Chambre 24bis, toujours

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La nuit est désarmante autant que l’amitié. Il vient un moment de l’éloignement qui lui-même est suffisamment à distance de toutes bordures du jour ; alors il déleste du poids de la veille autant que du poids du lendemain. Assurément elles l’avaient atteint et l’avaient reconnu, identifié comme tel. La nuit est désarmante autant que les souvenirs. Elle efface l’inessentiel duquel nous jouons tout le jour durant, avec lequel nous jonglons tout le jour durant avec des gestes d’assurance feinte. Toute feinte est inutile dans le creux nocturne des jours, et les esquives n’ont plus cours.

Leurs corps défaits des contraintes sociales avaient dessiné sur le couvre-lit des froissements et les creux de leurs attentes et de leurs postures et de leur délassement. L’une d’elle, zébrant le lit de sa longueur, avait les jambes dans le vide, puis finalement avait posé ses pieds sur la table de nuit, en écartant un peu, de la pointe du pied, la lampe de chevet. Et autour de cette zébrure immobile et en équilibre, la seconde avait trouvé une place qui lui permettait d’entourer de ses bras un oreiller gonflé et rebondi contre lequel, parfois, elle appuyait sa joue quand le sommeil la gagnait un peu trop.

— Tu comprends quelque chose, toi ?

— Moi ? Tu plaisantes ? C’est é la nave va, je ne sais même pas comment j’arrive du matin au soir. Je ne sais pas pourquoi je tiens la route, la direction, pourtant il n’y a pas d’étoiles. Mais enfin bon, chaque jour, le soir arrive, la comédie se termine. Je prends une douche, un bouquin, une tasse de thé, et parfois j’ai un quart d’heure tout entier qui n’est pas de comédie.

— Tu vois, moi, j’aime les randonnées et plus encore quand elles se terminent, quand on rentre chez soi, qu’on peut sortir ses orteils tout écrasés des chaussettes, des chaussures, qu’on prend une douche et qu’il reste sur les joues, le nez la morsure du soleil. Et les souvenirs de la brûlure de la montagne, de la poussière du chemin. Alors on enlève ces énormes chaussures et les pieds retrouvent le contact direct du sol frais de la salle de bains. Et on ne comprend pas comment il peut exister dans le monde des impressions aussi discordantes, des souvenirs aussi lointains que celui du sommet. Mais j’aime surtout ce moment-là, de la discordance. Soudain c’est discordant. Et lointain. Et plus fort que le réel environnant. Et alors, oui, je ne sais pas pourquoi, je me sens dans le monde, les impressions de moi et du monde, et l’eau de la douche qui ruisselle, et les yeux fatigués de la lumière, et les paupières plissées... Je sais que ce moment sera heureux, je sais que je serai heureuse après le détour par la montagne !

— Des boucles. On fait des boucles. Ça rebique, ça ne tient pas, et c’est comme ça que ça marche, que ça fonctionne, qu’on est heureuse, que le monde est léger. C’est comme les fêtes, tu ne trouves pas ? J’aime que presque tout le monde soit parti. Qu’il ne reste que les fidèles. Que les coiffures soient un peu défaites, et sans doute le maquillage a un peu filé, et sans doute les visages sont un peu marqués, par la fatigue et les rires, et les années qui passent aussi. Et voilà, ça n’a aucune importance, ça n’a plus aucune importance. Il ne reste plus que le souvenir de la fête, et le désordre qui s’en suit. Alors on enlève ses escarpins, on perd la cambrure du pied, enfin la jambe retrouve la marche lisse sur la surface du monde, on s’installe sur le canapé, on se replie sur soi, et on termine la soirée en vidant la dernière bouteille avec ceux qui sont restés. Et alors on se dit ce à quoi toute la soirée n’a été qu’un prologue. On se dit des choses étonnantes alors.

— Oui, toutes ces choses qui se terminent et deviennent alors ce qu’elles sont : un prologue. Toutes ces choses qui ne sont que des prologues possibles d’autres choses. Et toute cette improvisation. Je ne me suis jamais sentie aussi heureuse que dans l’improvisé.

— Les fêtes improvisées …

— Les voyages … Les moments de bonheur. Il n’y a que l’improvisation qui rende heureux et il n’y a que le bonheur qui s’improvise. On ne peut rien en préparer. On n’y peut rien. Tu penses à tous les efforts qu’on fait, toutes les vrilles de tension et d’efforts qu’on s’impose, et soudain, on ne sait pas pourquoi, on est heureuse, on coïncide avec le moment, la lumière, l’instant, le jour, le temps, le lieu. On ne sait pas pourquoi, on n’en sait rien. Moi, je n’ai jamais su pourquoi, mais soudain le monde était d’une grâce dont j’oublie à chaque fois qu’elle est possible.

— Tu chantes toujours comme alto ?

— Non.

La nuit est désarmée, autant que l’amitié.

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