Chambre 14

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Sans doute ils s’entrecroisaient les uns et les autres, et se rencontraient dans l’ascenseur. La femme de la chambre 14 rentrait dîner sur son lit, et croisait le couple de la chambre 2 qui sortait dîner dehors. Ils savaient qu’ils dormiraient sous le même toit, et mettaient donc un peu de chaleur à se saluer, à se sourire dans les escaliers, même si leurs vies ne convergeaient que sur un point de l’espace et du temps très précis et très isolé. Le lendemain matin, au petit déjeuner, mais c’était très peu probable que de se revoir dans la même conjonction. Sans doute, que cette situation demeurait complètement isolée dans le temps et dans l’espace. Dans le hall éclairé de l’hôtel, la fraîcheur de l’automne entrait déjà par la porte laissée ouverte ; ce fait rendait la scène sans importance, et donc éminemment jouable sur le ton de la plus grande affabilité qui soit. Gratuite et sans conséquence.

Ils s’entrecroisaient et les fils ne se tissaient pas, rien ne se tissait et la matière se traversait, se laissait traverser, au moment même où elle se composait, elle se décomposait ; et la texture ne se tenait pas, et le tissu se défaisait au fur et à mesure qu’il se tissait, il se défaisait, se délitait. Elle s’effilochait et les fils tout à la fois s’entremêlaient des regards disparaissaient de la surface du monde au moment même où ils se matérialisaient. Ils pouvaient se croiser, échanger des regards, lançaient quelques paroles en l’air, un bonsoir, une plaisanterie, une remarque sur le temps qu’il fait, ou qu’il ne fait pas ; ils pouvaient tendre la main et porter la valise de cette femme qu’ils ne connaissaient pas, qu’ils ne connaîtraient jamais, ils pouvaient sourire, ou ne pas se parler, s’effacer, passer, cela n’avait aucune importance.

Le réel est parfois presque délité. Les regards glissent les uns sur les autres. Elle se regarde rapidement, d’un coup d’œil, sans doute vérifie-t-elle, au coin des yeux, les marques de son sourire, le trait de crayon noir qui souligne la bordure de ses cils ; et dans quelques heures, il n’en restera rien, elle aura tout effacé d’un coton attentif et doux, et quand ils rentreront, aux alentours d’une heure trente du matin, elle aura souri un peu plus, un peu trop, peut-être son sourire aura-t-il été un peu trop appuyé, peut-être aura-t-elle un peu forcé, dans le rire, dans les aigus, dans les sonorités, les éclats de voix. Mais l’espace, les résonances, les sonorités du restaurant auront couvert tout cela, ce ne sera presque rien, quelques traits un peu forcés du réel, qui partiront dans la trame délitée du réel, et ce ne sera presque rien.

Structure étrange des instants et des moments, de leur prolongement délité dans le temps, défait presque à l’instant. Elle souligne d’un trait de crayon le contour de ses yeux, elle appuie son regard mais ne regardera presque pas cet homme qui la regarde pourtant, qui attend en retour d’intéresser son regard, qui cherche l’ajustement des regards, des pupilles ; et tout file, pourtant, tout file sans qu’il soit possible de le retenir. La structure file, du réel, file dans les minuscules rides qui se dessinent, minuscules certes, aux coins de ses paupières, le trait de crayon file dans les interstices de la peau fine et plissée, si légèrement. Peut-être simplement a-t-elle pris l’habitude de trop forcer ses sourires, de trop appuyer ses rires, et maintenant le trait file, se défait et encore une fois le réel file et se délite.

Il aurait pu en être autrement, mais les arborescences se dessinent sans qu’on le veuille, sans même qu’on le sache, et le trait de crayon file dans les traces de son sourire. Et quand ils rentrent, elle regrette ce contre quoi elle ne pouvait rien, elle efface ce qu’elle n’a pas dessiné, et estompe sur le miroir la présence de la journée avant de sombrer dans le sommeil.

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