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 Je regarde Liv, la tête posée sur mon manteau. L’herbe gorgée d’eau est nette, immense, Liv au second plan est floue, des motifs qui ne vont pas ensemble. Comment peut-elle être encore en robe sans collants par ce temps ? Ses ongles courts couleur prune, elle rabat ses cheveux courts derrière ses oreilles percées sans bijoux, à travers les trous je vois le goudron. Elle se plaint car Caïn écoute de la musique trop fort, mais ce qui la dérange c’est son père qui hurle les mauvaises paroles par-dessus, il monte sur le canapé se fout en caleçon et il se frappe la poitrine en hurlant un mélange de mots incompréhensibles. Des fois, il attrape Marcelle et elle tourbillonne dans ses bras, la tortue terrifiée contre la chair poilue et rebondie. Liv dit qu’elle doit les engueuler pour qu’ils se taisent, il est trois heures du mat et il faut qu’elle aille au lycée le lendemain. Elle prend la tortue et la met dans son lit, sous la couette, avec elle. Elle aime le contact froid et rugueux de la carapace contre sa peau endormie.

— Avril, dit Liv, tu sais pourquoi Laeticia m’a appelé ?

Je regarde mon portable, trois appels manqués.

— Elle a dû avoir un trou, je dis en haussant les épaules. Nous chercher et pas nous trouver.

Liv s’allonge à côté de moi, ses jambes nues dans la terre. Elle ouvre un cahier, fixe son écriture ronde et sinueuse, grimace, laisse tomber le cahier sur son visage en grognant. Elle déchire la page.

— Ennui, ennui, ennui.

Elle rigole, me jette la feuille sur ma poitrine. Je la ramasse, en fait un avion en papier bancal. Liv sort ses fluos, son stylo Bic quatre couleurs, on dessine des yeux qui louchent, des dents longues et une langue rose fluo, le bec pointu, les ailes à carreaux, à rayures, avec des fleurs sur le derrière. Les phrases sont transformées en vagues qui s’entremêlent.

***

 Il est dix-huit heures. Liv et moi, on rejoint Léna et Laeticia à l’arrêt de bus.

— T’es toute seule ? je demande à Léna quand on arrive au point de rendez-vous.

— Oui, Laeticia n’est pas venue en cours aujourd’hui. Elle n’a pas essayé de vous appeler ?

— Si, répond Liv en allumant une cigarette. Trois fois chacune.

Léna fronce les sourcils.

— Ouais moi aussi elle m’a appelé ce matin, puis cette après-midi. Elle ne voit pas mes messages et ça tombe directement sur le répondeur. Bizarre non ?

Je hausse les épaules.

— Elle est peut-être malade et elle s’emmerdait. Je suis sûre qu’elle doit dormir ou zoner devant la télé, y a pas de quoi s’inquiéter.

Le bus arrive.

— On va chez moi ? dit Liv.

On acquiesce, je regarde mon portable, zéro nouveaux messages.

Caïn est devant le portail, vêtu d’une chemise verte iridescente et d’un pantalon à franges.

— Salut les filles, il dit, Laeticia n’est pas avec vous ?

— Non, elle est malade.

— Ça vous dit d’aller à la plage ? Le chien veut aller se promener et ton père m’a demandé d’aller lui acheter deux trois trucs.

Je crois voir le père de Liv discuter avec deux hommes devant sa porte d’entrée mais Caïn me passe devant, fait un geste pour nous dire d’avancer.

— Allez, je vous offre un panini.

Le minuscule chien aboie.
— Tu veux manger quoi ce soir ? demande Caïn, il se tourne vers nous, Vous mangez ici ?

— Non.

— Non.

— Je ne sais pas, des pâtes à la sauce tomate. Avec des carottes râpées en entrée ?

Un grognement de Caïn.

— Ton père et toi, vous mangez toujours la même chose. Bon, va pour des pâtes à la sauce tomate. Il faut aussi racheter du ricard, du pain de mie et des œufs.

— Ça va ? je demande à Caïn. T’as l’air stressé.

— Comment ça ? et il passe sa main dans ses boucles dorées, un sourire parfaitement blanc, éclatant.

— Tu fais le truc que tu fais quand t’es stressé : tu passes ta langue sur tes dents, tu changes ta bague de doigt en doigt, des trucs comme ça. Surtout que là, tu le fais en boucle.

— J’aime pas sortir de la maison.

— Alors pourquoi tu ne nous as juste pas envoyées acheter tout ces trucs à ta place ?

— Tu me soûles avec tes questions Avril.

Et il met ses lunettes de soleil.

— Ouais, c’est ça, il pleut tu sais.

Liv et Léna pouffent de rire.

La sandwicherie du bord de plage a deux tables de pique-nique, une devanture taguée et est ouverte toute l’année. Je donne un bout de mon panini au minuscule chien.

— Vous avez beaucoup de chance de vous avoir les unes les autres, dit Caïn la bouche pleine.

— Ouais, heureusement que j’ai vu en première l’affiche comme quoi vous recherchiez une batteuse, fait Liv.

Je souris.

— Je pense que tu es la seule a avoir été intéressée par cette affiche Liv.

— La vie est plus drôle maintenant qu’on est toutes les quatre.

Je ne sais pas si le mot “drôle” est adapté.

— C’est intense ça c’est sûr, dit Léna. Comme un café super serré qui te crispe les fesses.

— Je suis contente qu’on te fasse cet effet, rigole Liv.

Puis :

— Faut vraiment qu’on enregistre.

Liv se tourne vers Caïn.

— Tu ne connaîtrais pas quelqu’un toi, par hasard ?

—Je connais beaucoup de monde, il dit.

Alors qu’est-ce qu’il fout dans ce bled pourri ?

— Dans ce cas là, aide-nous, grogne Léna. T’es pas sensé être notre manager ?

Caïn finit son panini.

— Je vais essayer de vous trouver ça.

Je trouve sa voix étrange, trop aiguë, presque elle tremble.

Liv me donne un coup de coude : dans le ciel, un immense cerf-volant papillon. Dans le ciel gris, lourd, bas, les ailes violettes roses jaunes aux surpiqûres oranges, s’agitent, se gonflent. On voit les fils disparaître derrière les dunes puis plus rien, des loopings dans les bourrasques de vent froides, l’insecte géant en tissu semble bien vivant.

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