Samedi Matin (première partie)

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Le matin se levait paresseusement sur la maison des Newton.

Comme un coq apathique, le réveil sonna huit heures dans la chambre des jumelles. La main de Justine se dressa, sans le cerveau de Justine, et de son index éteint fit taire le réveil – qui n'était pas un coq mais une radio diffusant les joies soporifiques d'une station régionale. Le cerveau de Justine soubresauta vaguement quelque part entre huit heures et huit heures trente. Celui de Sylvie ne soubresauta pas ; sous les eaux du sommeil il mangeait des glaces solides comme un iceberg.

Dans la chambre de Victor aucun réveil ne sonna. Les rêves du garçon au pyjama spiderman tissaient dans les cités inconscientes des toiles impénétrables, sous lesquelles se débattaient, en désordre arachnéen, un bouffon vert, un crocodile à blouse blanche, un docteur à bras de pieuvre métalliques et divers collègues mutants de l'enfant. Englués aux frontières de la bataille, les rayons du soleil assaillaient le corps endormi sans conviction ni succès, comme une pâte molle écrasée, contre l'espace indifférent, par le bouclier protecteur de Captain America.

Les parents des trois enfants dormaient ensemble au rythme d'un corps unique, ses deux bouches élaborant en leur milieu une décoction matinale de mauvaise haleine tandis que la chassie collait ses quatre yeux tel un vieux rêve excrémentiel. Il fallut que la lumière extérieure évoquât les neuf heures pour que Philippe s'individualisât enfin. Le père de famille soupira, soupesa son soupir et le paya d'une compassion coupable à l'égard de sa femme, puis redevint l'organe mâle de leur vide partagé. Il était neuf heures et deux minutes.

C'était le samedi matin dans la maison des Newton, où même le soleil, ayant triomphé des volets, à présent dormait debout. Tout au long des pièces indifférentes, des photons de poussière dérivaient au gré des meubles rêvassants. Le monde entier semblait emmitouflé dans une épaisse couette démissionnaire, enfoncé dans l'oreiller sans forme d'un néant débordant. Du moins, c'est ce que tentait de formuler en « wif » et en « waf » l'esprit inventif du chien.

Il était dans son panier, il ne dormait pas. Bientôt il lui faudrait aller lécher Victor, saluer les petits lutins de bave qui flânaient sans doute déjà sur le menton du garçon-araignée – tout en « wouf » espiègle et fier, le chien qualifierait ces lutins de victoriens, et leur trouverait un goût d'élégance britannique. Le garçon rirait, caresserait de ses deux mains énergiques la grosse tête touffue de l'animal, et celui-ci en profiterait pour laver de violents coups de langues la fée des rires mise au monde. À cette idée le chien se retourna dans son panier. Il redoutait parfois d'avoir un peu trop d'imagination.

Victor aussi souffrait d'un trop-plein d'imagination ; le chien le savait car il abritait souvent sur ses papilles les vestiges des batailles dont rêvait l'enfant ; c'était du moins ce dont il s'informait lui-même, en se léchant les babines pour désosser les micro-cadavres de super vilains ou pour exprimer une envie de céréales, lorsque le garçon lui racontait ses nuits la bouche pleine de petit déjeuner. À cette pensée le chien se leva, car son cerveau sentait la bouche pleine de petit déjeuner. Il était encore trop tôt pour réveiller Victor : l'enfant devait beaucoup rêver pour beaucoup raconter et manger mi-vite mi-à côté de la table, par terre, bim, un homme à la mer, ou quatre, chien à la rescousse !

Alors le chien marcha dans la maison en cherchant à penser à autre chose...

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