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 Je crois que j’ai mal en bas de mon ventre. Il fait noir. Ma sœur dort. La lumière de mon téléphone m’aveugle.

Vous avez zéro nouveaux messages.

Mes doigts bougent sur l’écran, laissent des traces grasses. Une poule aux yeux énormes picore du grain, je dois trouver un moyen pour qu’elle s’échappe, le bon outil pour faire un trou dans le grillage, empiler des seaux pour qu’elle puisse voler de l’autre côté, pour ne pas qu’elle finisse comme dans Chicken Run. Au bout de trente minutes et du niveau sept je me désintéresse de ma famille de poulets, je vérifie : pas de nouvelles notifications, mes mains tremblent je loupe le niveau mon portable m’échappe des mains et me tombe sur le visage, le choc et le bruit provoquent un grognement de la part de ma sœur.

Un bruit de rideaux qui s’ouvrent. Quelqu’un parle mais je n’enlève pas la couette sur mon visage. J’ai mal en bas de mon ventre. Un bruit de vaisselle. Je tâtonne, trouve mon portable, aucune notification qui m’intéresse, je mets une vidéo où une milliardaire montre sa villa vide et insipide, avec une piscine où son portrait en mosaïque ondule sous l’eau parfaitement chlorée. La vidéo se termine et une autre commence immédiatement. Un couple d’hommes, comédiens dans des sitcoms des années 90, montrent leur loft New-yorkais, des murs en briques où sont accrochées des œuvres d’art qui valent une fortune mais qui ressemblent à des farces de Gifi. Un bruit de vaisselle. Ma sœur n’est plus là. Cette maison a un couloir secret du boudoir à la machine à laver. Ce manoir a huit salles de bains mais deux personnes y habitent. Pourquoi tout est aussi grand, avec des sols qui brillent plus que le miroir de mon armoire, partout c’est du marbre, c’est blanc, c’est épuré, c’est d’époque, minimaliste ou maximaliste avec une armée de décorateurs d’intérieurs, la façade est si ancienne mais la cuisine n’a jamais plus de cinq mois, d’ailleurs le four a encore la notice dedans, ça se voit au milieu de la vidéo, tout ces citrons, et les chaussons pour faire croire qu’on est comme tout le monde, attention on voit les traces de ta dernière soirée sur ta cheminée qui est constamment allumée, est-ce que tu as employé quelqu’un spécialement pour ça, il faut avoir quoi sur son CV pour faire ce genre de job, des gens dans les commentaires se plaignent parce qu’eux ils auraient jamais choisi une maison qui ressemble à un vaisseau spatial même si elle a une vue sur tout Los Angeles, les gens trouvent ça moche, vulgaire, je vois même des you know which type of girl has this kind of house… C’est démodé de s’attaquer seulement au physique des célébrités, maintenant on juge leur villa et on décode toute leur personnalité grâce aux couvre-lits et à leurs poignées de portes. Il faut que ce soit luxe mais humble. Hypocrite, quoi.

J’ai super mal en bas de mon ventre. Je crois que je ne peux plus bouger mes jambes ou mes bras. C’est comme si ils avaient été allongés, comme du chewing-gum trop mâché, ma bouche ne se ferme pas tout à fait, la bave coule lentement sur mon oreiller c’est humide en permanence. J’ai froid mais j’ai la flemme de ramasser l’édredon qui s’est cassé la gueule pendant la vidéo où on visitait un conteneur transformé en villa pseudo-écologique. Quelqu’un parle, une forme floue au-dessus de moi, je ne lève pas les yeux, ma famille de poulets est au niveau trente-trois, un soupir, un pas sur le côté et je me retrouve aveuglée par la lampe de chevet. Je mets le drap sur mon visage.

Je sens des fourmis dans mes extrémités. L’édredon est à nouveau sur moi. Vous avez zéro nouveaux messages. Niveau cinquante-cinq. J’ai mal.

Je suis réveillée, pleine de sueur acide, par des gémissements. La douleur me broie les mâchoires. Les gémissements se sont arrêtés. Je regarde ma sœur qui dort.

Je suis par terre, je n’arrive pas à me relever. Dans une tentative d’effort, un son rauque sort de ma gorge. La douleur dans mon bas-ventre me donne le vertige.

Je suis sur les toilettes, ma sœur me tient par les épaules pour ne pas que je tombe. J’ai mal. Je pisse, je pleure, goutte après goutte.

***

— T’as une seule gueule, dit Liv derrière sa batterie.

— Non, moi je trouve que tu as l’air plutôt fraîche, objecte Léna.

— Ça ne te vas pas de mentir, dit Laeticia, un coup d’œil vers moi. T’as une seule gueule.

Je joue quelques notes sur ma basse.

— Comment tu peux être autant en dépression quand ton mec se barre que quand on a dû buter l’autre taré, dit Liv en ouvrant une barre chocolatée.

Un sifflement de Laeticia qui l’intime de ne pas dire ça à voix haute.

— Je suis en dépression tout le temps, je dis mollement. Une ligne bien droite, bien solide.

Léna essaie un nouvel enchaînement d’accords, les note. Puis, elle lève les yeux vers moi.

