Chapitre 9 (deuxième partie)

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Avril 1766

C'est un beau matin d'avril que ce jour-ci et Kyrian m'a réservé de belles surprises. Aujourd'hui, je fête mon cinquantième printemps et, à cette occasion, toute la famille est rassemblée. Si nous avions eu l'occasion de revoir notre petite Lowenna chaque année, soit en nous rendant à Dunvegan, soit par leurs visites à Neil et elle-même, nous n'avions pas revu Tobias et Eilidh depuis leur installation à Fort William, même si les lettres que nous échangions étaient régulières, au moins autant qu'avec mon frère François.

En ce jour, François n'est pas avec moi, bien entendu, le voyage aurait été trop long et compliqué pour lui, mais je le sais avec nous tous par la pensée. Néanmoins, je crains maintenant de ne jamais revoir mon frère. Je ne veux cependant pas m'appesantir à ces sombres pensées et plutôt profiter de la présence autour de moi de tous mes enfants et petits-enfants. Oui, ils sont tous là, Leathan qui promet de devenir aussi grand que son père, Alexandre qui ressemble tant à Kayane, Isobel qui est aussi charmante que sa maman avec les mêmes beaux yeux gris et je devine qu'elle peut faire plier son père comme Lowenna faisait plier Kyrian. Le petit Dungan est un garçon déjà costaud, qui me rappelle un peu Roy, par sa stature, sauf qu'il ressemble beaucoup à Tobias et possède les mêmes yeux verts aux reflets parfois bleutés. Lowenna et Neil sont venus eux aussi, avec leurs deux filles, Neilina et Malvina. J'espère que Lowenna donnera un garçon à Neil, je sais combien cela est important...

Quant à Deirdre, du haut de ses dix-huit ans, elle fait tourner les têtes, mais ne semble pas encore prête à s'engager. Parfois, elle me fait penser à moi-même, attendant le grand amour et l'aventure... Et quand ces pensées me viennent, je regarde alors Kyrian et je me dis que cette attente que j'avais a été plus que comblée et que, malgré les épreuves, je n'aurais pas voulu d'une autre vie. Oh que je me serais ennuyée à vivre auprès d'un homme comme Jean de Richemont ! Oh que je me serais ennuyée au milieu des ors d'un beau château. Oh que je me serais ennuyée à contempler les rives à peine changeantes d'un de ses petits ruisseaux se perdant dans les eaux de la Loire... Non, vraiment, je n'ai aucun regret d'avoir suivi Kyrian jusqu'ici, et de devoir, encore, chaque jour, me battre à ses côtés pour faire vivre toute notre famille. Et je sais que Clarisse n'éprouve elle aussi aucun regret à m'avoir suivie...

La fête fut belle et joyeuse. Sir Fleming et Lord Slater ainsi que leurs épouses et enfants nous firent l'honneur de leur présence. Je vis bien qu'un des garçons du juge cherchait à s'approcher de Deirdre, mais celle-ci ne lui prêtait qu'un intérêt poli. Pourtant, c'était un garçon intelligent qui avait même décidé d'apprendre le gaëlique pour, m'avait-il confié un jour que nous étions invités à dîner par ses parents, mieux comprendre les gens d'ici. Quand il m'arrivait de le croiser, il me demandait toujours s'il pouvait me parler dans cette langue et je pouvais constater chez lui bien des progrès. Il n'avait pas, en outre, cette attitude dédaigneuse ou condescendante vis-à-vis de nous ou des nôtres. Il était également féru de littérature et m'avait avoué avoir trouvé plus de plaisir à lire certains poètes écossais que des auteurs anglais. Il aimait le souffle épique qui se dégageait de leurs œuvres. Si Deirdre daignait un jour s'intéresser à lui, bien qu'il soit anglais, je ne verrais pas d'inconvénients à ce qu'ils se fréquentent. Mais comment Kyrian prendrait-il les choses ? Penserait-il que sa fille le trahit ? Peut-être est-ce pour cette raison que Deirdre ne répond pas aux avances de Maverick.

