affaires, pourquoi est-ce que j’y aurai touché ?

— Je sais que c’est toi, c’est tout, répond Bryan en postillonnant sur son frère. Tu fourres ton nez partout et après tu fais tout merder. Putain j’avais un plan, tout allait bien jusqu’à ce que tu ramènes ta sale gueule et que tu te mêles de ce qui te regarde pas.

Kill est rouge, la veine sur son front prête à éclater. Il n’essuie pas la bave sur son visage, je sens ses mains prêtes, les phalanges blanches, les ongles enfoncés dans la paume.

— C’est toi qui m’a demandé mon aide, arrête de faire genre. Tu reviens que pour nous faire chier, nous bousiller un peu plus, comme si on avait besoin de ça, de toi dans notre vie ! Tu crois quoi, que j’allais t’ignorer quand t’es rentré le nez explosé, l’œil à moitié sorti ? T’en foutais plein sur le canapé, tu gémissais comme une putain de chienne, tu te rappelles de ça, Bryan ? C’est moi qui t’ai traîné sous la douche, qui a nettoyé ton vieux sang de merde, qui t’ai foutu de la glace pour pas que tu ressembles à un monstre pendant trois semaines. Tu m’as proposé de t’aider, je t’ai dit oui, et depuis tout va de plus en plus mal dans ma vie. Je -

— Mais ferme ta gueule ! Depuis que t’es avec moi, tout va mal dans ta vie, mais putain on aura tout vu ! Arrête de chialer sur ton sort pendant deux minutes, je t’ai jamais forcé à rien, c’est pas ma faute si t’accepte tout ce que je te demande comme un soumis -

— Le truc sur le chantier la dernière fois, j’étais pas d’accord et tu m’as obligé à le faire.

— Mais on n’avait pas le choix, c’est ce que je me tue à te dire ! On y était déjà sur le lieu, si on ne le faisait pas, ça allait mal finir pour nous, c’est ça que tu ne comprends pas en fait, c’est pas ma faute si t’es trop con.

—N’empêche que depuis, c’est de pire en pire ! Tu ne sers à rien Bryan, t’utilise ta propre famille pour tes histoires foireuses ! Quoi, t’as plus d’amis, c’est ça ? Plus personne ne veut traîner avec toi, ben non, t’arrive pas à rester en dehors des emmerdes, t’arrive pas à résister à la plus merdique des tentations !

Bryan crache par terre, toujours aucun regard pour moi, je reste à trois mètres de distance, je sais ce que sera le prochain geste de l’un d’eux.

— Si tu ne me rends pas ce que tu m’as pris, on va y passer tout les deux, dit Bryan, d’une voix soudain calme, glaciale.

— Je te l’ai dit mille fois Bryan, je ne l’ai pas ton putain de truc !

Bryan colle le visage à celui de son frère, j’avais jamais réalisé qu’ils font exactement la même taille.

— Alors t’as intérêt à le chercher, tu ferai mieux de t’y mettre dès maintenant. Moi, je vais me barrer d’ici et tu seras tout seul quand ils viendront te casser les genoux. Même ta pauvre meuf elle sera pas là, tu seras seul avec tes dents sur ton putain de carrelage.

Et il part, il prend le chemin qui mène à la route. Killie s’assoit par terre, le cul dans la boue, la mâchoire tremblante. Sans un mot, sans une explication, je le serre dans mes bras, son ego a envie que je me casse, mais il n’y a que moi qui ferait ce geste quoi qu’il arrive et il en a conscience, donc je sens son corps tendu se relâcher, il regarde droit devant lui, les oreilles brûlantes, les poings encore serrés.

— Il est parti à pieds, je chuchote. Il va revenir, il ne partirait pas sans sa caisse.

Je peux entendre les dents de Kill grincer. La pluie n’aide pas, on doit avoir l’air pathétiques assis par terre sous la flotte, mais pour une fois, je me dis qu’il y a plus important. On reste cinq longues minutes sans bouger, de la buée s’échappe de ma bouche, les cheveux de Kill se collent à mon visage comme des algues invasives, lui ne tremble plus, il a les yeux grands ouverts, écarquillés. Je me relève, le relève, j’ai envie qu’il me raconte tout, qu’il tienne sa promesse de la fête, mais pas maintenant, on rentre à l’intérieur, on se met en sous-vêtements, nos habits mouillés sur le chauffage et on se met sous la couette sans un mot, mon visage contre son dos, mes mains contre son torse, on reste là et on ne bouge plus.

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