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— Les filles, j’ai une idée.

Liv a dit ça dans la pénombre orangée de sa cuisine. Il est dix-neuf heures passées, on mange des tartines de pâte à tartiner à la noisette, les oreilles encore bourdonnantes de notre répète de l’après-midi. Sa voix me sort d’une contemplation obsessionnelle de sa carafe d’eau : sur le haut, autour du bec verseur des nuages bleu gris, puis on descend et il y a une sorte de fête, avec des personnages qui dansent leurs yeux sont immenses, comme des poissons dessinés par un enfant de trois ans, ça déborde de partout, leurs pieds sont pointus, j’ai beau tourner la carafe les yeux me suivent se fondent les uns dans les autres, et il y a aussi un chien et un mouton j’ai l’impression de regarder un dessin médiéval, l’artiste n’a sûrement jamais dû voir d’animal dans sa vie, le chien ressemble à un mélange entre une poule et un crocodile et le mouton a l’air de s’être fait écraser par un tracteur. Je finis ma tartine en mâchant bruyamment. Laeticia baille.

— Vas-y dis-nous, fait Léna.

Liv fait un sourire qui lui enfonce ses joues dans ses yeux.

— On pourrait, non, on devrait faire quelque chose qui nous unit, un truc visuel, qui marque.

On hausse les sourcils.

— On devrait se faire un tatouage, dit Liv avec une voix stridente.

Léna et Laeticia ont directement une moue suspicieuse mais je suis d’emblée convaincue. On aurait la classe.

— Comment veux-tu qu’on se fasse tatouer ? objecte mollement Laeticia.

Liv se frotte les mains.

— Justement, j’ai eu cette idée parce que mon père s’est encore fait influencer par une vidéo sur son portable. Il a acheté une machine à tatouer toute pourrie sur Amazon, glousse Liv.

— Oh ok, je ne pensais pas que ça serait aussi facile.

— Moi je suis super chaude, je dis.

Liv pousse un petit cri, je regarde Léna avec un air de défi. Elle grimace et lève les yeux au ciel.

—Bon, ok, ok pourquoi pas. Mais je ne veux pas choper une sale maladie.

— On regardera un tuto sur youtube avant, t’inquiète.

Il ne reste plus que Laeticia. Mais Liv lui sourit, un sourire gigantesque où toutes ses dents immenses sont visibles. Laeticia grogne, mais un sourire commence à se former sur son visage.

— Putain, vous êtes tarées. Ok, c’est bon, on va se tatouer !

Un cri de joie de Liv et moi.

— On le fait maintenant, dit Liv.

C’est une affirmation. Elle a l’air sûre d’elle.

— Quoi ? Liv, on ne sait même pas comment faire.

— Ça ne doit pas être bien compliqué. T’enfonce l’aiguille dans la peau et tu fais des traits le plus droit possible.

— Et si ton père nous voit ?

— Putain, mais pourquoi vous avez la trouille comme ça ? C’est rien, vous êtes peureuses à ce point ? Mon père est au bar en bas de la rue avec Caïn et même si il nous voyait je doute qu’il en aurait quelque chose à foutre.

Je sais que Léna et Laeticia détestent être appelées “peureuses”. L’effet est immédiat, elles se redressent sur leur chaise, elles se touchent le visage, clignent plusieurs fois des yeux, le menton relevé, fier.

— D’accord, grince Laeticia. Vas-y mets un tuto.

Liv va chercher l’ordinateur de son père. Pendant trente minutes, on fixe l’écran, où se place l’encre par rapport à la machine, jusqu’où va l’aiguille dans la peau, les erreurs à éviter, comment ne pas se retrouver avec une grosse tâche sur le bras. Je dessine une tête de chien coyote qui porte une casquette où je marque T.L. T.L pour Temporary Losers, mais bon ça sera trop long en tatouage, donc on le raccourcit, c’est pas mal, ça devient un peu un secret. Léna se plaint à demi-mot que c’est trop gros comme dessin, mais je l’ignore. Il est décidé que, vu que je suis celle qui dessine le mieux, ça serait moi qui les tatouerait, je tracerai le dessin sur ma peau avec un feutre et Liv fera de son mieux pour suivre les contours. Laeticia sort fumer une clope pendant que je m’applique à copier le chien coyote sur le bras de Liv, sur le mollet de Léna et sur ma cuisse. Je dessine celui de Laeticia au-dessus de sa cheville. Liv se débat avec la machine pendant bien dix minutes, s’en fout plein les mains, ça gicle sur le papier journal qu’on a étalé par terre. Je prends la machine dans ma main, ça vibre bien plus que ce que je pensais, je me fais un point sur la cuisse, je sens déjà que ça va être plus compliqué que prévu. Liv se dévoue pour passer en première, j’enfonce l’aiguille dans sa peau, la première ligne est tremblotante mais je comprends à sa grimace de douleur jusqu’où enfoncer l’aiguille, bien tendre la peau, une ligne, tremper le bout dans le récipient où y a l’encre, recommencer, c’est un peu mieux à chaque trait, les courbes sont le plus difficile. Mes mains sont moites, je louche presque tellement je fixe la peau étirée de Liv, mais après trente minutes, je pose la machine mal assurée, me recule, Laeticia a bien dû aller fumer trois clopes pour assister à ce moment le moins possible, et je découvre le résultat dans son entièreté.

