Chambre 24bis, personne ne dort.

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Il y a, dans l’aménagement de cet espace, on ne sait pas pourquoi, on ne sait pas quelle en est la raison, des numérotations étranges et des rapprochements imprévisibles. Ils ont dû se faire au fil du temps et le temps n’a pas cessé. On a l’habitude d’une projection des étages dans les numérotations des chambres : le premier étage aligne les chambres dont le numéro commence par 1, et ainsi de suite. On se repère à ces invariants insignifiants. On se tient à eux comme à une rampe d’escalier. Rambarde de notre incertitude dans le monde. Ici, il n’y a que quelques étages, on ne sait pas exactement combien. Et les repères sont plus incertains.

L’espace est si complexe que les escaliers parfois ne débouchent sur rien et qu’on ne sait pas exactement comment accéder à l’endroit recherché de ce monde. On peut imaginer bien sûr que celles qu’on appelle les femmes de chambre connaissent toutes les subtilités de cet espace, mais à cette heure il faut trouver seul l’endroit de nuit alloué.

Il y a tant de choses qu’on ne comprend pas, qu’on ne peut pas saisir.

La chambre 24bis jouxte la chambre 5 et la chambre 24.

Les filles, des amies, s’y sont retrouvées sans l’avoir décidé, et leur proximité est si lointaine qu’elles reprennent la conversation là où elle a été interrompue. La soirée est passée, elles se sont retrouvées là, dans la chambre de l’une, sans l’avoir décidé, dans le déploiement simplement naturel des gestes et des conversations et des liens qui unissent les êtres. Il n’est plus d’heure. Après avoir passé toutes les étapes de la journée, elles ont un peu outrepassé l’épuisement et se retrouvent au creux de la confiance que donne l’amitié. L’éloignement du jour est la condition de cette grâce. Elles ne savent plus quelle heure il est ni où elles sont exactement. La ville est un décor qui se déploie au loin mais dont elles sont revenues vers le lieu où elles ne changent pas et se retrouvent.

— Tu crois qu’on a vieilli ?

— Qui ça ? Toi et moi ?

— Oui … On commence à vieillir non ?

— Pourquoi tu te poses ces questions ? Elles ne servent à rien … Elles te tirent dans l’angoisse. Qu’est-ce que ça peut faire ? De toute façon c’était pas terrible avant, qu’est-ce que ça peut faire ?

— J’ai toujours fait comme ça. Je ne sais pas faire autrement. Les années passent. Je ne sais pas faire autrement qu’en regretter ce que je n’ai pas aimé quand ça s’est produit. Mais tout me paraît pire, tout me paraît une accentuation du pire, du sombre, un déversement de nuit dans le monde.

— C’est injuste, tu ne devrais pas parler comme ça. Je déteste que tu fasses ça, tu ne veux pas arrêter ? Je trouve que c’est de l’ingratitude.

— Tu vois des raisons, toi ? Arrête … Quelles raisons j’ai de ne pas être ingrate ?

— Mais oui. Je vois des raisons. On en trouve toujours, dans une journée. On trouve toujours une raison d’aimer le jour, de ne pas le haïr, de ne pas le repousser. On trouve toujours. C’est un exercice de conversion de soi. Tiens, rien de moins qu’un exercice de conversion de soi. Tu as des cigarettes ?

— Oui, bouge pas, attends. Toi, aujourd’hui, quelles raisons as-tu eues de ne pas détester ce jour ? Tiens, mon briquet. Tu te souviens, en quelle classe on avait reçu cette interdiction de dire "le jour d’aujourd’hui" qu’on n’aurait jamais eu l’idée de dire si elle ne l’avait pas dit ? On n’arrêtait plus de le dire, "le jour d’aujourd’hui de ce jour de maintenant" … Tu te souviens ?

— Oui, c’était en CM2, avec Madame Duc. Tu te souviens aussi de cet "assujettir" dont personne ne savait ce que ça voulait dire …

— Même pas Marie-Noëlle !

— Pour une fois ! Pour une fois qu’elle était comme nous ! Holala … Bon c’est sûr que depuis le CM2 on a dû changer ! Toi et moi... Mais oui, je vois des raisons, même si elles sont minuscules, même si c’est pas grand-chose. On tient comme ça, on se retient de tomber, c’est pas grand-chose. Mais arrête, tu ne peux pas nier … on se retient de tomber, et on ne tombe pas, finalement, tu vois bien, on arrive au soir, on a passé le jour, on s’en est plutôt bien sorties …

— Nier quoi ?

— Que ça vaut la peine. T’as un cendrier ?

— Alors, vas-y, allez-y, tous les deux, toi et ton optimisme indécrottable, quelles raisons tu as ? Et de cendrier, non, c’est non-fumeur, tu sais bien. Tu n’as qu’à les mettre dans le verre, là.

— Merci … Mais j’en sais rien ! J’en sais rien ! C’est comme ça, c’est un mouvement, je n’y peux rien. Toi, tu résistes tout le temps, tu résistes à tout, et moi, c’est le contraire. Je me laisse porter, j’aime le jour, la suite des jours, j’aime les anamorphoses de la suite des jours …

Il s’en suit un étrange silence, venu des lointains. La partition amicale est jouée encore une fois. Elles n’y changent rien. La note est tenue depuis le début. Au fur et à mesure de la conversation, elles se sont installées sur le lit, en travers de l’espace. Elles barrent l’espace et le temps de leur amitié. Et se tiennent ainsi à leurs voix entremêlées sur le fond sonore du silence.

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