Chambre...

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On ne l’a pas encore vue, on ne l’a pas encore croisée. Elle est là sans y être, on ne sait pas à quelle heure elle est rentrée, elle a peut-être échangé un sourire avec le portier, mais il est possible aussi qu’elle n’ait rien dit, on n’en sait rien. On ne sait pas quelles sont ses pensées, vers où elles vont. Elle porte des vêtements qui, sans être intemporels, ne suivent pas non plus la mode de très près. Et ses pas sur le sol, quand elle remonte la rue en direction de l’hôtel, assurément ses pas sur le sol ne font aucun bruit. Je n’ai rien entendu, je ne saurais même pas dire si elle a souri, ou si son visage était fermé, les deux sont possibles, et je n’en sais rien, je ne la connais pas.

Personne ne l’a croisée. Quelqu’un l’a vue qui lui a donné la clef de sa chambre. Il s’est bien passé un moment où les choses se sont passées ainsi ; il doit bien y avoir quelqu’un, quelqu’une qui l’a vue, qui l’a aperçue, il ne peut pas en être autrement. Mais elle glisse sur la page comme elle s’efface sur le monde, c’est un peu agaçant ; c’est tellement parfait, elle n’accroche rien, elle ne retient pas, ses talons ne claque pas et le parfum est si léger qu’on ne le remarque pas, on ne la remarque pas. C’est sans importance, elle ne voulait pas ; elle a une conscience très aigüe, très aiguisée, elle a une conscience fine et affûtée. Ô combien, de ce que nous ne faisons tous, les uns comme les autres, nous ne faisons tous que passer. Alors elle passe elle glisse elle s’efface, et personne ne retient exactement la couleur de ses yeux ou la forme de ses épaules.

Elle s’est glissée dans sa chambre, elle n’a qu’une hâte, rentrer chez elle, n’importe où, où qu’elle soit, elle n’a qu’une hâte, se retrouver ; revenir dans son monde, retrouver la page, se retrouver, se reprendre, reprendre la lecture, reprendre le mouvement, le mouvement des yeux, celui qui apaise, non pas n’importe quel mouvement, mais le mouvement des yeux, celui qui apaise, d’un bout à l’autre de la ligne, d’un bout à l’autre de la page ; le mouvement des yeux, du regard, celui qui apaise. Voilà. C’est ça qu’elle cherche. Revenir dans les phrases, revenir dans le langage, au cœur palpitant du monde, là où il y a du sens, là où il est possible de le chercher ; revenir là, au plus près du battement du monde, revenir, se poser, comme un oiseau, avec la fragilité, la fragilité même de l’oiseau, son incertitude, et la possibilité toujours, constante, la possibilité de l’envol. Tous les équilibres, tous ceux qu’on trouve, tous ceux qu’on cherche, tous les équilibres sont fragiles et vacillants, et incertains et ne durent pas ; elle en tient compte, elle le sait, alors elle ne se retient à rien, ça ne sert à rien, ce n’est pas, sans doute, une bonne manière de procéder et elle préfère, elle le sait, procéder de la bonne manière.

Il n’y a de constance que l’inconstance, c’est ainsi on n’y peut rien ; elle le sait, tout vacille, tout s’effondre, elle le sait, on n’y peut rien ; elle n’en fait même pas reproche, elle ne pense pas même à en faire reproche, il n’est pas nécessaire d’en parler, c’est presque une faute de goût, une lourdeur. Je ne vous dis pas que je pourrais la supporter très longtemps, elle passe, elle se retire, elle s’en retourne, de là d’où elle vient, dans les phrases elle s’en retourne, elle ne parle pas, elle ne cherche rien, sinon une position de repli, rien d’autre qu’une position de repli, dans les phrases. Je ne pense pas que je la supporterais bien longtemps, mais elle se froisse, comme sa robe à fleurs, je suppose que tout de même, au terme de la journée, sa robe à fleurs était un peu froissée et sa mine aussi, un peu chiffonnée, n’importe ? Elle se replie, elle se retrouve dans les phrases, elle lit, elle dévore ; elle est rentrée, pendant que les dîneurs errent ou courent sous la pluie, elle est entrée, elle s’est posée dans les phrases. Elle pourrait être n’importe où, ça m’énerve, c’est facile, comme ça c’est facile, la vie est légère : elle est rentrée, elle lit, allongée sur son lit ! Les heures, le décompte, tout cela ne compte guère, tout cela n’importe pas, elle n’y prête pas attention, elle n’en tient pas compte. Elle glisse sur le monde, le monde glisse sur elle, elle est là sans être là, elle pourrait être n’importe où ailleurs. Ce serait presque la même chose, le même monde, le même moment, ici et maintenant, ce serait presque inchangé si elle n’était pas là. J’aurais pu à la limite, ne pas parler d’elle.

Disons qu’elle est là par un étrange souci d’exhaustivité du monde. Disons par un étrange souci d’exhaustivité que je ne me connaissais pas, qu’elle est là.

C’est étrange une telle épure dans la vie, et un tel goût pour l’impératif en moral... En vous voyant, on ne peut que remarquer qu’on ne vous remarque pas ; vous avez le regard tourné vers l’intérieur, toujours. Moi je trouve cela très beau quand je vous croise, très rarement, au détour d’une fontaine...

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