- C'était une question bien délicate, fit remarquer Maureen.

- Oui, dit Mummy. C'était comme pactiser avec l'ennemi, dans leur esprit... Mais peut-être que Kyrian se montrera relativement ouvert.

- Nous le découvrirons sans doute dans les prochaines pages... Héloïse aura peut-être une bonne influence sur lui, surtout que ce jeune homme semblait avoir une attitude vraiment respectueuse.

- Tout à fait. Et le fait de vouloir apprendre le gaëlique en est la preuve : il voulait se mettre à la hauteur des gens qu'il côtoyait quotidiennement, les comprendre. Cette attitude était vraiment encourageante. Mais je crois qu'il reste aussi et surtout à convaincre Deirdre... fit remarquer justement Mummy.

- Hum, hum, opina Maureen.

- Allons, poursuivons ! Je suis curieuse de savoir quel destin est réservé à leur dernière fille... dit Mummy en replaçant ses lunettes sur son nez et en reprenant sa lecture. Ah, Héloïse a encore suspendu son journal pendant un bon moment... puisqu'elle reprend seulement en décembre 1766.

Maureen ne dit rien, mais nota soigneusement la nouvelle date.

Décembre 1766

Pour rompre l'ennui des longues soirées d'hiver, nous nous rendons de temps à autres à Inverie, en réponse aux invitations de Sir Fleming ou de Lord Slater. Je n'éprouve guère de passion pour les conversations des épouses de ces messieurs, retrouvant chez elles bien des attitudes et des travers de la noblesse française que j'avais eu l'occasion de fréquenter durant mon enfance. Il y a tout un monde entre ces gens et ce que je suis devenue... Même si l'on m'appelle quotidiennement "My Lady", je me sens bien éloignée de ce qu'est une "grande dame". Lady Fleming est une femme ronde, ronde de visage, ronde de physionomie, portant des robes plantureuses et fort chères. C'est sa seule passion : les toilettes. Et je comprends qu'elle doive regretter l'Angleterre, les fêtes de la noblesse et la vie de château, dans notre petit village perdu d'Inverie. Lady Slater est tout son contraire, physiquement parlant : grande et longiligne, sèche et austère. Parfois, elle m'évoque ma propre mère quand elle fronce des sourcils.

Habituellement, nous menons des conversations polies d'un intérêt limité, au sujet des enfants et du jardin de Lady Slater. Mais, ce jour-là, nos conversations prennent un tour bien sérieux. Maverick est venu deux jours plus tôt demander la main de Deirdre à Kyrian et il en a été si surpris qu'il n'a pas su quoi répondre. Lorsque nous en avons parlé tous deux ensuite, j'ai bien compris qu'il ne s'attendait pas à une telle demande. Mais la principale difficulté n'est finalement pas de convaincre Kyrian, ni même Deirdre qui a compris qu'il était un bon parti, mais les parents du jeune homme... Bien que notre famille soit noble, nous ne sommes à leurs yeux que des Ecossais, et qui plus est, des Highlanders... Vingt ans après Culloden et la défaite, certaines idées restent bien ancrées dans les esprits. Mais après tout, dans les nôtres aussi...

Février 1767

Nous venons de célébrer les fiançailles de Deirdre et de Maverick, après bien des discussions entre parents, des rappels de notre ascendance. Il me fut amusant de constater que ce furent finalement mes propres lettres de noblesse, bien que françaises, qui parvinrent à décider John Slater à accepter ce mariage. Sa femme ne fut en rien convaincue et marque encore en ce jour son opposition au mariage. Mais John Slater possède assez d'autorité sur elle pour qu'elle se soit inclinée... J'ose espérer qu'elle ne mènera pas la vie trop dure à ma petite Deirdre quand celle-ci ira vivre dans la maison du juge, mais je lui sais suffisamment de caractère pour faire entendre ses arguments et s'y faire sa place.

