Chambre 7

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Les nuits sont poreuses comme de la cendre.

Dans la journée, nous nous bardons de certitudes et d’arrogances feintes, de la parade sociale du jour, des tâches professionnelles qui nous permettent et nous donnent l’occasion de tendre nos visages et nos corps dans des rictus et des postures que nous n’aurions certes pas envisagés autrement. Les corps se raidissent, et tentent, autant qu’il est possible, tout le jour durant, jusqu’à parfois trembler et être pris de spasmes, de se comporter comme s’ils manifestaient la dimension sociale de l’être. D’ailleurs, ils s’enferment, les uns comme les autres - tous. Eux et elles s’étranglent de cravates et de chemisiers trop étroits pour permettre les gestes qui ne se déploieront plus ; les pieds des femmes se cambrent dans des postures d’oiseaux de combat dressées sur leurs ergots, les hommes étouffent sous des vestes qu’ils ne tombent pas, et qui les tiennent seulement carrés, comme des joueurs de football américains, prêts aux chocs professionnels pour récupérer le ballon, n’importe lequel, quel qu’il soit. L’important est de récupérer le ballon social dans des chocs les plus violents possibles.

Et puis la nuit, poreuse et sans défense.

La jeune femme de la chambre 7 ne laissait rien paraître de ce qu’elle était pendant le jour, non plus qu'elle ne laissait paraître de ce qu’elle était pendant la nuit. Elle observait scrupuleusement des rites de passage, au soir, quand le combat de la journée était enfin fini, après avoir une dernière fois supporté les rires et les haussements de ton, d’épaule, de jabot de ses collègues autour des tables de restaurant aux nappes blanches et indifférentes. Elle n’en laissait rien paraître, mais entrait dans la nuit comme dans un vieux pyjama sans forme, elle prenait une douche infinie comme une pluie, qu’elle prolongeait jusqu’au moment hallucinatoire, quand l’eau a si longtemps caressé la nuque qu’elle entraîne dans des rêveries qui n’ont plus rien à voir avec le monde. Elle se rassurait avec ces rêveries qu’elle n’avouait à personne.

La nuit laisse à une solitude intime.

Elle dormait seule, cette nuit encore. Elle était seule, cette nuit comme toutes les autres nuits qu’elle passait à l’hôtel, dans des chambres qu’elle oubliait aussi vite qu’elle les investissait de ses affaires et de sa présence quand elle arrivait. Elle était écrasée du poids de la journée, et se retrouvait, la nuit, soudain, avec comme seul rite de passage dans un autre monde, la pluie tiède de la douche. Alors enfin elle se retrouvait dans la situation de l’enfant qui va se coucher, et savoure dans son lit la possibilité de la solitude. Elle en était là de ses pensées, elle en était là de la tiédeur de son lit, de la possibilité de l’oubli, son corps peu à peu s’incrustait dans la place, se détendait, ses jambes se défroissaient des postures du jour, son dos oubliait les tensions. Elle faisait ce qu’elle pouvait pour les oublier mais il lui fallait bien reconnaître qu’il en restait toujours une, coincée au creux de sa gorge, un peu plus bas, un petit nœud d’inquiétude bien serré, pas trop cependant, qui l’étouffait sans relâche depuis des mois, dès qu’elle s’éloignait de chez elle, dès qu’elle se rapprochait de chez elle, quelle que soit sa situation géographique dans le monde, une fine cordelette d’angoisse la retenait et la ramenait chez elle.

Elle se sentait cravatée d’angoisse même au cœur de la nuit.

Quand la sonnerie du téléphone retentit vers 1 heure 30 du matin, elle comprit tout de suite. Elle n’eut aucunement besoin de décrocher. Évidemment, il avait choisi, pour le lui dire, de ne pas l’appeler sur son portable mais de faire sonner le combiné de sa chambre d’hôtel. Il voulait sans doute, dans une dernière élégance à son égard, s’assurer qu’il lui évitait une humiliation (les larmes aux yeux et tout ce qui s’en suit de phénomènes incontrôlables et pitoyables, reniflements et sanglots, et ces joues en feu qui ne se calment pas, qui ne reprennent une couleur normale et insipide qu’après des heures tenaces), et dans un dernier accès de colère, s’assurer qu’elle était bien dans sa chambre, et peut-être la déranger alors qu’elle n’était pas seule. Elle n’avait pas envie de répondre. Elle savait. Elle n’avait aucune envie de l’entendre lui dire qu’ils se disputaient depuis des mois, qu’il ne supportait plus ses absences, qu’il partait parce qu’il était incapable de lui faire confiance. Elle ne voulait plus de sa jalousie qui les rongeait tous les deux, elle n’en voulait plus, elle voulait seulement retrouver le calme des nuits d’autrefois.

Le téléphone continuait de sonner. Il s’obstinait. Elle aussi. Pour une fois, elle ne cèderait pas. Elle le laissa sonner dans la nuit. Elle savait que, sans doute, ses voisins de chambre l’entendaient, elle savait que sans doute, les clients de l’hôtel les maudissaient entre deux vagues de sommeil, sans les connaître, et qu’elle se glisserait le lendemain matin au petit déjeuner avec un très vague sentiment de culpabilité. Mais non, elle ne répondrait pas, elle ne l’entendrait pas lui faire encore une scène de jalousie puis déclarer qu’il la quittait. Elle ne l’entendrait pas parce qu’elle le savait déjà et qu’elle était arrivée à ce point de chagrin qui est de l’indifférence. Elle restait sous les couvertures, sans bouger, attendant seulement que les sonneries cessent. Il les prolongea dans la nuit, et plus il les prolongeait, plus elle devinait sa colère, et plus elle était sûre qu’il serait parti le lendemain soir, quand elle rentrerait.

Elle laissa le téléphone sonner. Puis, de la table de chevet, survint la clarté blafarde de l’écran de son portable dont elle avait coupé la sonnerie. Il ne l’atteindrait pas. Cette fois elle se pelotonnerait dans la nuit entre deux journées, et ne démordrait pas de ce droit. Elle ne regarda pas le SMS qu’il venait de lui envoyer. Elle se mit en position fœtale et oublia tout le reste dans le sommeil.

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