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 Mes chaussures s’enfoncent dans la terre meuble quand je saute du rebord de ma fenêtre. Je boutonne mon manteau jusqu’en haut, je mets ma capuche et je sors de chez moi.

— Salut, pas trop fatiguée ?

Killie m’embrasse, toujours sur son vélo. Je hausse les épaules.

— Un peu, mais ça fait longtemps qu’on a pas été tous ensemble.

Je m’assois sur le porte-bagage et je mets mes bras autour du sweat-shirt humide de Killie. Il pédale sur la route glissante, à la lumière jaune et crue des lampadaires, jusqu’au champ de maïs.

— Avril, Kill ! Par ici.

Jules agite ses bras, Léon et Sofiane sont déjà prêts à s’enfoncer de l’autre côté de la clôture, vers la forêt. Mes baskets se couvrent de boue qui pénètre dans mes chaussettes, au bout de cinq pas à peine. Je grimace, ma main dans celle de Kill. La grange apparaît, presque nacrée, enveloppée par la pleine lune. La mousse, poussée par le mauvais temps a grandi à l’intérieur, sur les murs, fluorescente, en expansion.

— Ça fait cinq mois depuis cet été, depuis la première fois où on est venus, dit Léon.

Il sort de sa besace la Reine des Neiges, sept flocons bleus turquoises. Ils sont luisants, comme si ils avaient un glaçage dessus.

— Oncle Ronnie n’aime pas le froid, souffle Léon.

— Cinq, cinq, cinq, dit Jules qui a déjà le nez contre le tableau. Ça va être très important ce qu’il va se passer cette nuit. Ça va être risqué, mais je suis sûr qu’on va y arriver.

—Qu’est-ce que tu marmonnes ? rigole Sofiane, en prenant une grosse poignée de chips au barbecue.

Je prends une gorgée de vodka. Je regarde Jules et Killie, ils sont de dos, les mains pleines de craie bleue et jaune, les crissements sur le tableau noir, chacun dessine dans son coin, essaie de trouver des explications à ce qu’ils préparent pour ce soir.

— Avril ? Tiens.

Léon me pose un flocon dans ma paume de main. Lui, il en prends toujours deux, par défi ou par gourmandise. Je l’avale, c’est tranchant, glacé. J’entends la voix de Jules qui nous donne des instructions.

— Alors cette nuit, je pense qu’on est prêts pour une première attaque. Si on reste ensemble, on a des chances.

Un ricanement. Est-ce que Jules se fait des illusions ? Peut-être. Mais je sens mon cœur s’accélérer quand je m’imagine m’approcher des écailles translucides, quelle sera les sensations au bout de mes doigts, du verre, de la porcelaine, de la chair visqueuse comme un mollusque, comme un éclat de météorite ? Je souris et je laisse ma tête retomber sur l’épaule de Kill qui est assis à côté de moi maintenant. Il avale son flocon avec une gorgée de whisky. Je l’observe, des ridules se forment autour de ses yeux quand Léon fait une blague pourrie, son rire résonne, son épaule tremble, il déglutit. Je croise le regard de Jules, quelques secondes où l’on se dit la même chose : “ cela fait du bien de le voir rigoler, être avec nous à nouveau”.

***

 J’attrape mon reflet dans un bout de verre brisé qui gît contre la grange. Sur mes cheveux gras, un serre-tête à oreilles de chat. Je bouge mes mains, une sensation désagréable, je porte des gants fuchsia. Une voix, comme un écho “pour te protéger”.

— Chut, il ne faut pas faire de bruit.

Des mèches noires devant mes yeux. Jules me jette un regard perçant.

— Ils sont courageux.

J’avale ma salive, j’ai la bouche super sèche, ça fait de la mousse.

— Qui ?

— Léon, Sofiane et Kill. Ils sont partis en éclaireurs.

Qu’est-ce que j’ai loupé encore ?

— Oh, je fais. Nous on fait quoi ?

— Tu voulais d’abord avoir l’air féroce. D’où le serre-tête.

— Ah. C’est plutôt moche sur moi.

— J’ai dit féroce, pas sexy. Tu n’es pas Catwoman.

— Non, elle elle est les deux à la fois. Enfin bon.