- Hé bien, cela ne semble pas avoir été facile ! soupira Maureen.

- Je m'attendais en effet à plus de difficultés de la part de Kyrian... mais sans doute que Deirdre possède le moyen d'influencer son père... s'amusa Mummy.

- Comme toutes les petites filles, sourit Maureen en songeant à ce qu'Erin obtenait parfois de Mickaël alors qu'il n'aurait cédé en rien aux garçons.

Et Mummy la regarda par-dessus ses lunettes d'un air entendu.

Dans les pages suivantes, Héloïse raconta la noce qui eut lieu au mois de mai suivant et qui fut à nouveau l'occasion de réunir toute la famille, y compris Tobias et Lowenna qui vinrent eux aussi respectivement de Fort William et de Dunvegan. Puis, étrangement et pour une raison qui allait demeurer inconnue à Mummy et Maureen, Héloïse cessa d'écrire durant une longue période, ne mentionnant brièvement que le décès de Manfred en 1770.

Néanmoins, elles n'étaient pas encore arrivées au bout de leurs surprises, car, pour la dernière page de son journal, Héloïse leur révéla encore quelques pensées bien émouvantes. Elle n'avait pas écrit durant plusieurs années, au point que l'on aurait pu croire qu'elle était décédée ou qu'un autre malheur ne les avait frappés, ne lui donnant plus l'envie d'écrire.

Mars 1772

L'hiver a été si long. Je suis lasse et la douleur ne me quitte pas. Marie fait ce qu'elle peut pour me soulager. Ce matin, j'ai relu mes cahiers. J'ai vu une grande partie de ma vie défiler, bien des souvenirs revenir à mon esprit. Je suis assise près de la fenêtre, un grand feu brûle dans la cheminée, mais le froid est toujours en moi. Je n'arrive pas à me réchauffer, malgré le grand châle jeté sur mes épaules et le plaid qui couvre mes genoux. Je regarde le loch, ses eaux bleutées. La vue est toujours aussi belle. Le printemps s'avance timidement, mais je peux déjà le deviner au jaune éclatant des ajoncs et au mauve soutenu de la bruyère. Un rayon de soleil vient caresser doucement les contours de la presqu'île, illuminant un instant le ciel bien nuageux. Comme toujours, la lumière nous parvient. Comme toujours, le printemps nous revient. J'ai été heureuse, ici, et le serai encore. Kyrian, mes enfants, mes petits-enfants, et tous ces visages si chers, mais aujourd'hui disparus, seront toujours avec moi. Mon père, ma mère. Ma chère grand-mère qui n'aurait jamais imaginé que sa petite-fille se serait retrouvée à vivre si loin des rives ligériennes. Alex, Madame Lawry, Elisabeth, Craig, Caleb. Hugues. François.

Et j'aurai toujours devant les yeux le paysage magnifique qui m'avait tant fait rêver lorsque Kyrian me l'avait décrit pour la première fois, au point que je ne voulais que vivre ici, qu'être enchantée par ce pays.

Il y a ce que j'ai écrit, et tout le reste de ma vie. Tout ce que ce journal ne renferme pas, mais que je laisse, ici, au vent, au soleil et à la pluie.

A Inverie.

Par acquis de conscience, Mummy tourna les quelques pages qui restaient encore, mais elles étaient demeurées vierges. Ces mots, qui sonnaient comme un testament, étaient les derniers écrits par Héloïse et elle ne put s'empêcher de laisser des larmes monter à ses yeux. Elle regarda Maureen et vit la même émotion dans son regard. Incapables de prononcer le moindre mot, elles restèrent un petit moment, ainsi, avant que Mummy ne prenne sa tasse de thé pour boire une gorgée, et que Maureen ne se lève pour regarder les portraits d'Héloïse et Kyrian.

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