— C’est pas si moche, dit Liv.

— Ok, je m’attendais à pire. Genre, que t’allais finir dans une de ces émissions où tu montres ton horrible tatouage et ils doivent le recouvrir.

— Et souvent, le second tatouage n’est pas forcément mieux que le premier et en plus ils enlèvent tout le côté drôle du truc.

Je regarde le chien coyote à la casquette bancale sur le bras de Liv. Le T.L se voit bien, c’est visible, le chien coyote a l’air totalement camé je lui ai fait des yeux étranges, globuleux, mais ce n’est pas affreux. J’aime bien ce côté fait maison, j’ai l’impression que, quelque soit le résultat des tatouages, c’est intime, c’est la preuve physique de notre lien, unique, brûlant. D’une amitié volcanique. D’un secret terreux où l’on décide d’y planter ce que l’on veut, des plantes toxiques, invasives, qui tiennent les autres à distance. Liv essuie le sang sur son bras avec une feuille de sopalin et laisse sa place à Léna. Pendant deux heures, je louche sur des épidermes que je transperce d’une aiguille saccadée, le chien coyote a l’air de plus en plus malicieux et de moins en moins drogué. Ensuite, c’est mon tour, je suis la dernière, entre temps Liv a vu des vidéos youtube où ils s’entraînaient sur des oranges avant de tatouer, donc elle a saccagé toutes les oranges de chez elle. Je ne sais pas si c’est sensé me rassurer. Je m’assois sur une chaise en bois où la paille me rentre dans les fesses je pose ma cuisse contre Liv, je sens sa respiration chaude et je me focalise sur Laeticia qui nous raconte les derniers ragots de sa relation avec Sofiane. Elle ne sait plus où elle en est, si elle aime coucher avec lui seulement quand ils sont bourrés où si elle a envie de passer du temps avec lui. Laeticia se plaint qu’il n’est jamais disponible pour elle et ça me rappelle que j’ai aperçu Sofiane avec une fille au centre commercial de la ville d’à côté la semaine dernière. Il doit sûrement avoir un emploi du temps chargé. Laeticia n’est pas en reste, on sait toutes avec qui elle s’éclipse un cours de sport sur deux. Je grimace, l’aiguille vient de me faire particulièrement mal, je regarde en haut tout du long, je ne veux pas voir le résultat final avant que Liv repose l’aiguille. Alors mon attention revient sur Laeticia et Léna qui viennent d’avoir une idée vraiment débile, elles font une liste des pour et des contre de Sofiane. Mais aucune des deux n’en connaît assez sur Sofiane pour que ça soit efficace ou même divertissant. Quarante-cinq minutes plus tard, la pression sur ma cuisse s’arrête. Liv glapit de satisfaction, je prends une grande inspiration et je regarde ma cuisse.

— Putain, heureusement que les oranges sont passées avant moi.

Le chien coyote a les oreille plus pointues que le dessin initial, ses yeux immenses et tremblotants comme si il avait trop chaud ou qu’il allait fondre en larmes. Je trouve ça très approprié à qui je suis.

— Classe Liv, fait Léna. Franchement tu t’en ai pas trop mal tirée.

— Je ne me suis jamais autant concentrée de ma vie.

Je passe mon doigt sur les contours enflés où perlent des gouttes de sang sombre. On ne sera plus jamais que des souvenirs. Maintenant il y aussi un tatouage moche qui rappelle l’existence de Temporary Losers. forever

On range tout, on nettoie notre bordel, l’adrénaline est encore là. Le cul sur des chaises de jardin en plastique humide, on boit la fin d’une bouteille du père de Liv, en se partageant un joint. La pluie fait dresser des cheveux frisés sur notre tête, le chien minuscule contre Liv, la tortue Marcelle sur la table fait des allers-retours, je sens mon jean frotter contre ma nouvelle partie préférée de mon corps.

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