— Ils sont partis à droite.

Je prends sa main, il voit bien que j’ai des vertiges, je ne suis pas sûre de pouvoir me déplacer seule. Les herbes sont hautes, bien plus hautes qu’il y a cinq mois. Elles accrochent, comme si elles voulaient nous ralentir, nous prévenir du danger qui nous attend. On atteint la limite de la clairière.

— Jules, tu sais ce que l’on a vu, en haut du château d’eau ?

— Oui, presque il chuchote.

— Tu n’as pas peur ? On sait ce qu’il va arriver.

Jules s’arrête, il attache ses longs cheveux noirs en une queue de cheval basse. Un instant d’hésitation.

— Peut-être que pour les autres, ça sera différent. Si ils ne sont pas au courant de leur destin, il est encore incertain. Si on arrive après, alors ils auront eu le temps de bousculer ce qui a déjà été écrit.

— Je ne sais pas si ça marche comme ça.

— Il faut essayer, dit Jules d’une voix rauque.

Un coup d’œil.

— Je vais sûrement redoubler, continue Jules. Je suis trop bête pour le lycée. Si j’arrête maintenant, je sais que je vais rester dans ce bled toute ma vie. Mais je n’y arrive pas. Je veux juste prolonger ces nuits le plus possible, pour avoir de quoi rêver pendant qu’on me répète que je ferai mieux d’arrêter l’école et de bosser n’importe où.

— Merde. Je suis désolée Jules.

Un haussement d’épaules.

— Je sais que tu penses que Killie et toi vous avez un traitement de faveur de la part du département des emmerdes. Mais non, on a tous nos problèmes à gérer. Ils ne sont peut-être pas aussi sensationnels que les vôtres, mais ça affecte notre vie, notre famille, notre futur.

C’est vrai que c’est ce que je pense. Je baisse les yeux, coupable, ma main encore dans la sienne.

— Désolée. Je peux être égoïste parfois. Souvent.

Une pression de sa main sur la mienne.

— T’inquiète. Si l’adolescence était une période historique, ça serait le moyen-âge.

— Oh putain, je laisse échapper un petit rire. T’as raison, on est dans les moments les plus crades et irrationnels de notre existence. Un nombril pas lavé depuis trois ans.

— Minimum.

On rigole. Il me serre brièvement dans ses bras, m’embrasse sur le front.

— Allons nous amuser un peu, dit Jules.

Un cri.

— Ah, ça c’est Sofiane.

On marche en direction des éclats de voix. Killie, Léon et Sofiane sont de part et d’autre du serpent immortel. Ça me fait penser que je n’ai jamais vu sa tête. Pourtant, le but final est de voler le trésor qu’il a entre ses crochets. Des rubis, imbibés de venin. Sofiane est allongé par terre.

— Il s’est passé quoi ? je dis.

— Sofiane a voulu toucher les écailles. Le contact direct avec sa peau l’a électrocuté.

— Il s’est pris le jus ?

Un rire de Sofiane, depuis le sol boueux et les herbes coupantes.

— Un putain d’électrochoc ! Comme si c’était une anguille. Wouh !

Et il fait sembler de convulser, comme un poisson hors de l’eau. Son visage se retrouve maculé de terre.

— Bon, c’est quoi votre plan d’action ?

—Déjà, tout le monde enfile ces gants en latex. Ensuite, il faut trouver la tête.

— On ne l’a jamais vue, je souffle.

— On suit le corps du serpent jusqu’à tomber dessus.

— Il ne va pas nous attaquer directement ?

Haussement d’épaules.

— Il faut essayer.

Sofiane se relève d’un bond.

—Ok, c’est parti !

Ma main glisse de celle de Jules à celle de Kill. Je vois trois fléchettes dépasser de son autre main, la tension dans son dos. J’ai l’impression qu’on est en train de faire une connerie, que c’est trop tôt trop précipité. Quinze minutes passent, dans un silence entrecoupé par nos respirations qui s’échappent en nuages de buée. Puis :

— C’est pas possible.

— Pourquoi on est revenus au point de départ ?

— Vous êtes sûrs ?

— Putain, y a quoi qui tourne pas rond ?