— Je pensais que t’allais te barrer avec lui, elle souffle.

Je fronce les sourcils. Je comprends mais en même temps ça me blesse qu’elle puisse penser ça.

— Non. Je ne pouvais pas vous abandonner.

Je baisse mon jean et lui montre le tatouage sur ma cuisse. Temporary Losers. forever

— Je pense que les chances pour que tu partes avec Kill étaient de cinquante-cinquante. Tu dis toujours que tu ne peux pas vivre sans lui, Léna ajoute avec un rire moqueur.

— Ouais c’est ça, fous-toi de ma gueule. N’empêche que je suis restée, maintenant vous êtes coincées avec moi pour toujours.

Et, le froc sur mes chevilles, je bondis sur Léna et sa guitare électrique. Ça fait un boucan guttural et strident, une douleur sourde quand je me prends le manche dans le bide mais je lui lèche quand-même le visage, elle hurle, de dégoût et de rire, elle me lèche l’intérieur des narines dans un geste mal contrôlé. Le chien minuscule aboie. Il a fait pipi dans la piscine en plastique pour bébé qu’on lui a mis dans un coin. On tient un tableau de paris, où chacune a prédit quand est-ce que la piscine sera assez remplie de pisse pour arriver jusqu’au trait rose fait par Liv. On n’avait pas prévu que, petit à petit, le chien allait être en permanence plein de pisse. Je me demande si Marcelle la tortue serait capable de nager dans la piscine de pipi.

Laeticia fait un solo de guitare. A ma grimace, elle me jette un regard interrogateur.

— Trop aigu, je dis.

Elle grogne. Je remonte mon pantalon.

— On devrait enregistrer une démo, dit Liv. Les chansons qu’on a fait ces dernières semaines sont carrées, faudrait qu’on ait un truc propre enregistré.

On acquiesce vigoureusement.

— Ok, nouvelle mission : trouver quelqu’un pour enregistrer. Si possible, gratuitement.

— Y a pas de “si possible”. Gratuitement, c’est obligé. On n’a pas une thune.

— On en aurait si on avait vendu la jaguar, répond Laeticia.

— Quoi ? les yeux de Léna lui sortent presque de la tête. On n’allait pas garder cette voiture. On aurait été cramées en trois jours et t’imagines le karma qu’on aurait eu si on avait revendu la preuve qu’il y a un cadavre pas loin et que c’est notre faute.

Laeticia soupire, hausse les épaules.

— C’est trop tard pour le karma, elle souffle.

Puis :

— Faut que j’y aille, ma mère veut me présenter son cinquième mec depuis le début de l’année.

— C’est lequel ? demande Liv. Celui qui ressemble à une statue d’un musée de cire ou le Indiana Jones de série B ?

— Le deuxième, et Laeticia fait un long soupir. C’est horrible, y a une vidéo de lui sur Facebook où il essaie d’attraper un bébé dauphin avec son lasso. Ma mère m’a dit qu’elle est tombée amoureuse de lui quand elle a vu “cet exploit”.

On remonte. Le père de Liv et Caïn sont en train d’ouvrir tout les tiroirs de la cuisine, y a des fourchettes et des couteaux partout sur le sol.

— Il se passe quoi ? dit Liv.

— Caïn a perdu le tire-bouchon, couine le père de Liv. Alors que je viens tout juste de retrouver ce bijou.

Il montre une bouteille de vin poussiéreuse.

— Je te dis que ce n’est pas moi, proteste Caïn en passant ses mains dans ses boucles dorées.

Laeticia nous embrasse et part. Le père de Liv continue à ouvrir les placards, à fouiller entre les paquets de pâtes et les boîtes de conserves. Je vois Caïn se figer un bref instant, puis passer ses mains sur son peignoir en satin framboise, enfouir sa main gauche dans sa poche et en ressortir le fameux tire-bouchon. Il ne sait pas que je l’observe alors il pose le tire-bouchon derrière le grille-pain.

— Là ! dit Caïn en se raclant la gorge. C’est toi qui a ouvert la dernière bouteille, t’as dû le poser là par erreur.

Le père de Liv devient tout rouge et se confond en excuses. J’étouffe un petit rire.

— Je suis soulagé, qu’est-ce que j’ai eu peur, dit le père de Liv.

Et il embrasse sa fille sur le front. Liv lui tapote le dos et nous fait un signe de la tête. On embrasse Caïn et le père de Liv, très concentrés à ne pas faire tomber le bouchon à moitié moisi dans la bouteille.

Liv et moi allumons une cigarette. Il pleut. Léna essuie la selle de son vélo.

— Tu fais quoi demain ? je demande à Liv.

— On est le troisième dimanche du mois, elle dit. On regarde le catch en mangeant des tacos. C’est le grand moment de culture. Je crois que demain c’est une édition spéciale avec que des catcheurs nains.

— Cool, je fais.

— On va à la plage nous. Je te tire hors de ton lit si tu y es encore quand j’arrive, me menace Léna.

Je finis ma cigarette, la met dans un pot de fleurs vides mal décoré, j’embrasse Liv et suis Léna sous la pluie et les lampadaires éteints malgré la nuit.

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