Je m’assois par terre, les herbes suffocantes tout autour de moi. Je refais le trajet dans ma tête. La clairière encerclée par le serpent immortel. Qui reste immobile, visible seulement les nuits de pleine lune. En cercle, sans début, sans fin.

— Je ne comprends pas, murmure Jules.

Il a l’air désemparé.

—Pourtant, il est bien là, je l’ai touché et je l’ai bien senti, dit Sofiane.

Léon s’assoit à côté de moi. Est-ce qu’il faut les emmener au château d’eau, leur dire que Jules et moi en savent plus qu’eux depuis le début ? Mais la fresque indiquait une bataille, et surtout, une défaite pour nous ? Alors, où est ce trésor, la fin d’une quête mirobolante, l’impression d’avoir gagné au loto, d’avoir gagné notre ticket pour se casser d’ici ? La mâchoire serrée de Jules, les problèmes qui s’empilent, se croisent, on grandit dans cette ville mais on n’a pas envie d’y devenir des adultes. Pourtant, les options se flétrissent, se tordent, s’évaporent pour chacun d’entre nous. Une ultime confrontation, même meurtrière, aurait été mieux que cette désillusion fade.

— Il doit bien être quelque part, dit Sofiane. Il se fout de notre gueule.

— Jules ? dit Killie.

Jules s’accroupit, près, trop près du corps rutilant du serpent immortel. Je fais un mouvement, un couinement sur le sol, je regarde, une paire de gants en latex fuchsia.

—Jules, attend !

Jules se laisse tomber, les bras prêts à embrasser, sur les écailles luisantes. Il retombe mollement sur la chair translucide. Des étincelles dans la nuit blanche, le corps de Jules convulse mais il nous est impossible de le séparer du serpent, Sofiane essaie mais se fait électrocuter, il recule, étourdi, Jules a les yeux à demi-ouverts, ses orbites roulent de la bave s’échappe de sa bouche, tout le monde bouge et reste paralysé les cris ne sortent pas le silence est poisseux je ne suis sûrement plus assise dans l’herbe Léon me retient Jules je suis là tu m’entends ? Jules, s’il te plaît recule, non Kill lâche-moi putain pourquoi personne ne fait rien vous voyez pas il va crever si on ne fait rien, je griffe le bras de Kill de Léon dans une brèche je me précipite, j’attrape Jules par la taille je sens la douleur me traverser de l’électricité qui transperce mes os mais mes bras sont autour de Jules je l’arrache à ce qu’il a voulu affronter on tombe dans le côté tranchant de la clairière, je ne vois plus rien je n’entends plus rien je sens seulement le cœur de Jules qui résonne à travers le mien.

***

— Avril ? Oh, Avril !

Ma tête balance d’un côté, de l’autre.

PAF

droite

PAF

gauche

PAF

putain on est en train de me foutre des gifles. Je veux protester mais je ne suis pas suffisamment là.

gauche droite

— Avril !

De l’air. Depuis combien de temps il m’avait manqué ?

— Kill arrête ! Tu vas faire empirer le truc, putain tu veux la tuer ou quoi.

ma tête retombe à gauche

— Elle respire, tu vois c’est bon.

Je suis redressée, contre du bois moisi. J’ouvre un œil après l’autre.

flou jaune des formes grises des ombres vertes violettes

Je cligne plusieurs fois des yeux l’ultrason dans mes oreilles diminue le flou des paroles indistinctes parviennent à mes oreilles je cligne encore des yeux une fois deux trois fois

— Avril ?

Killie est penché au-dessus de moi, je le vois maintenant quatre fois cinq fois.

— Hey, je fais je sens que j’ai un sourire plein de bave, ça me coule sur le menton. Tu es là.

Ça tangue quand il me décolle de la moisissure pour me serrer dans ses bras, il sent la sueur et la culpabilité. Kill chuchote :

— Tu m’as fait tellement peur.

Je lui réponds mais je crois que ma voix ne sort pas de ma tête : “Ne t’inquiète pas, les pires personnes sont increvables”.

Je pense qu’il aurait levé les yeux au ciel. Kill n’a jamais aimé les gens qui s’apitoient sur eux-mêmes.

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